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L’histoire scientifique est apparue, tant à l’Université de Montréal qu’à l’Université Laval, à la fin des années 1940. On connaissait déjà, depuis quelques décennies, comment s’est effectuée cette gestation à l’Université de Montréal. Il était temps que quelqu’un effectue un travail similaire pour l’Université Laval et mette en relief le parcours de ses trois principaux représentants : Marcel Trudel, Fernand Ouellet et Jean Hamelin. À n’en pas douter, ce livre constitue un apport intellectuel important. Pour la première fois, le cheminement de ces trois historiens est présenté de manière approfondie. L’auteur commence par rappeler que la naissance de l’historiographie universitaire – tant à Laval qu’à Montréal – se structure « autour de la tentative d’expliciter les causes de l’infériorité économique, sociale et politique des Canadiens français » (p. 10). Une même question aboutit à deux interprétations principales, lesquelles se partagent le champ des réponses possibles : il y aurait « les tenants d’une interprétation “néonationaliste” et ceux d’une interprétation néolibérale de l’histoire québécoise » (p. 11).

L’auteur présente d’abord Marcel Trudel, dans l’enthousiasme de ses premières années, nouer des relations avec ses collègues de Montréal pour bâtir – avec eux – une histoire scientifique qui permettra de démystifier l’histoire providentielle antérieure. À cette époque, « Trudel partage aussi avec Michel Brunet un mépris pour le parti pris fédéraliste des jeunes sociologues de la Faculté des sciences sociales de Laval et pour leur scepticisme à l’égard du nationalisme canadien-français » (p. 101). Puis, curieusement, toute la démarche subséquente de Trudel reposera sur un rejet non équivoque du nationalisme canadien-français. Pour Dorais, « ce rapport critique au nationalisme […] peut s’expliquer par son désir de conclure des alliances stratégiques avec le monde universitaire anglo-canadien », pour qui le nationalisme canadien-français équivaut à un « ethnocentrisme revanchard » (p. 132).

Au milieu des années 1960, il quitte l’Université Laval pour l’Université d’Ottawa, mais sa façon de travailler demeure la même. Il continue de « ramener le passé à l’exploitation du document » (p. 109), alors que « l’une des critiques les plus récurrentes » adressées à Trudel « est son déficit interprétatif » (p. 169). Se pourrait-il que Trudel n’ait fait qu’échanger un nationalisme pour un autre ? Lucien Febvre a déjà écrit : « On peut n’éprouver aucun sentiment patriotique, on ne peut pas ne pas appartenir à une nation. On peut la répudier. Elle peut vous rejeter. Dans les deux cas, on n’a d’issue qu’en s’incorporant à une autre nation[1] ». Finalement, Trudel ne s’avance pas sur les causes de l’infériorité économique, sociale et politique des Canadiens français.

Fernand Ouellet, pour sa part, est beaucoup plus explicite à ce sujet. Pour ce dernier, « la persistance des structures mentales d’Ancien régime chez les Canadiens français est à la source de leur incapacité à faire face aux défis conjoncturaux du capitalisme et, conséquemment, à s’engager sur la voie du progrès » (p. 254-255). Fernand Ouellet aurait eu, selon Dorais, cette « intuition » « quant au pouvoir explicatif des facteurs psychologiques et mentalitaires en histoire, [qui] représente une ligne interprétative de fond dans son oeuvre » (p. 255). Pour appuyer davantage son propos, Ouellet va également faire appel à l’orthodoxie conceptuelle exposée par des sociologues européens comme Werner Sombart ou Max Weber. L’historien Guy Frégault a déjà fait savoir ce qu’il pensait de cette « intuition » : « Il n’est réellement pas nécessaire d’exciper de Sombart, de Weber, de Tawney et des Annales pour la présenter comme une révélation : elle est sortie tout armée, il y a longtemps, du puissant cerveau de Parkman, d’où elle a abouti chez M. Mason Wade, après être passée par les livres de M. Creighton et de M. Lower[2] » … pour enfin aboutir à Marcel Trudel (p. 151) et à Fernand Ouellet. Il y aurait de nombreux exemples à faire valoir pour illustrer comment s’entremêlent chez Ouellet une production historienne de haut niveau et un antinationalisme canadien-français primaire. Il bâtit son projet historiographique sur la « caution scientifique » (p. 429) que lui offrirait la méthodologie d’Ernest Labrousse et de Robert Mandrou. Toutefois, son « positionnement politique fédéraliste » trahit le fait que, « plus qu’une simple question de méthode, le projet historiographique de Fernand Ouellet est en lui-même indissociable d’un projet idéologique et d’une interprétation globale du passé et de l’avenir du Canada français » (p. 320).

Le début de la carrière de Jean Hamelin s’inscrit dans le prolongement de celles de Marcel Trudel et de Fernand Ouellet. Jeune étudiant, il va poursuivre ses études à l’École pratique des hautes études à Paris. « Comme Ouellet avant lui, Hamelin est séduit par les écrits d’Ernest Labrousse, dont l’usage des chiffres et des séries statistiques dégage un parfum de “modernité” » (p. 332). Le mémoire qu’il déposera dans le cadre de ce séjour d’études sera publié au Québec en 1960 sous le titre Économie et société en Nouvelle-France, ouvrage iconoclaste qui s’interroge « sur les causes historiques de la stagnation économique de la colonie française » (p. 334). Surtout, il y remet en question les conséquences de la conquête en allant jusqu’à nier qu’il ait pu exister une classe bourgeoise en Nouvelle-France. Selon Dorais, il y aurait peut-être eu méprise concernant la nature de cette classe bourgeoise. « Il n’est pas à exclure qu’Hamelin, comme Ouellet, ait plaqué [la réalité] de la bourgeoisie française et occidentale du XIXe siècle industriel sur une population coloniale des XVIIe et XVIIIe siècles » (p. 338).

Puis, pour souligner le centenaire de la Confédération, Hamelin cosigne avec Trudel, Ouellet et Paul G. Cornell un ouvrage – Canada : unité et diversité – que n’aurait pas désavoué l’historien bonententiste Arthur Maheux. Dorais a raison de soulever pour ce livre « l’équivoque » d’une filiation des historiens lavallois avec leurs prédécesseurs « du point de vue d’une interrogation sur le passage du loyalisme au nouvel argumentaire fédéraliste qui prend forme au cours des années 1960 » (p. 428).

Par ailleurs, l’élargissement du questionnement d’Hamelin sur la modernisation et les travaux qu’il mène avec Yves Roby font en sorte qu’il opposera « un démenti à l’hypothèse de la “folk society” » soutenue par les sociologues de Laval, reconnaissant ainsi « la prépondérance d’une explication structurelle – plutôt que psychologique – aux problèmes qui ont fait obstacle » au développement industriel du Québec. Hamelin et Roby rejoignent ainsi le « cadre interprétatif néonationaliste sur les origines de l’infériorité socio-économique des Canadiens français » (p. 359). Enfin, Hamelin deviendra indépendantiste, tout en confinant ce choix dans sa sphère privée (p. 394).

En conclusion, Dorais se propose de faire ressortir sur quoi repose « l’identité intellectuelle » (p. 403) de ces trois historiens à partir de deux cas de figure : la publication du livre Canada : unité et diversité (1967) et la fondation de la revue Histoire sociale/Social History en 1968. Les deux « donnent la mesure du faible degré d’intégration intellectuelle du groupe lavallois, de son caractère hétérogène » (p. 420), qui se manifeste à travers les réseaux de collaborations. « L’autre fil conducteur de ces deux entreprises est la recherche d’une conciliation entre les deux principaux groupes culturels du Canada » (p. 421) au moment même où, à la fin des années 1960, le nationalisme québécois prend son essor, faisant en sorte que les thématiques associées aux historiens lavallois se retrouvent « sur une pente déclinante » (p. 423).

Pour Dorais, l’absence de filiation ou de problématique unificatrice fait en sorte que l’École de Québec se caractérise surtout par des « techniques de recherches » (p. 430) que des pères fondateurs français leur ont transmises et qui servent de caution scientifique à leur rejet du national. Au milieu des années 1960, Maurice Séguin effectue une distinction instructive entre, d’une part, la méthode historique qui, tout en demeurant un « instrument indispensable », ne permet pas de « juger de l’importance et de l’interaction des faits » et, d’autre part, les outils conceptuels – des normes – dont la mise au point théorique, par Séguin lui-même, a précisément pour objectif de « comprendre les rapports entre les événements ou les structures[3] » dans l’histoire du Québec. Il conçoit les normes comme des forces qui agissent l’une sur l’autre en se modifiant mutuellement. Et parce qu’il les soumet à l’épreuve de la réalité, il faut qu’elles soient réévaluées sans cesse[4]. Les normes centrales que Séguin met de l’avant sont : l’agir (par soi) collectif dans la collaboration, la colonisation, la nation, le nationalisme, l’indépendance, l’annexion, l’assimilation, l’oppression essentielle, les relations majorité-minorité et le fédéralisme. Séguin définit ainsi ce dont il parle et il n’a jamais pensé que c’était là les seules forces agissantes dans l’histoire, à la différence des lavallois, qui confinent le réel au social et à l’économique.

François-Olivier Dorais n’a pas peur d’apporter des nuances essentielles ou de soulever les hypothèses qui permettent de mieux comprendre le cheminement de ces trois historiens tout en laissant bien voir, même s’il ne le mentionne pas explicitement, que leur « air de famille » relève davantage de leur parti pris pour le nationalisme canadian, qui agit en retour comme repoussoir vis-à-vis du néonationalisme québécois, représentation manichéenne s’il en est une. En effet, les Lavallois ont rejeté un nationalisme pour en épouser un autre, mais l’on ne voit pas en quoi les néonationalistes seraient fermés aux influences extérieures et aux libertés individuelles. Dorais laisse transparaître, tout au long de son analyse, une valorisation excessive du travail des lavallois qui culmine dans sa conclusion. Plus le lecteur progresse dans ce livre, plus il finit par comprendre que la « chapelle » dont il affuble les historiens néonationalistes de Montréal n’est peut-être pas là où l’on pense.