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Je suis né le 4 septembre 1942, de parents canadiens-français qui vivaient de revenus fort modestes sur une petite ferme dans la paroisse de Rivière-aux-Canards, située dans la pointe sud de l’Ontario, à environ 10 km de Windsor. L’importance du catholicisme dans notre vie quotidienne était telle que cinq d’entre nous, dans une famille de neuf enfants, ont fini par rejoindre la vie religieuse. J’ai moi-même passé huit ans chez les Oblats de Marie Immaculée, dont deux à Rome, à me préparer à devenir prêtre et missionnaire. J’ai abandonné cette « vocation » en décembre 1968, à peine quelques mois avant d’être ordonné. Quelques jours plus tard, soeur Françoise Séguin, directrice de l’école primaire du pensionnat autochtone de Fort Albany, en Ontario, me demandait d’enseigner aux élèves de 7e et 8e années, de janvier à juin 1969. C’est là où j’ai fait la connaissance de Wynanne, une anglophone originaire de Toronto qui avait été mandatée par le département des Affaires indiennes et du Nord canadien pour venir enseigner au pensionnat autochtone de Fort Albany. Cette circonstance nous a permis de nous connaître, de devenir amoureux et de nous marier six mois plus tard.

Ce qui nous a motivés à aller au Chili

Au moment où Allende a été élu, j’enseignais la philosophie au Cégep de Rouyn-Noranda. J’étais aussi coordonnateur du département de philosophie et directeur – un poste bénévole – du Service universitaire de coopération internationale du Canada – Canadian University Service Overseas (SUCO-CUSO) dans la région de l’Abitibi-Témiscamingue. Cette ONG, qui était alors pancanadienne, s’occupait principalement d’envoyer des coopérants – professeurs et infirmières – dans les pays en voie de développement et de sensibiliser le public canadien et québécois aux questions Nord-Sud. C’est Michel Blondin, qui dirigeait alors l’aile francophone de l’éducation du public, qui m’a amené à contester l’esprit colonialiste que pouvait revêtir l’envoi de coopérants dans les pays en voie de développement. Envoyer là-bas professeurs et infirmières sans en même temps chercher à identifier et éliminer les racines du sous-développement, c’était, disait-il, comme appliquer un pansement sur une plaie en ignorant l’origine de la blessure. Si le système capitaliste et sa propagation par le colonialisme représentaient une cause fondamentale du sous-développement, ne fallait-il pas avoir le courage de le remettre en question ?

Mon épouse Wynanne partageait mes inquiétudes. Elle avait fait un stage, durant l’été 1968, comme animatrice à Ahousaht, une réserve autochtone située sur l’île de Vancouver. Et durant la session d’automne suivante, elle avait participé à l’organisation d’une importante conférence à l’Université York réunissant, avec l’aide du département des Affaires indiennes et du Nord canadien, des représentants de plusieurs communautés autochtones du Canada.

Nous rêvions de changer le monde, d’éliminer l’injustice, l’exploitation et l’inégalité. Pour nous, le Parti québécois incarnait ce rêve à bien des égards. Il proposait de lutter pour la reconnaissance du peuple québécois, pour la fin de l’exploitation capitaliste et impérialiste. Les nombreux discours de René Lévesque nous inspiraient. Comme tant d’autres en France, en Italie et ailleurs, nous suivions dans les nouvelles ce qui se passait au Chili. La révolution socialiste et pacifiste en cours sous l’Unité populaire que dirigeait Salvador Allende représentait une sorte de concrétisation de notre rêve d’un monde meilleur.

C’est pourquoi, au printemps 1973, Wynanne et moi avons pris la décision d’aller poursuivre des études universitaires de deux ans au Chili. Nous voulions pouvoir examiner de près un processus qui nous paraissait porteur d’un grand espoir. Comme nous tenions mordicus à garder toute notre autonomie, nous n’avons pas essayé d’obtenir une bourse ou l’aide d’une institution pour financer notre séjour au Chili. Nous avons vendu notre auto, notre maison et nos appareils ménagers, en plus d’avoir donné nos meubles à la paroisse oblate de l’Immaculée Conception à Rouyn afin qu’elle les distribue aux pauvres. Conscients que notre séjour au Chili pouvait comporter des risques, nous avons pris la précaution de faire notre testament. Bien sûr, nos parents étaient scandalisés de nous voir tout abandonner et mettre de côté un excellent emploi – j’avais pris un congé sans solde. Ils nous trouvaient irresponsables, voire un peu fous !

Nous connaissions peu l’Amérique latine et notre connaissance de l’espagnol était fort rudimentaire. Certes, l’italien que j’avais appris à Rome me permettait de comprendre plusieurs mots en espagnol, mais nous n’avons pas suivi de cours d’espagnol. Notre seul professeur fut le petit livre Learning Spanish for Beginners.

Avant de partir pour le Chili, nous avions établi quelques contacts parmi les Oblats établis là-bas, dont Jacques Gélinas, qui avait oeuvré comme missionnaire pendant de nombreuses années en Bolivie. Jacques venait de quitter les Oblats et terminait une thèse de maîtrise en sociologie à la Faculté latino-américaine de sciences sociales (FLACSO), une institution prestigieuse établie à Santiago.

Nos premiers jours au Chili

Nous sommes arrivés à Santiago par une froide journée du mois de juillet 1973, alors que l’hiver austral commençait. Dans l’hôtel où nous avons passé les premiers jours, il n’y avait pas de chauffage ni d’eau chaude. Nous avons attrapé un rhume et même si l’hiver chilien n’est pas aussi froid que le québécois, nous nous sentions très inconfortables. Nos conditions de vie se sont améliorées lorsque, quelques jours plus tard, nous avons emménagé dans un petit appartement meublé que nous avons loué au centre-ville, coin Miraflores-Monjitas.

Nous avons commencé à nous familiariser avec notre nouvel environnement. L’une des choses qui nous ont frappées a été de découvrir que la plupart des gens que nous commencions à fréquenter utilisaient les services d’une bonne pour les travaux ménagers. Jacques, notre contact, dont la conjointe Yoshi était péruvienne, en avait une chez lui. Art et Natalie Warner, des quakers américains, nous ont affirmé qu’ils n’en avaient jamais eu, mais que maintenant ils y songeaient. Cela nous a scandalisés, car nous trouvions qu’il s’agissait d’une condition qui s’apparentait à l’esclavage, et nous nous sommes promis de ne jamais faire appel aux services d’une bonne.

Une autre découverte a été celle du marché noir, que nous avons initialement perçu comme une chose troublante, voire immorale. Au lieu d’échanger nos dollars américains au taux super élevé du marché noir dans la rue (1$ US = 1500 escudos), nous nous rendions à une banque et les échangions au taux officiel du gouvernement ($1 US = 156 escudos). Cela nous obligeait à passer un temps fou dans d’interminables files d’attente, mais nous en profitions pour parler avec les gens et améliorer notre espagnol. Le propriétaire de notre appartement ne voulait pas recevoir notre loyer en escudos ; il exigeait d’être payé 20 $ US par mois. Celui qui nous vendait une télévision et une radio seconde main tenait aussi mordicus à être payé en dollars américains.

Comme notre projet était de faire des études universitaires, nous nous sommes inscrits au Centre d’études de la réalité nationale (CEREN) de l’Université pontificale catholique du Chili, institution qui jouissait d’une excellente réputation. Plusieurs chercheurs de gauche assez renommés y donnaient des cours. Un des professeurs que nous aimions beaucoup était Luis Maira, qui était aussi député de la Gauche chrétienne (Izquierda Cristiana)[2]. Mais nous n’avons pu assister à nos cours que quelques semaines, car le coup d’État allait entraîner la fermeture du CEREN.

Écouter les nouvelles à la télévision tous les soirs était une expérience formidable pour nous ! Les médias favorables au gouvernement donnaient une version des faits alors que ceux qui s’y opposaient – la majorité – en donnaient une tout autre ! Wynanne était très impressionnée par le rôle que pouvaient jouer les médias pour éduquer la population et les travailleurs. Elle me disait : « Imagine, Ovide, si on avait aussi un journal et une radio qui défendaient réellement les intérêts des travailleurs et travailleuses en Abitibi ! Nous sommes en train d’apprendre tellement de choses ici ! »

Le 4 septembre, jour du troisième anniversaire de l’élection de l’Unité populaire qui coïncidait avec mon propre anniversaire de naissance, nous avons soupé avec Jacques Gélinas, qui avait vécu le coup d’État en Bolivie en 1971[3], et sa conjointe Yoshi. Après le repas, nous sommes allés avec eux participer à une immense manifestation de l’Unité populaire qui avait lieu dans les rues de Santiago. Nous n’avions jamais vu autant de monde dans une manifestation. Selon certains observateurs, la foule comptait environ un million de Chiliennes et Chiliens. Ils scandaient « El pueblo, unido, jamás será vencido » (« Le peuple uni ne sera jamais vaincu »). Plusieurs portaient l’enseigne « Non au coup d’État ».

Nous avons ensuite assisté avec eux à une petite fête réunissant quelques-uns de leurs amis chiliens, boliviens, brésiliens et québécois. Parmi ces derniers se trouvaient Serge Mongeau[4] et Patrick Boucher, un journaliste qui écrivait des articles pour Le Devoir et Le Monde diplomatique sous le pseudonyme Xavier Uscategui. La plupart opinaient que les Américains n’oseraient pas fomenter un coup d’État : « La manifestation de ce soir démontre que l’appui que reçoit l’Unité populaire est immense, insistaient-ils. Un coup occasionnerait un véritable bain de sang ! »

Le coup du Onze septembre

Ce jour-là, c’était mon tour d’aller faire la queue pour acheter du pain. Alors que j’attendais, j’ai aperçu deux chars d’assaut qui passaient à toute vitesse dans la direction de La Moneda, le palais présidentiel. Au moment où je complétais mon achat, ma voisine, Olga, a chuchoté dans mon oreille : « Il se passe quelque chose de troublant. On dit que La Moneda est présentement entourée de chars d’assaut ! »

Nous avons ouvert la radio et Allende s’adressait à la nation : « Valparaíso est présentement sous le contrôle des militaires. Travailleurs, vous pouvez vous rendre au travail comme d’habitude, mais soyez vigilants. À Santiago, tout est calme et je compte sur les militaires pour restaurer l’ordre. »

Wynanne m’a demandé d’aller acheter des fruits et légumes. Cependant, lorsque je suis descendu dans la rue, je me suis rendu compte que les kiosques, remplis d’aliments à peine quelques minutes plus tôt, étaient tous vides et qu’il n’y avait plus rien à acheter !

En revenant vers l’appartement, j’ai entendu des coups de mitrailleuses. J’ai senti mon coeur se mettre à battre à toute vitesse. J’ai accéléré mon pas, mais, ne voulant pas attirer l’attention, je n’ai pas osé courir. Rendu au coin Miraflores-Monjitas, j’ai vu deux carabineros[5] en motocyclette armés de mitrailleuses. Un peu plus loin dans la rue, d’autres carabineros formaient une barricade.

Une fois que j’ai regagné notre appartement, nous avons décidé de faire bouillir un pot de fèves et de frire le peu de poisson qu’il nous restait. Nous avons aussi rempli notre bain d’eau. Était encore vif chez nous le traumatisme d’avoir soudainement été privés d’eau et d’électricité, début septembre, à cause d’un acte de sabotage perpétré par ceux qui s’opposaient à l’Unité populaire, et commis au moment même où Allende s’adressait à la nation dans un discours télédiffusé.

Nous écoutions en même temps la radio. Soudainement, la station que nous écoutions est devenue silencieuse. Nous avons trouvé une autre station qui appuyait l’Unité populaire. Quelques minutes plus tard, celle-ci disparaissait aussi soudainement des ondes. Alors que nous recherchions une autre station sympathique au gouvernement, nous sommes tombés sur une qui s’y opposait. La voix était militaire. La musique aussi. « Tous les médias qui appuient l’Unité populaire – presse, radio et télévision – doivent cesser leurs activités immédiatement. Autrement, ils seront attaqués par voie terrestre et aérienne ! », annonça- t-on.

Nous entendions des avions militaires en train de survoler Santiago et à l’extérieur, des coups de feu de plus en plus nourris. La plupart des tirs semblaient venir de La Moneda, située à environ une dizaine de coins de rue de chez nous. Nous pouvions voir des militaires dans la rue, échangeant des coups de feu avec des sympathisants de l’Unité populaire qui se trouvaient sur le toit de notre édifice. « Rendez-vous ! » leur criaient-ils.

Lorsque nous avons entendu à la radio la chanson de l’Unité populaire, « Venceremos » (Nous vaincrons), cette même chanson que chantaient des centaines de milliers de Chiliennes et Chiliens dans les rues de Santiago le 4 septembre, des larmes nous sont montées aux yeux. Un sentiment de profonde tristesse nous a envahis.

L’annonceur de radio nous a informés qu’Allende allait maintenant s’adresser au peuple chilien. Conscients que ces événements étaient d’une grande importance historique, nous avons commencé à enregistrer son discours avec le magnétophone que nous avions apporté au Chili. Après avoir écouté le discours fort émouvant d’Allende, nous sommes restés assis plusieurs minutes, profondément touchés et attristés… Il a parlé comme quelqu’un sachant qu’il entrait dans l’histoire : « Je veux dire aux travailleurs : je ne renoncerai pas ! […] Je paierai de ma vie la loyauté au peuple […] j’ai la certitude que la semence que nous avons enfouie dans la conscience digne de milliers et de milliers de Chiliens ne pourra pas être arrachée définitivement. Ils ont la force, ils pourront nous asservir, mais on n’arrête pas les avancées sociales, ni par le crime ni par la force. L’Histoire est à nous et ce sont les peuples qui la font ».

Sur les stations de radio encore en ondes, les militaires ont commencé à diffuser plusieurs communiqués. Ils ont accusé le gouvernement de l’Unité populaire de ne pas avoir respecté le droit de grève, le droit à la propriété privée, la liberté d’expression et la liberté d’association. Ils ont annoncé qu’ils allaient débarrasser le pays du cancer du communisme qui, au cours des trois dernières années, avait plongé le Chili dans le chaos moral, politique et économique. « Toute personne qui tenterait de résister au nouveau gouvernement serait fusillée », ont-ils précisé. Ils ont ensuite invoqué le nom de Dieu et dressé une longue liste de personnes qui devaient se présenter immédiatement à l’armée. « Tout ce que nous voulons, ont-ils ajouté, c’est la paix et la liberté, et que le Chili redevienne une grande famille unifiée. Nous avons rétabli la démocratie au Chili, ont-ils martelé. Mais nous devons nettoyer le Chili, le débarrasser de tout ce qui est étranger à la véritable chilenidad [ce qui nous définit en tant que Chiliens] ».

Les communiqués étaient interrompus par de la musique. Souvent des marches militaires, parfois remplacées par de la musique plus légère, incluant une quantité considérable de succès populaires américains, en anglais ! À un moment donné, on entendait : Raindrops Keep Falling on My Head

Vers 11 h 30, quelqu’un a frappé à notre porte. Nous étions effrayés. C’était Patrick Boucher, le journaliste du Devoir. Il pleurait comme un enfant, frissonnait et transpirait considérablement. Pendant que Wynanne préparait du café pour nous calmer, il a réussi à se ressaisir et nous raconter ce qui lui était arrivé :

Je voulais me rendre au palais présidentiel La Moneda. Le chauffeur de taxi a refusé de m’y emmener et m’a laissé à quinze rues de là. J’ai donc décidé de marcher. Comme il y avait une barricade sur la Plaza Italia, j’ai dû faire un détour par ici. Soudainement, je me suis retrouvé au coeur d’une fusillade, et me suis jeté par terre. Les balles sifflaient au-dessus de ma tête. J’ai cherché frénétiquement votre adresse. Je n’étais pas sûr de l’avoir, mais Dieu merci, je l’ai trouvée dans ma poche.

Quelques minutes plus tard, vers midi, nous avons commencé à entendre des avions militaires survolant Santiago, puis, pendant une quinzaine de minutes, d’autres bruits ressemblant à des bombardements. On a annoncé à la radio que La Moneda était en feu. Puis nous avons entendu les militaires ordonner aux pompiers de venir immédiatement sur les lieux.

Les tirs ont continué sans relâche tout l’après-midi. Un tir de lance-roquettes a même touché notre édifice en béton antisismique et l’a littéralement fait trembler.

Nous sommes restés collés à la radio que nous avions placée au milieu de notre appartement, loin des fenêtres. Les tirs continuaient, mais il n’y avait aucune nouvelle de ce qui était arrivé à Allende. À la télévision, seule la chaîne catholique, dirigée par le père Raul Hasbún, émettait. Nous avons tenté de nous syntoniser avec une station à l’étranger. De Buenos Aires, en Argentine, nous avons appris que, selon une rumeur, Allende s’était suicidé. Le soir, aux nouvelles locales, les militaires répétaient la même chose. Mais pas une seule goutte d’information réelle sur ce qui se passait. Pas un mot sur les blessés ou sur Allende.

Le 13 septembre, en après-midi, profitant d’une courte levée du couvre-feu, Wynanne et moi sommes descendus dans la rue afin d’aller rendre visite à Jacques et Yoshi, qui vivaient dans un appartement situé hors du centre-ville. Il y avait des militaires partout, des drapeaux ornaient certains édifices, et on voyait des trous causés par les balles sur les murs et du verre cassé dans les rues. Dormir dans l’appartement de nos amis hors du centre-ville nous a permis d’avoir une bonne nuit de sommeil. Le lendemain matin, alors que nous jasions avec Jacques et Yoshi, un de leurs amis boliviens leur a rendu visite. Nous pouvions voir, par son visage, qu’il était terrifié. Il nous a dit que nous devions immédiatement nous débarrasser de toute littérature marxiste ou progressiste en notre possession et nous habiller comme les momios[6] des quartiers riches : chemises, cravates, etc. Tous ceux qui avaient des cheveux longs et une barbe devaient s’en débarrasser. Ne pas le faire, insistait-il, était dangereux.

Lorsque nous sommes retournés à notre appartement dans l’après-midi, j’ai décidé de cacher mon journal intime et mes réflexions dans un endroit qui me paraissait absolument sûr : la salle de bain. J’ai enlevé les deux tubes d’acier inoxydable qui soutenaient le lavabo, enroulé mes notes et les ai placées à l’intérieur des tubes avant de les réinstaller.

Wynanne et moi avons commencé à aider les gens à fuir la répression qui s’abattait sur eux. Chaque nuit, c’était quelqu’un d’autre. Dans la journée, nous prenions contact avec des amis pour voir ce qu’ils savaient. Ils étaient tous terriblement inquiets et proches du désespoir. Lundi le 17 septembre, nous avons élaboré un plan pour venir en aide à cinq Boliviens. Le lendemain, cependant, alors que nous étions prêts à le mettre à exécution, nous avons appris que les Boliviens avaient été portés disparus. Sans doute avaient-ils été exécutés, avons-nous conclu.

Le cardinal Silva Henríquez offre toute sa « collaboration désintéressée » à la junte

Le 18 septembre, durant la cérémonie télédiffusée commémorant l’indépendance du Chili, j’ai vu le cardinal Silva Henríquez, le leader de l’Église catholique, offrir « toute sa collaboration désintéressée » aux quatre membres de la junte qui avaient entrepris le coup d’État. Il présentait Augusto Pinochet comme « le défenseur des plus faibles, de ceux qui ne peuvent pas faire entendre leur voix », et il remerciait le président de la République pour son « témoignage public, de la plus haute valeur morale et du plus authentique sceau chrétien ». Ayant passé des années au séminaire à me préparer au sacerdoce, et cherchant à imiter la vie de Jésus qui priorisait pauvres, persécutés et exploités, j’ai senti monter en moi un grand sentiment de révolte. J’étais sidéré !

Je me suis mis à noter systématiquement le comportement de plusieurs leaders de l’Église, matériel avec lequel j’ai commencé à écrire ce qui deviendrait mon livre Chili, le coup divin[7]. J’ai graduellement vu qu’il y avait une communauté d’esprit entre les auteurs du coup et ceux-ci. Plus j’avançais dans ma recherche, plus je me rendais compte que le fond de l’histoire n’était pas un manque de courage de la part des leaders de l’Église, mais plutôt leur complicité idéologique avec les militaires qui voulaient sauver la chilenidad. Autrement dit, il s’agissait de sauver l’âme essentiellement chrétienne du Chili, que l’Unité populaire, selon leur opinion, était en train de détruire. Quoique mal à l’aise avec la méthode brutale des militaires, les leaders de l’Église catholique étaient, pour l’essentiel, d’accord avec cette mission. C’est cette communauté d’esprit qui explique pourquoi, au début du mois d’octobre, le cardinal rencontrait la Junte pour en arriver à une entente. D’une part, les militaires acceptaient que l’Église (conjointement avec les Églises luthérienne et juive) mette sur pied un service – le Comité Pro Paz[8] – pour venir en aide aux gens mal pris et souffrants à la suite de l’intervention militaire. D’autre part, l’Église acceptait d’aider la Junte à corriger l’image très négative qu’on se faisait d’elle à l’étranger. Et c’est cette même communauté qui explique pourquoi, en décembre 1973, le Comité permanent de la Conférence épiscopale chilienne faisait parvenir une longue analyse confidentielle à tous les évêques du monde entier affirmant, au contraire de ce que martelaient les médias à travers le monde, qu’il ne s’agissait pas d’un coup d’État. Les militaires, selon le Comité, s’étaient comportés en vrais patriotes et représentaient « la réserve morale de la nation ». On y affirmait que l’Église allait venir en aide à ceux et celles qui souffraient, « imitant le bon Samaritain qui s’occupe uniquement de venir en aide à la personne blessée qu’il trouve sur le chemin, et non à partir à la poursuite de ceux qui l’ont blessé[9] ».

Je sais que plusieurs Chiliens trouvent que ma critique du cardinal est excessive. Il a démontré un courage remarquable, plusieurs mois après le coup d’État et dans les années suivantes, en venant en aide aux victimes de la dictature de Pinochet, disent-ils. Lorsque, en décembre 1975, le général Pinochet a menacé de fermer le Comité Pro Paz, le cardinal, dans un tête-à-tête avec lui, a affirmé que l’Église ne pouvait pas abandonner la défense des droits de l’homme. « S’il le faut, a-t-il dit, je cacherai les réfugiés sous mon lit ! » Peu étonnant qu’il ait reçu, le 11 décembre 1978, le prix des Droits de l’Homme des Nations Unies et qu’il soit aujourd’hui considéré comme un héros national.

Tout cela étant admis, ce qui n’est pas peu, je crois que l’Église catholique a tout de même joué un rôle clé en légitimant publiquement le coup d’État et le régime militaire. Et ceci, non seulement dans les tout premiers mois de la dictature, comme certains l’allèguent, mais encore après les deux premières années de celles-ci, les plus brutales de toutes !

Nous décidons de nous réfugier dans la résidence de l’ambassadeur du Canada

Comme l’information qui nous parvenait des nombreux témoignages était peu rassurante, Wynanne et moi avons décidé, le mercredi 19 septembre, de nous réfugier dans la résidence de l’ambassadeur du Canada, Andrew Ross. Nous avions l’intention d’y trouver une protection temporaire, mais aussi, et surtout, d’aider les gens persécutés à y entrer. « Pourquoi êtes-vous venus ici, vous croyez-vous en danger ? Les gens commencent à être hystériques et s’énervent pour rien », s’est exclamée Mme Ross en nous ouvrant la porte. Ce n’est qu’après des pressions d’un quart d’heure et les sanglots de Wynanne qu’on nous a permis d’entrer.

Cinq réfugiés se trouvaient déjà dans la résidence. Un de ceux-là, à notre grand soulagement, était Jean Latulippe, oblat qui appuyait très ouvertement l’Unité populaire et qui vivait dans un quartier de gens marginalisés. Quatre autres ont été acceptés dans l’après-midi, mais seulement après de longues et très pénibles négociations. Deux des nouveaux réfugiés étaient Brésiliens et deux autres Chiliens. Nous avons appris plus tard que les réfugiés qui se trouvaient dans la résidence de l’ambassadeur à notre arrivée n’avaient pas été acceptés par ce dernier. M. Ross, au moment du coup, se trouvait en Argentine pour l’achat d’une nouvelle voiture. C’est Marc Dolgin, le premier secrétaire de l’ambassade canadienne, et David Adam, attaché commercial de celle-ci, qui avaient eu la compassion d’accepter dans leurs propres résidences des individus fuyant la répression. Et ils avaient osé le faire même si c’était contraire à la politique officielle canadienne de l’époque, qui stipulait qu’on pouvait donner refuge politique à une personne à la seule condition qu’elle soit activement pourchassée par une police en train de tirer sur lui.

Comme leurs résidences ne représentaient pas la propriété officielle du gouvernement canadien, et qu’elles n’offraient pas de protection aux réfugiés, Dolgin et Adam avaient décidé d’amener ceux-ci en voiture à la résidence de l’ambassadeur, cachés sous une couverture. C’est Mme Ross qui avait acquiescé à leur demande et accepté d’accueillir les réfugiés[10].

Durant notre séjour à la résidence de l’ambassadeur, les quelques conversations que nous avons eues avec M. et Mme Ross – ils n’avaient qu’un contact très limité avec nous, mangeaient à une table différente et, bien sûr, une nourriture bien meilleure – nous montraient que pour eux, le coup d’État représentait un heureux dénouement. Ils nous apparaissaient aussi fascistes et racistes que la junte militaire. Selon M. Ross, si quelqu’un était détenu au Chili après le coup, c’était uniquement parce qu’il avait fait quelque chose de mal. On a rappelé aux réfugiés chiliens – en choc profond et terrifiés – que les gens des pays développés tiennent beaucoup à la propreté, et donc qu’il leur fallait fournir un effort en ce sens. On nous a défendu de sortir dans la cour et ordonné de garder les rideaux fermés en tout temps.

Le 21 septembre, M. Ross nous a informés que nous ne pourrions plus avoir de contact avec le monde extérieur : plus de visiteurs, d’appels téléphoniques, de lettres ou de messages. Il réagissait sans doute au fait que, grâce à nos efforts de communication, nous avions réussi à faire entrer davantage de réfugiés dans leur résidence. Confronté à cette nouvelle situation, j’ai décidé de retourner à notre appartement où je pourrais agir plus librement.

Wynanne a décidé de rester dans la résidence de l’ambassadeur encore quelques jours, car nous nous étions rendu compte que M. et Mme Ross semblaient avoir un faible pour elle, sans doute parce qu’elle était, comme eux, anglophone. Cela lui permettait de jouer le rôle d’intermédiaire entre M. et Mme Ross et les réfugiés. En faisant passer leurs demandes par elle, ces derniers obtenaient plus de choses. Mon épouse est revenue à l’appartement le 25 septembre.

L’après-ambassade

Après notre expérience à l’ambassade, nous avons continué à aider les persécutés en essayant – sans succès – d’y faire entrer la famille de Roberto Bellemare, directeur des services sociaux de la Santé publique, et d’alerter l’opinion publique au Canada. Nous avons pu nous entretenir avec James Reed, journaliste canadien de CTV, venu à Santiago. L’entretien s’est déroulé en présence de Federico Willoughby, attaché de presse de la dictature. Nous avons souligné le fait que le journal El Mercurio était devenu le porte-parole du nouveau pouvoir et qu’il avait passé sous silence la manifestation lors de l’enterrement de Pablo Neruda, deux semaines après le coup d’État, qui avait constitué la première action publique contre la dictature. L’ambassadeur Ross, mis au courant de nos activités, nous convoqua pour nous avertir que nos actions étaient dangereuses et que nous pouvions être emprisonnés, tout en nous incitant à quitter le pays et rentrer au Canada. Nous y avons perçu du chantage et lui avons dit que nous resterions, en assumant les risques. Bien des années plus tard, en 2014, j’ai pu enfin prendre connaissance du télégramme que M. Ross avait envoyé au ministère des Affaires extérieures à Ottawa le 28 novembre 1973[11], qui démontrait très clairement pourquoi l’ambassadeur tenait à ce que Wynanne et moi quittions le Chili. Comme nous le soupçonnions alors, M. Ross s’inquiétait du fait que, grâce à nos nombreux contacts avec la presse et le Comité Québec-Chili[12], nous mobilisions beaucoup de monde au Canada. À la suite de notre séjour dans sa résidence, il avait même fait parvenir un rapport sur nous aux services secrets canadiens[13]. De toute évidence, il craignait que les enquêteurs envoyés au Chili à la fin du mois de novembre 1973 aient été trop influencés par le témoignage de notre petit groupe, qu’ils tentent de convaincre le gouvernement du Canada de ne pas se fier à leur rapport et de ne pas altérer sa politique concernant les demandeurs d’asile.

Nous sommes restés au Chili jusqu’en juillet 1974. Pendant ce temps, nous avons écrit des lettres au Conseil d’administration de SUCO-CUSO afin de les informer de ce qui se passait au pays, dénoncer les actions de la Junte, en plus de demander d’oeuvrer pour que le Canada cesse sa politique de neutralité à l’égard de la dictature. J’envoyais des lettres à ma famille en utilisant des codes : les « fraises » représentaient les « réfugiés », alors que « notre cueillette » faisait référence à nos efforts pour faire entrer des réfugiés dans les ambassades. « Père Noël » désignait la junte militaire et « Pollution de l’air » évoquait la répression. Je remerciais ainsi ma famille d’avoir signé une pétition contre « la pollution de l’air », sans spécifier qu’il s’agissait de celle affectant le Chili.

Fin novembre 1973, nous avons été contents de constater que l’équipe d’officiers d’Immigration Canada, dépêchée au Chili par le gouvernement Trudeau, se montrait accueillante et concluait que les nombreuses victimes de répression, contrairement à ce qu’affirmait M. Ross, n’étaient pas de la simple « racaille de la gauche ». Ils ont finalement recommandé que le Canada ouvre ses portes aux réfugiés chiliens. Dans les semaines qui suivirent, plus de 160 Chiliens ont obtenu le refuge de l’ambassade canadienne et ce nombre s’éleva graduellement, dans les années qui suivirent, à plus de 7000 personnes.

Retour à Montréal et publication de mon livre

À la fin du mois de juillet 1974, j’ai reçu un télégramme m’informant que Les Éditions du Jour allaient publier, le 5 septembre, mon livre Chili : le coup divin. Le directeur Jacques Hébert exigeait cependant que je revienne immédiatement au Québec, pour ma protection et pour faire connaître le livre. J’ai pu faire accélérer les démarches pour partir dans les plus brefs délais et j’ai quitté le Chili un jour après la réception du télégramme. Mon épouse, enceinte de plusieurs mois, me suivit une semaine plus tard.

Lors du lancement de mon livre, j’ai annoncé que les redevances iraient à la résistance chilienne. Cela a tellement déplu à l’ambassadeur du Chili à Ottawa qu’il a demandé au gouvernement du Canada – sans succès – de m’empêcher d’intervenir dans les affaires internes du Chili.

Grâce à la tournée intense et fort bien planifiée que m’avaient préparée SUCO-CUSO et les Éditions du Jour, j’ai pu informer le public sur ce qui se passait au Chili. Le 3 septembre, Bernard Derome m’interviewait dans son émission à Radio-Canada. Le lendemain, c’était François Piazza du Montréal-Matin. Ma tournée, d’une durée d’environ deux mois, m’a menée dans les diverses régions du Québec, à Moncton, à Ottawa, et même à Windsor, en Ontario. En tout, je suis apparu huit fois à la télévision, douze à la radio, et j’ai accepté une dizaine d’entrevues avec divers journaux. Les Éditions du Jour ont réussi à vendre 4000 copies de mon livre, qui a reçu de nombreuses recensions dans les journaux.

Lorsque Wynanne et moi avons rendu visite à ma famille à Windsor, en Ontario, ce fut fort pénible. Pour ma famille, très croyante, le fait que je publie un livre qui critiquait de façon cinglante l’Église catholique, l’institution qui donnait un sens à leur vie, s’avérait troublant, voire une sorte de sacrilège.

« Pourquoi as-tu critiqué notre Église ? », me lançait sur un ton sec et réprobateur mon frère cultivateur, lors de notre toute première rencontre en présence de toute la famille. Lorsque j’ai commencé à expliquer que je sentais que c’était important de dénoncer une institution qui se montrait complice d’un régime militaire qui torturait, exécutait sommairement, mettait sur pieds des camps de concentration, etc., mes paroles semblaient avoir autant d’effet que l’eau sur le dos d’un canard. Wynanne, abasourdie par l’incompréhension et la froideur que démontrait ma famille, s’est effondrée en larmes et a immédiatement quitté la pièce.

Pendant au moins deux ans, Wynanne et moi avons participé aux activités du Comité Québec-Chili et organisé plusieurs réunions chez nous, sur la rue Marquette à Montréal. Lors de celles-ci, auxquelles participèrent Yves Vaillancourt[14] et d’autres militants, nous discutions de la situation au Chili, ramassions des vêtements pour les familles les plus nécessiteuses là-bas, et faisions une collecte de fonds pour la résistance chilienne. Nous avons aussi vendu à cette fin des carrés de courtepointe colorés, arpilleras – sur lesquels apparaissaient des thèmes politiques. Elles avaient été produites par des femmes au Chili qui, voyant leurs maris et enfants disparaître, formaient des organisations et se réunissaient régulièrement dans le local d’une église pour partager leurs expériences de batailles juridiques.

Cinquante ans plus tard

Il ne fait aucun doute que l’expérience du coup au Chili a laissé une marque profonde et indélébile sur ma vie. En 1993, lorsque j’ai cofondé le profil Les Études Nord-Sud au Collège Dawson, ce fut sans doute fondamentalement à cause de mon expérience au Chili. Je voulais qu’étudiantes et étudiants puissent découvrir les principaux enjeux affectant les pays en voie de développement non seulement par des cours, mais aussi, et surtout, par l’expérience concrète que permet un stage d’un mois au Nicaragua. Ayant connu la longue dictature de la famille Somoza, ce pays a vécu une remarquable révolution à tendance socialiste, avant de connaître, au début des années 1990, un retour brutal au néolibéralisme.

Le projet de l’Unité populaire sous le leadership d’Allende demeure fort pertinent à l’heure actuelle. Ce médecin profondément engagé politiquement dans son pays pendant des décennies comprenait l’importance d’un État interventionniste pour la santé, l’éducation, le logement, etc. Une importance qu’a fait ressortir de façon spectaculaire le soulèvement populaire massif qu’a connu le Chili en octobre 2019.