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Jusqu’aux années 1960-1970, les contacts entre le Chili et le Québec étaient rares. La présence de religieuses de l’ordre de la Providence, arrivées dans le pays austral en 1853, a pendant très longtemps constitué l’un des rares liens constants entre les deux pays. À la demande du président chilien, les soeurs de la Providence s’établissaient à Santiago pour s’occuper des enfants orphelins. Sur le plan commercial, les contacts étaient assez réduits, se limitant surtout à l’exportation d’un peu de nitrate chilien au Canada depuis la fin du XIXe siècle. Les relations diplomatiques étaient limitées à la présence de quelques consuls honoraires du Chili au Canada, d’abord à Vancouver dès 1890. Le premier consulat général chilien a été établi à Montréal au début des années 1930. Cependant, le Canada a refusé d’adhérer à l’Union panaméricaine[1] et n’a établi de contacts diplomatiques avec l’Amérique latine qu’au début de la Deuxième Guerre mondiale. Le Canada et le Chili ont ouvert des ambassades seulement en 1944[2]. Il n’y avait pas d’immigration régulière entre les deux pays, mais quelques marins chiliens débarquaient sur la côte ouest depuis la fin du 19e siècle. Enfin, il est à noter l’arrivée au Canada d’Alberto Guerrero en 1918, lui qui a vécu à Toronto jusqu’en 1959 et a travaillé comme professeur dans le Conservatoire de musique où il a notamment enseigné le piano à Glenn Gould.

Dès les années 1950, d’autres religieux·ses québécois·es ont commencé à s’établir dans diverses villes du Chili. Les oblats de Marie-Immaculée se sont installés à compter de 1948 dans le nord du Chili. Ils ont principalement oeuvré auprès de communautés de mineurs[3]. À compter de 1961, la Société des Missions-Étrangères envoie des missionnaires canadiens à Temuco, au sud du pays, où plusieurs travaillent avec des membres du peuple Mapuche, de même que dans des quartiers populaires de la capitale chilienne[4]. Se rendent également au Chili au cours des années 1950 à 1970 plusieurs autres religieuses et missionnaires québécois·es en provenance d’une diversité d’ordres catholiques, qui ont fondé plusieurs collèges dans diverses villes[5]. Ces religieux·ses québécois·es ont été des précurseur·ses dans l’ouverture de relations avec le Chili. Mais hormis ces activités missionnaires, les relations entre ces deux géographies demeuraient dans l’ensemble assez limitées.

L’élection du président Salvador Allende, en 1970, a changé la donne. Le projet socialiste et démocratique de l’Unité populaire a suscité la curiosité et l’intérêt dans divers milieux : syndical, en éducation, en politique, dans les sciences humaines et sociales, qui voyaient dans l’expérience chilienne un modèle qui pourrait s’appliquer au Québec, alors en pleine effervescence sociale et politique.

Plusieurs d’entre eux, prêtres, syndicalistes ou militant·es de groupes populaires, se sont envolés vers l’Amérique du Sud pour vivre le moment historique amorcé avec la victoire de l’UP en septembre 1970. Ces acteur·trices estimaient qu’il fallait se rendre sur place pour vivre en personne l’expérience socialiste chilienne. À leur retour, ils et elles écrivaient dans les journaux, préparaient et donnaient des conférences dans la province. Leurs interventions publiques étaient souvent accompagnées de diapositives pour illustrer au public québécois, à l’aide de photos, d’affiches politiques ou de bandes dessinées éducatives, l’expérience du socialisme démocratique qui y avait cours[6]. D’autres documentaient leur séjour au Chili au moyen de lettres d’opinion envoyées aux journaux québécois, ou de la correspondance personnelle entretenue avec leurs amis et leur famille restés au Québec[7]. L’accès direct à plusieurs sources d’information sur le terrain explique en partie la popularité de ce modèle au Québec.

Certes, l’attrait du modèle socialiste chilien dépassait largement les frontières canadiennes. La voie chilienne vers le socialisme s’érigea au début des années 1970 en véritable modèle à suivre pour de nombreux peuples des Amériques et d’Europe plus largement. Plusieurs mouvements et partis politiques de gauche, surtout ceux qui étaient réfractaires à la voie révolutionnaire armée comme outil de changement social, se sont épris du pari légaliste de l’Unité populaire[8]. La vision internationaliste et anti-impérialiste du gouvernement Allende attirait le respect d’une panoplie d’acteur·trices de l’hémisphère sud[9].

Le contexte de guerre froide a exacerbé les passions envers le modèle socialiste chilien. Si pour les uns il s’agissait d’un espoir de changement social et politique à répliquer, certaines élites politiques et économiques du Chili et des États-Unis voyaient avec beaucoup d’inquiétude le programme de l’Unité populaire. Quelques-unes des réalisations les plus importantes du gouvernement Allende mettaient le feu aux poudres. La nationalisation des mines de cuivre, à l’époque sous contrôle étranger, représentait un affront direct aux intérêts économiques états-uniens dans la région, d’autant plus que le gouvernement Allende refusait d’indemniser les compagnies expropriées[10]. Parallèlement, l’approfondissement de la réforme agraire dans les campagnes chiliennes a eu pour conséquence d’exproprier plusieurs grands propriétaires fonciers, « alliés historiques des États-Unis »[11], cela sans compter la nationalisation de banques, d’usines et d’autres infrastructures industrielles que contrôlaient l’élite chilienne ou les milieux d’affaires états-uniens[12]. Ainsi, Allende et ses partisans déboussolaient non seulement les classes possédantes chiliennes, mais encore faisaient-ils un pied de nez à la politique étrangère de Washington en affirmant l’indépendance économique du Chili.

Ceci a suscité l’opposition farouche du gouvernement dirigé par Richard Nixon. Les autorités états-uniennes ont d’abord collaboré étroitement avec le complot visant à assassiner le général en chef de l’armée de terre chilienne, René Schneider, opération destinée à semer le chaos et à empêcher la proclamation officielle d’Allende comme président. Par l’intermédiaire de la CIA et du Département d’État, ainsi que de certaines entreprises comme l’International Telephone & Telegraph (ITT), les États-Unis ont cherché, par l’emploi de la propagande, de soutien aux forces d’opposition et de stratagèmes consistant à miner l’économie chilienne, à mettre des bâtons dans les roues du président Allende tout au long de son mandat, pour finalement participer au coup d’État de septembre 1973 au moyen d’un appui logistique[13].

Au Québec, le coup d’État de septembre 1973 a eu un double effet. D’une part, il a mis un terme abrupt au projet socialiste chilien et aux espoirs qui en avaient découlé dans une partie de la population québécoise. De l’autre, il a renforcé les liens entre les Québécois·es et le pays d’Allende. Plusieurs ont voulu comprendre les raisons du drame qui venait de se jouer au Chili, et évaluer dans quelle mesure un dénouement semblable pouvait avoir lieu dans la province francophone, si jamais le « modèle chilien » était appliqué. Et en même temps, il y a eu une énorme vague de solidarité envers ceux et celles qui fuyaient la répression de la dictature et en faveur de ceux et celles qui, restés au Chili, tentaient tant bien que mal de s’opposer au régime.

Pendant le demi-siècle qui va de 1973 à 2023, la relation Québec-Chili a pris des dimensions importantes et multiples. Les Chilien·nes ont continué d’émigrer vers le Québec, durant et après la dictature, faisant maintenant partie du paysage social et culturel de la province. Ils et elles ont fondé des familles avec des personnes qui vivaient au Québec, participant à la vie sociale, économique, politique et culturelle. De fait, les Chilien·nes ont contribué à toutes les sphères de la vie québécoise, que ce soit comme des travailleur·ses dans les usines et chantiers, dans les services, le commerce, les arts, les professions et dans les institutions d’enseignement. On peut souligner en particulier leur expérience dans le développement social, l’éducation, l’organisation communautaire et le syndicalisme, puisque bon nombre d’entre eux et elles avaient travaillé dans ces domaines durant l’expérience de l’Unité populaire et les années antérieures. Enfin, plusieurs Chiliens·nes se sont impliqué·es dans la politique au Québec, militant dans des partis au niveau municipal, provincial ou fédéral, dans certains cas réussissant à être élus, comme en témoigne l’article de Del Pozo dans ce dossier. De leur côté, les Québécois·es ont voyagé au Chili, effectué des séjours d’études, travaillé pour leur propre compte ou comme représentants d’entreprises d’ici[14].

Si les conditions historiques ont changé, le souvenir de 1973 reste vivant dans la mémoire des Chilien·nes et des Québécois·es, tant au sein de la génération ayant vécu les événements tragiques de cette année que parmi les générations plus récentes. C’est pourquoi nous avons cru que le 50e anniversaire de ce coup d’État méritait d’être souligné avec une publication nous permettant à la fois de nous rappeler des événements de l’époque et de comprendre leur portée.

Pour ce faire, nous avons préparé un dossier divisé en deux grandes parties : la première, composée d’un choix de témoignages de personnes ayant vécu le coup d’État, permet de rafraîchir notre mémoire et d’apprendre en détail la signification de ces journées historiques pour les Chiliens, mais aussi pour les Québécois. Et la deuxième, de nature analytique, issue d’études universitaires récentes, jette un nouvel éclairage sur les conséquences que l’expérience de l’Unité populaire, puis de son arrêt brutal avec le renversement de Salvador Allende, ont eues sur le Québec dans les années 1970.

Première partie : les témoignages

Le coup d’État de 1973 et ses suites ont donné lieu à un grand nombre de témoignages, autant de la part de ses protagonistes les plus connus (anciens ministres d’Allende, ex-parlementaires et chefs de parti, artistes et écrivain·es) que de celle de militant·es de base ou de simples sympathisant·es qui ont voulu laisser leur mémoire des faits vécus. Dans la grande majorité des cas, il s’agit d’oeuvres individuelles, les publications réunissant un groupe de témoins ne sont pas nombreuses et ayant tendance à porter à la fois sur la journée du 11 septembre, de la répression subie dans les semaines et les mois ultérieurs, et, dans bien de cas, de l’exil.

On retrouve ce genre d’expériences dans deux études d’importance. La première, celle de Thomas Wright et Rody Oñate[15], porte essentiellement sur les méthodes utilisées pour quitter le Chili après le coup d’État. Les témoignages livrent des informations riches et détaillées sur l’exil et le refuge, notamment sur les réseaux clandestins et diplomatiques qui ont facilité la sortie de celles et ceux contraints de fuir leur pays. Contrairement aux témoignages recensés dans ce dossier, cependant, ces récits procurent très peu de détails sur la journée du 11 septembre. Dans la seconde étude, celle d’Eduardo Castillo[16], plusieurs des auteur·trices ne se trouvaient pas au Chili au moment du coup d’État. De plus, certains témoignages ne portent pas spécifiquement sur le déroulement de cette journée, mais plutôt sur l’époque de la dictature. Notre étude, en revanche, se concentre sur le vécu des témoins lors de la journée du coup d’État (neuf sur onze étaient au Chili au moment des événements), avec les témoignages de personnes de diverses origines : cinq Chiliens, cinq Québécois et une personne originaire d’Haïti, qui résidait au Chili depuis plusieurs années avant 1973.

En choisissant d’interviewer un groupe de témoins somme toute réduit – onze au total –, nous n’avions certes pas l’intention de livrer un portrait exhaustif de ce que fut la journée du 11 septembre 1973 et des jours qui l’ont suivi. Nous avons plutôt voulu donner une idée de la manière dont ces événements ont été vécus, dans l’intimité même des sujets de l’époque. Ces récits mettent de plus l’accent sur les liens avec le Québec, ce qui constitue une autre contribution importante des témoignages que nous avons colligés dans la première section du dossier.

De façon plus spécifique, les témoignages font vivre certains aspects de ce qu’avait été le gouvernement de l’Unité populaire et sa tentative de changer le pays. Ils rappellent aussi les difficultés et les tensions existantes dans les semaines ayant précédé le coup d’État. Ensuite, les témoins nous livrent en détail la journée du 11 septembre, qu’ils ont vécu de diverses façons. Toutes ces personnes ont connu un 11 septembre différent. Trois d’entre elles se sont retrouvées au milieu des actions des putschistes, et l’une d’elles a participé à une action de résistance. Ces acteur·trices ont tous, par la suite, payé un lourd tribut du fait de leur condition de militants dans des partis de la gauche, subissant l’emprisonnement et la torture. Une quatrième personne, d’origine québécoise, a vécu aussi cette terrible expérience, même si elle n’était pas une militante politique. Trois des témoins chilien·nes n’ont pas subi les effets immédiats de la répression, mais leurs récits nous font vivre l’atmosphère qui régnait dans les familles et les quartiers lors du coup d’État et des jours subséquents. L’un d’eux a vécu une expérience dramatique en essayant de défendre les droits des détenus dans les semaines qui ont suivi le coup d’État. Un témoin québécois, accompagné de son épouse, nous livre un récit détaillé sur un aspect très peu connu, le comportement de l’ambassadeur du Canada envers ceux et celles qui demandaient à être protégés par sa représentation diplomatique. Enfin, les récits des deux témoins qui vécurent les événements au Québec nous font sentir comment les nouvelles du renversement d’Allende ont été reçues par la population et comment, dès le départ, des organisations de solidarité ont été mises sur pied pour oeuvrer en faveur des victimes de la dictature. L’un de ces témoignages offre une vision assez critique des relations entre les Québécois·es et les Chilien·nes dans la période suivant le coup d’État.

Toutes les personnes interviewées nous expliquent aussi comment, et dans quelles circonstances, elles ont réussi à partir pour le Québec – dans le cas des Chilien·nes – ou à le regagner, dans le cas des Québécois·es. Et tous et toutes achèvent leur témoignage avec une vue d’ensemble sur ce que fut pour eux l’expérience de l’Unité populaire et s’interrogent sur sa possible validité, à l’époque actuelle.

Seconde partie : les enquêtes historiques

La seconde partie de ce dossier est de nature analytique. Elle rassemble six études originales, rédigées par sept chercheur·ses. La plupart sont historien·nes de formation, bien que le dossier ne se limite pas à ce seul champ disciplinaire. Tous et toutes adoptent une perspective historique pour sonder la problématique suivante : comment pouvons-nous mieux comprendre les moteurs de changement qui ont contribué à façonner la société québécoise des années 1970 en intégrant le Chili dans nos enquêtes historiques ? Les réponses proposées dans cette seconde partie adoptent des approches variées et complémentaires. Pris dans leur ensemble, les articles permettent de tisser une large toile d’influences et de transferts culturels qui ont eu lieu au gré des échanges entre des acteur·trices chilien·nes et québécois·es, de même qu’au sein de réseaux de solidarité mis sur pied au Québec pour venir en aide aux réfugié·es chilien·nes.

Notre intention d’explorer les liens Québec-Chili au cours des années 1970, et plus spécifiquement les impacts que les rêves et les désillusions associés à l’expérience de la voie chilienne du socialisme ont eus sur les scènes politique et sociale au Québec, rejoint celle d’un corpus historiographique en expansion et qui offre un regard nouveau sur les dimensions sociale, culturelle et politique des relations entre le Québec et l’Amérique latine. Les études les plus achevées sur les influences de l’expérience vécue de séjours dans l’hémisphère sud sur la formation de consciences politiques et spirituelles dans le Québec de la seconde moitié du vingtième siècle sont celles de Catherine LeGrand[17], Maurice Demers[18] et Catherine Foisy[19]. Leurs recherches respectives sur l’axe missionnaire Québec-Amérique latine démontrent que l’expérience du missionnariat québécois dans les Amériques et les Caraïbes a eu un impact profond dans l’évolution du catholicisme progressiste québécois, de même que dans l’organisation de mouvements sociaux et de réseaux de solidarité dans les milieux paysans latino-américains[20].

Ces contributions font écho à celles de chercheur·ses qui ont mis de l’avant l’influence de la pensée anti-impérialiste et tiers-mondiste dans l’histoire politique et culturelle du Québec. Au cours de la dernière décennie, une cohorte d’historien·nes du Canada, inspiré·es par le tournant transnational et les approches impériales dans l’écriture de l’histoire, ont engendré un nouveau champ d’études novateur sur les connexions passées entre le Canada et le Sud global[21]. Une des contributions les plus notoires de ce champ encore en expansion a été de recentrer l’histoire du Québec dans son contexte interaméricain. Par exemple, l’intérêt que Sean Mills[22], Daniel Poitras[23] et Michel Nareau[24] ont porté à l’influence du modèle révolutionnaire cubain sur les mouvements politiques, étudiants et sociaux dans le Montréal des années 1960 et 1970 permet de réviser les interprétations courantes de la Révolution tranquille à la lumière de facteurs internationaux[25].

Ainsi, un nombre croissant d’études contribuent à mettre en lumière les histoires connectées des mouvements de solidarité Québec-Amérique latine, mais il reste encore beaucoup à faire sur le sujet. Les impacts que les relations nord-sud ont eus dans la société civile, les mouvements sociaux et les partis politiques québécois demeurent encore largement sous-estimés dans l’histoire du Québec, quand ils ne sont pas carrément ignorés. Les collaborateur·trices qui prennent part à ce numéro spécial souhaitent poursuivre l’exploration de ces relations nord-sud à travers les liens Québec-Chili. Plusieurs avaient d’ailleurs déjà travaillé sur le sujet. Dans le cadre de la commémoration du 50e anniversaire du coup d’État, il s’agissait donc d’approfondir certains pans de leurs enquêtes passées ou en cours, de façon à réfléchir aux héritages chiliens qui traversent une partie du passé québécois. Au-delà de la mémoire du coup d’État, il nous semblait important de procurer des textes analytiques ayant pour objectif de retracer les jeux d’influences et de transferts qui ont eu lieu du Chili vers le Québec. Ces connexions ont été d’autant plus significatives que le Québec évoluait alors au rythme accéléré de la Révolution tranquille.

L’article de Nikolas Barry-Shaw révèle les liens étroits qui ont uni l’histoire de l’expérience chilienne vers le socialisme à celle du Parti québécois au début des années 1970. Impossible de comprendre le choix politique du PQ vers l’étapisme, avance Barry-Shaw, sans prendre en considération le traumatisme et les craintes suscitées par le renversement de Salvador Allende en septembre 1973. Bien sûr, le Chili de l’Unité populaire (UP) suscitait d’abord beaucoup d’espoir dans les rangs péquistes : la prise de pouvoir par le président Allende semblait démontrer que l’accès au socialisme et à la souveraineté nationale par la voie démocratique était possible. Or, comme le rappelle l’étude de Barry-Shaw, cet enthousiasme fut de courte durée. Le coup d’État de septembre 1973 anéantissait l’optimisme des troupes de René Lévesque. Selon les tenants de l’étapisme, l’exemple chilien devint la preuve que l’impérialisme états-unien, de même que les grandes compagnies multinationales, n’hésiteraient pas à se mêler de la scène québécoise si les ambitions de son peuple devenaient trop grandes. Au moyen d’un détour vers la scène chilienne, l’auteur jette une lumière nouvelle sur la perte de vitesse de la gauche péquiste à partir du milieu des années 1970.

Catherine Foisy et Christophe Genois-Lefrançois explorent le rôle du Chili pendant la période de l’UP (1970-1973) dans la consolidation d’une gauche catholique politisée et révolutionnaire au Québec. Pour ce faire, ils s’intéressent aux parcours et aux influences théologiques et politiques qui ont uni le groupe chilien Cristianos por el socialismo (Chrétiens pour le socialisme) au Réseau des politisés chrétiens (RPC), un regroupement québécois de chrétiens ouvertement socialistes, fondé en 1972 par Yves Vaillancourt. Leur étude démontre l’influence déterminante que les membres du CPS chilien exercèrent sur la pensée politique et oecuménique de Vaillancourt, et en retour sur le parcours du RPC au Québec. Ces influences chiliennes, qui se sont exercées par la voie de la circulation des idées et des acteurs dans l’hémisphère, démontrent Foisy et Genois-Lefrançois, ont directement contribué à l’éclosion d’une lecture chrétienne non seulement socialiste et révolutionnaire, mais aussi indépendantiste et en adéquation avec les réalités sociales propres au Québec des années 1970.

Maurice Demers examine également des connexions religieuses entre le Québec et le Chili. Travaillant telle une abeille, Demers butine d’un thème à l’autre, créant au fil du récit une série d’alvéoles qui éclairent la connexion religieuse et socialiste au Québec sous l’angle de la solidarité avec le Chili. Son enquête est complémentaire de celle de Foisy et de Genois-Lefrançois en cela qu’elle approfondit l’analyse des contributions que des chrétiens socialistes québécois ont léguée au mouvement de solidarité Québec-Chili, cette fois après le renversement d’Allende en 1973. Demers démontre que les communautés religieuses du Québec ont contribué aux efforts solidaires avec le Chili de diverses façons. Elles le faisaient parfois à travers leurs revues qui reprenaient et qui faisaient circuler dans leurs pages les campagnes de la société civile en appui au Chili. À d’autres occasions, c’est l’implication directe de missionnaires québécois, de retour du Chili à la suite du coup d’État, qui a joué un rôle clé dans la mobilisation citoyenne en appui au peuple chilien. En témoigne l’amitié sincère qu’ont développée le religieux Jean Ménard et le socialiste et syndicaliste Michel Chartrand au rythme de leur implication dans la solidarité Québec-Chili. Le regard de l’auteur se tourne ensuite du côté de Claude Lacaille, père de la Société des Missions-Étrangères. Ce dernier fonctionnait à rebours des mouvements migratoires : Lacaille est parti en mission au Chili en 1975, en plein coeur de la dictature, avec l’intention de participer à la résistance populaire chilienne. Il a notamment contribué à la vitalité de l’Église populaire chilienne. Enfin, Demers étudie le cas de Flora Fernández, une femme emprisonnée au Chili durant la dictature dans une prison qu’administraient les soeurs du Bon-Pasteur. Par cet aparté, il interroge la signification plurielle de la solidarité, les multiples formes qu’elle peut prendre pour résister face à la violence et la brutalité dictatoriale.

Roberto Hervas approfondit dans son étude certains pans de son mémoire de maîtrise, complété en 1997 à l’Université du Québec à Montréal, portant sur les organisations de solidarité avec le Chili qui se sont formées à Montréal dans la foulée du coup d’État de septembre 1973. À l’époque, la recherche au Québec s’intéressait peu aux thématiques de la solidarité nord-sud. Hervas apparaît donc comme une figure pionnière du corpus historiographique sur la solidarité Québec-Chili. L’analyse qu’il propose dans ce dossier révèle toute l’importance qu’a eue le Comité de solidarité Québec-Chili dans l’organisation de l’appui au peuple chilien durant la dictature de Pinochet. Il expose en détail le fonctionnement du comité, les différentes périodes qu’il a traversées sur le plan de ses activités solidaires et de la mobilisation de ses membres, ses liens étroits avec les milieux populaires et syndicaux québécois, et enfin les analyses marxistes et anticapitalistes qui ont sous-tendu et orienté les actions du groupe au fil du temps. Hervas rappelle également certains conflits qui affectèrent l’évolution du comité Québec-Chili, notamment entre d’une part les Québécois responsables de son organisation, et de l’autre des réfugié·es chilien·nes, nouvellement arrivé·es au Québec et souvent déconnecté·es des conflits sociaux et politiques qui traversaient alors la société québécoise. Son analyse fait écho à l’étude de Demers, dont une partie porte sur la participation des religieux au Comité Québec-Chili, et à certains témoignages qui mettent en scène, dans la première partie du dossier, des acteur·trices ayant participé, de près ou de loin, au Comité de solidarité Québec-Chili.

Geneviève Dorais poursuit une piste de recherche posée dans l’enquête d’Hervas, soit celle portant sur le mouvement d’opposition que le Comité de solidarité Québec-Chili a organisé à l’encontre de la multinationale Noranda (1975-1980). Si Hervas prend soin de répertorier cette campagne parmi les nombreuses activités de solidarité du Comité, Dorais en fait son objet d’étude central dans le texte qu’elle fait paraître dans ce dossier. Son analyse démontre que la campagne de solidarité menée contre les investissements de cette entreprise canadienne au Chili, alors que le pays était sous dictature militaire, a eu des conséquences non seulement pour la solidarité Québec-Chili, mais aussi et surtout pour le mouvement syndical québécois. Les stratégies du Comité Québec-Chili, remarque l’autrice, différaient de celles que mobilisaient certains de leurs allié·es canadien·nes dans la campagne à la fin des années 1970. L’enjeu central pour ses membres n’était pas de suspendre les investissements de la Noranda en attendant que cessent les violations de droits de la personne sous Pinochet. Il s’agissait plutôt d’expliciter aux travailleurs et travailleuses du Québec le fonctionnement de l’impérialisme canadien, du capitalisme global plus largement, et de faire la lumière sur leurs conséquences néfastes pour les classes ouvrières chiliennes et québécoises. Le Comité Québec-Chili cherchait ainsi à politiser la campagne contre la Noranda. L’enquête de Dorais conclut que si la campagne n’a pas semblé avoir d’effet notable sur les dirigeants de la compagnie, le Comité Québec-Chili a néanmoins réussi à transformer cette mobilisation en opportunité d’éducation politique et anticapitaliste dans les mouvements populaires et syndicaux du Québec.

José Del Pozo offre une version remaniée, traduite et mise à jour d’un article écrit en espagnol en 2014, dans lequel il analyse les relations tissées entre deux générations de militant·es chilien·nes et les partis politiques québécois. À l’origine, il y avait un terrain commun. En effet, même si plusieurs des Chilien·nes montraient un certain mépris envers la vie démocratique qualifiée de « bourgeoise », ils et elles étaient rompus aux pratiques institutionnelles de la politique. De plus, ces acteur·trices trouvaient un certain parallèle entre la quête de l’indépendance au Québec et la volonté du Chili d’Allende de nationaliser leurs richesses contrôlées par des entreprises états-uniennes. L’auteur montre comment cette relation a évolué à travers le temps : si pendant les années de la dictature les Chilien·nes faisaient preuve d’une attitude pragmatique, s’intéressant principalement aux partis qui pouvaient leur être utiles dans leurs actions de dénonciation du régime oppresseur sans s’immiscer beaucoup dans la politique québécoise, cette attitude a évolué avec le temps. Ce changement fut favorisé par la transition à la démocratie au Chili et par le fait que le séjour des Chilien·nes au Québec, au début perçu comme transitoire, devenait une situation permanente. Ainsi, bon nombre de Chiliens ont commencé à militer dans des partis politiques au Québec, certains d’entre eux étant élus à des postes de député fédéral ou provincial, sans pour autant délaisser leur intérêt pour le Chili. Dans cette relation, on peut parler d’influences réciproques : les témoignages indiquent que les Chilien·nes ont appris à apprécier davantage les vertus du débat démocratique et à respecter davantage les opinions adverses, alors que les Québécois·es ont appris à se familiariser avec « l’autre » et à renforcer ses pratiques solidaires.

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Que retenir, cinquante ans plus tard, des échanges entre les sociétés chilienne et québécoise provoqués par le renversement du premier gouvernement socialiste de l’histoire qui fut démocratiquement élu ? La lecture du présent dossier insufflera aux lecteur·trices une diversité de réponses. C’est à tout le moins ce que nous espérons, et ce qui a en partie motivé l’emploi de diverses formes de récits et de transmission de connaissances pour traiter de l’époque étudiée. Considérés dans leur ensemble, ces témoignages et analyses historiques démontrent l’importance des échanges nord-sud dans l’évolution de certains milieux sociaux, religieux et politiques dans le Québec des années 1970. Les témoignages font revivre l’événement dramatique que fut le coup d’État de 1973 au Chili, honorant ainsi le devoir de mémoire qui s’impose dans le cadre des activités internationales de commémoration du 50e du coup d’État chilien. Ils expliquent aussi l’intérêt que plusieurs Québécois·es avaient envers l’expérience chilienne et rendent compte des chemins qu’ont suivis les témoins pour aboutir au Québec, ou encore pour y retourner, dans les cas des participant·es originaires de la Belle province. Les articles analysent l’impact que les événements du Chili ont eu sur la vie politique au Québec, sur le processus de solidarité internationale et sur les interactions entre les nouveaux venus et la population locale, autant de sujets qui jalonnent l’histoire québécoise du dernier demi-siècle.