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Une monographie issue de l’adaptation d’une thèse a souvent l’avantage d’avoir une structure argumentative particulièrement claire. C’est le cas pour cet ouvrage, publié à titre posthume, Entre corporatisme et libéralisme. Le patronat québécois dans l’après-guerre, dans lequel le très regretté historien et politologue Michel Sarra-Bournet nous livre une adaptation de sa thèse soutenue en 1995. Spécialiste de la période duplessiste, Sarra-Bournet nous livre un regard inédit sur la transition du duplessisme vers la Révolution tranquille à travers les conflits idéologiques qui agitent le « Québec Inc. » naissant.

Une partie de l’historiographie québécoise a longtemps postulé que la société québécoise était une société homogène dominée par le clérico-nationalisme jusqu’au début des années 1960. Sarra-Bournet affirme au contraire que le Québec d’après-guerre est déjà « une société hétérogène » et conflictuelle sur le plan social et idéologique, c’est-à-dire une « société politisée » dans laquelle « les conflits sociaux tendent à s’y résoudre à travers le système politique » (p. 37). Pour lui, cette pluralité idéologique existe au sein même du patronat québécois. Ainsi, à travers une analyse du discours de deux groupes d’hommes d’affaires francophones entre 1943 et 1969, l’Association professionnelle des industriels (API) et la Chambre de commerce de Montréal (CCDM), Sarra-Bournet affirme qu’il existe un conflit idéologique qui repose sur des « cultures politiques différentes » entre une API plus corporatiste, inspirée par la doctrine sociale de l’Église, et une CCDM plus libérale (p. 39). L’auteur démontre que, dès les années 1950, le patronat québécois rompt cependant assez vite avec les tentatives d’organisation par l’Église. En effet, la politisation de la société québécoise s’accompagne d’une décléricalisation des groupements patronaux et syndicaux. L’influence corporatiste de l’Église s’essoufflant, les groupes sociaux cherchent désormais à défendre leurs propres intérêts, notamment en tentant d’influencer un État par ailleurs de plus en plus interventionniste. Les groupes patronaux acceptent alors, pour un temps, une certaine conversion à ce que Sarra-Bournet nomme le « néolibéralisme ». Il entend par cela le compromis keynésianiste entre le capital et le travail qui a donné naissance à l’État-providence au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Ce « néolibéralisme » est alors porté par une « nouvelle classe moyenne » composée « d’intellectuels, de techniciens et de gestionnaires » qui s’impose au coeur de l’appareil d’État et dans les différents groupes sociaux, dont le patronat (p. 37).

Le cadre théorique de Sarra-Bournet repose sur le postulat que les champs économiques et sociaux se « conditionnent réciproquement » et agissent conjointement sur le champ politique. Cependant, le contexte idéologique vient nuancer ce conditionnement, évitant ainsi le piège du déterminisme. Lorsque l’idéologie des acteurs sociaux, c’est-à-dire leur vision du monde, entre en contradiction avec la réalité objective de leurs conditions socio-politico-économiques, un « mouvement historique » s’opère. Ainsi « l’idéologie peut donc retarder ou accélérer le changement politique » (p. 43).

L’auteur contribue au mouvement historiographique québécois qui s’est penché sur l’émergence de la société civile et des groupes sociaux qui la composent tels que les syndicats ouvriers ou les technocrates dans l’après-guerre québécois. Des historiens comme Stéphane Savard, Julien Prud’homme ou Jean-Philippe Warren cherchent ainsi à analyser les nouvelles cultures politiques qui découlent de l’action de ces groupes d’acteurs. Cet ouvrage rappelle que, dès 1995, Sarra-Bournet fut un pionnier de ce mouvement en analysant l’étude du rôle, souvent négligé, du patronat.

Afin d’analyser le discours de l’API et de la CCDM, Sarra-Bournet se plonge dans les archives permettant de faire ressortir les différentes idéologies des membres de ces deux associations, principalement dans les publications issues des fonds des associations étudiées. Il s’appuie également sur des entrevues menées auprès d’acteurs historiques importants tels que Gérard Dion, Georges-Henri Dagneau, Jacques Melançon, François-Albert Angers, Raymond Tremblay, Ghislain Dufour, Roland Parenteau, Michel Bélanger, Marcel Masse et Claude Morin (p. 8).

L’ouvrage est divisé en six chapitres. Dans le premier, Sarra-Bournet présente le contexte économique, social et politique dans lequel s’effectue l’évolution idéologique des groupes patronaux au Québec entre 1943 et 1969. Il fait ressortir une évolution lente de la société québécoise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans laquelle il relativise en partie l’importance de la césure de 1960 en analysant des thèmes classiques de la période tels que l’urbanisation, le rattrapage économique des francophones ou la syndicalisation. L’auteur estime que l’État québécois, grâce à des réformes institutionnelles importantes, effectue alors un rattrapage qui l’a rendu « plus conforme à la réalité économique et sociale » d’un Québec en mutation (p. 44). Les réformes portées par le gouvernement Lesage sont à la fois trop rapides pour les franges plus conservatrices de la société et trop lentes pour les groupes plus réformistes. Les différentes critiques portées contre ces réformes révèlent l’hétérogénéité idéologique du Québec que la figure tutélaire de Duplessis avait pour partie réussi à dissimuler. Dans le deuxième chapitre, Sarra-Bournet analyse l’évolution idéologique de l’API. Fondée en 1943, l’API est d’abord une « organisation patronale catholique » (p. 77). À l’instar de son pendant ouvrier, la CTCC, l’API est alors marquée par la doctrine sociale de l’Église et le corporatisme. Cependant, face à la montée des revendications ouvrières, notamment après la grève d’Asbestos de 1949, les membres de l’API durcissent leur discours et l’organisation passe d’une idéologie de collaboration à une idéologie de lutte de classes, cherchant à défendre les intérêts du patronat (p. 99). Au tournant des années 1950, l’API abandonne donc temporairement son idéologie corporatiste.

Dans le troisième chapitre, Sarra-Bournet analyse l’évolution idéologique de la CCDM. Cette dernière naît d’une scission du Montreal Board of Trade en 1887 pour défendre les intérêts des hommes d’affaires canadiens-français. Moins radicale que l’API en matière de relations ouvrières, elle défend cependant des idées libérales classiques favorisant l’entreprise privée contre l’interventionnisme d’État. Au tournant des années 1950, dans un contexte international où l’influence du bloc socialiste grandit, la CCDM accepte toutefois de s’inscrire temporairement dans le compromis social-démocrate d’après-guerre acceptant le principe de la « responsabilité sociale » des élites économiques et une certaine intervention étatique (p. 156). Ce tournant « néo-libéral » est dû en partie à l’embauche au sein de l’organisation d’une nouvelle génération d’experts (dont Jacques Parizeau) convaincus par ces idées plus réformistes. Dans le chapitre suivant, Sarra-Bournet analyse l’action et la structure des deux organisations. L’API se décléricalise peu à peu pour devenir une association de défense du patronat québécois en tant que classe. Cette évolution se remarque à travers un discours marqué par l’antisyndicalisme et la défense de l’entreprise privée. Elle défend ses positions notamment en présentant chaque année un mémoire auprès de Duplessis. La CCDM, quant à elle, favorise un travail d’expertise économique, la présentation de mémoires auprès du gouvernement et les prises de position publique grâce à un service de recherche particulièrement efficace. À l’origine de la création de la commission Tremblay en 1953, la CCDM inaugure ainsi « une nouvelle période dans les relations sociopolitiques au Québec », celle des groupes de pression (p. 189).

Dans le cinquième chapitre, Sarra-Bournet expose la réaction des deux organisations à l’interventionnisme étatique du gouvernement provincial à partir de 1960. Dans les premières années du gouvernement Lesage, les deux organisations semblent adhérer au projet « néocorporatiste » de planification économique orchestré par l’État provincial autour du Conseil d’orientation économique du Québec (COEQ). Cependant, chacune des organisations en a une vision différente : la CCDM y voit un simple organisme de consultation alors que l’API, influencée par ses origines corporatistes, y voit un véritable organisme de concertation entre les partenaires sociaux et l’État. Finalement, la planification économique se limite à l’action gouvernementale, « la participation de la société civile » se terminant par un échec (p. 260). Dans le dernier chapitre, l’auteur expose la réaction des deux associations à « l’effritement du consensus de la Révolution tranquille » (p. 260). Au milieu des années 1960, le discours de l’État employeur se durcit à l’égard des syndicats alors que ces derniers se radicalisent. Les employeurs cherchent à s’organiser pour faire « contrepoids à l’État et aux centrales syndicales » (p. 296). On assiste alors au début d’une plus forte intégration du patronat québécois autour du Conseil du patronat (CPQ). Ayant fortement bénéficié des investissements économiques de l’État, le patronat québécois est désormais en position de force alors que les relations entre les syndicats et le gouvernement provincial se refroidissent. Abandonnant le compromis conjoncturel entre le capital et le travail, le patronat québécois revient à un libéralisme classique au tournant des années 1970.

On remarque chez Sarra-Bournet une lecture marxisante de l’histoire québécoise. Ainsi, l’infrastructure socio-économique influence la superstructure idéologique, même si l’auteur relativise le déterminisme qui en découle. Il souligne d’ailleurs que l’API elle-même finit par raisonner en termes de lutte des classes. De même, la composition sociale des deux organisations détermine en partie leur évolution idéologique. Ainsi, le fait que l’API soit essentiellement composée de patrons favorise le passage vers la défense des intérêts du patronat lorsqu’ils ont pris conscience de leur intérêt de classe (p. 103 et 107). À l’opposé, la présence de professionnels et d’intellectuels au sein de la direction de la CCDM va favoriser une idéologie libérale classique et une plus grande modération en ce qui concerne les relations patrons-ouvriers (p. 128). Enfin, au tournant des années 1960, l’embauche d’une nouvelle génération de « cadres » et de « conseillers-techniques » issus de la « nouvelle classe moyenne », dont l’interventionnisme d’État favorisait les intérêts, a provoqué un certain recadrage idéologique de l’association en faveur du « néo-libéralisme » (p. 212). Ainsi, Sarra-Bournet écrit : « La “nouvelle classe moyenne”, dont les membres étaient actifs au sein de la plupart des organismes privés dans les années 1950, a été le principal porte-parole du néolibéralisme et du néonationalisme au Québec […]. Puis, à la fin des années 1960, l’ascension d’une nouvelle bourgeoisie francophone […] annonçait le retour des idéologies antiétatistes » (p. 297). L’auteur donne ainsi un portrait précis et nuancé du passage du libéralisme classique au compromis keynésianiste d’après-guerre, notamment sur les résistances qui perdurent au sein même de l’élite économique en plein coeur de ce compromis. Il expose par exemple la défense par la CCDM du principe d’autonomie des provinces comme résistance au keynésianisme fédéral, une observation souvent réservée aux politiciens duplessistes. L’apport principal de cette étude est d’ailleurs la mise en lumière des jeux de rapports de force idéologiques et politiques entre différents groupes de la société civile, notamment les groupes patronaux, et l’État. Il apporte ainsi un éclairage nouveau sur la naissance progressive d’une société pluraliste moderne au Québec entre 1940 et 1970.