Corps de l’article

Lors d’une rencontre avec celui qui était directeur-gérant du club de hockey Canadien, Serge Savard, le premier ministre François Legault y est allé d’une affirmation plutôt étonnante en affirmant que « [l’Union nationale], maintenant ça s’appelle la CAQ[1] ». Le sujet a également rebondi à l’Assemblée nationale lors d’un échange corsé entre François Legault et le chef parlementaire de Québec solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois, lorsque le premier ministre lui a répondu sèchement : « Le chef de Québec solidaire nous parle de Maurice Duplessis. Il avait beaucoup de défauts, mais il défendait sa nation. Il n’était pas un woke comme le chef de Québec solidaire[2]. »

Derrière ce qui apparaît une boutade et au-delà de la joute partisane dans l’enceinte parlementaire se cache en fait une question de fond sur la nature idéologique de la formation caquiste. En effet, si on peut communément décrire la Coalition Avenir Québec (CAQ) comme un parti politique de centre-droit, il reste que les interrogations demeurent quant à savoir à quel point elle représente une formation différente de celles du passé. Faut-il l’inscrire, comme l’a fait François Legault, dans la lignée d’une « nouvelle » Union nationale (UN), certes différente du passé puisque c’est l’UN qui a accroché le crucifix sur les murs de l’Assemblée nationale et la CAQ qui l’a décroché ? Cette question du lien avec le duplessisme, qui s’était d’ailleurs posée à propos de l’Action démocratique du Québec (ADQ)[3], continue de l’être aujourd’hui pour la CAQ[4]. Il s’agit de voir si la CAQ est réellement une nouvelle incarnation de ce courant nationaliste autonomiste et en faveur de l’économie de marché, mais qui n’est pas nécessairement antiétatiste. Plus précisément, l’article repose sur la thèse selon laquelle la CAQ est parvenue à réanimer la voie autonomiste en raison des évolutions idéologiques survenues à partir du milieu des années 2000, ce qui a permis au parti d’entreprendre le virage nationaliste de 2015, un virage entraînant des conséquences sur les relations intergouvernementales canadiennes. Pour étayer cette thèse, notre démarche sera structurée selon les quatre axes suivants.

Dans un premier temps, nous examinerons quelques-uns des changements idéologiques qui ont permis aux caquistes de se reconnecter au nationalisme canadien-français et de se décrire comme étant une coalition, au sens fort du terme, au point d’évoquer Duplessis. Voilà qui impliquera d’examiner le travail d’intellectuels qui, comme Mathieu Bock-Côté, que le premier ministre lit avec intérêt[5], ont critiqué les orientations du souverainisme québécois et qui ont aussi cherché à réhabiliter la mémoire de l’UN. C’est ce qui nous amènera, dans un deuxième temps, à revenir sur le virage nationaliste entrepris par la CAQ, car il s’agit d’un moment fondamental qui permet au parti de trouver un nouvel équilibre entre l’approche de la droite économique et les revendications autonomistes. Dans un troisième temps, nous examinerons l’incidence de l’idéologie caquiste sur les relations intergouvernementales canadiennes. Le gouvernement de la CAQ, avec ses priorités identitaires, avance des revendications autonomistes (par exemple, sur l’immigration) qui ont compliqué les relations avec Ottawa. C’est ce qui nous permettra, dans un quatrième temps, de procéder à une comparaison en bonne et due forme, de répondre à la question posée en titre et de montrer que la CAQ veut effectivement jouer un rôle de rassemblement des forces nationalistes grâce à des orientations similaires à l’approche autonomiste du passé.

L’émergence de la CAQ et le contexte idéologique

L’arrivée au pouvoir d’un parti politique découle de nombreuses raisons qui peuvent être circonstancielles, institutionnelles ou idéologiques. Pour réussir à remplacer l’un des deux grands partis traditionnels, la CAQ devait minimalement ravir des électeurs pour sortir de la position inconfortable de tiers parti. Jusqu’à l’élection de 2014, le parti semblait croire qu’il pouvait arriver à un positionnement de droite, similaire à celui des conservateurs canadiens, mais adapté à la réalité québécoise. Après deux échecs consécutifs en 2012 et en 2014 (et ceux de l’ADQ auparavant), il est apparu manifeste que la CAQ devrait opérer des changements idéologiques et programmatiques, ce qui a été fait avec le virage explicitement nationaliste de 2015, sur lequel nous reviendrons dans la prochaine section. Or, ce virage programmatique entrepris par les caquistes s’inscrit dans un contexte de changements, dans le paysage idéologique, qui ont permis à la CAQ de prôner un retour aux racines canadiennes-françaises du nationalisme et à François Legault de décrire tout bonnement la CAQ comme une nouvelle Union nationale, sans que cela soulève quelque controverse que ce soit, ce qui aurait été impensable il y a seulement une décennie.

En effet, au moment où Mario Dumont incarnait l’autonomisme, la référence à Duplessis était encore chargée négativement, c’est-à-dire qu’elle servait à discréditer le projet adéquiste. Ainsi, en 2007, Bernard Landry affirmait que, si le projet duplessiste se défendait à son époque, celui de l’ADQ apparaissait aller contre la modernité même : « Mais ça fait 50 ans de ça ! Pourquoi un chef politique, Mario Dumont, après deux référendums, après Bourassa, après Lévesque, après le lac Meech, viendrait-il prêcher la doctrine de Duplessis ? […] Duplessis dans son temps était moderne. Celui qui essaie de le copier aujourd’hui est le contraire de la modernité même si c’est un jeune chef[6]. » Le chef de l’ADQ se voyait alors associé à cette image qui l’enracinait dans la Grande Noirceur et qui le faisait apparaître comme un reliquat du passé. En entrevue, Dumont prenait donc ses distances face à cette figure encore infamante que représentait Duplessis : « Je ne suis pas d’accord avec lui sur les questions d’éducation, affirmait Dumont en entrevue à L’actualité. Mais c’était une autre époque, que je n’ai pas connue. L’Union nationale a disparu, parce qu’elle n’avait plus sa place. Ceux qui me comparent avec Duplessis font partie de cette vague d’intellos qui essaient de noircir tout ce qui ne correspond pas à leur vision[7]. » Au milieu des années 2000, le rapprochement avec l’autonomisme duplessiste restait encore une étiquette dont il fallait se départir sous peine d’être discrédité politiquement.

Mais une autre « vague d’intellos », pour reprendre l’expression de Dumont, a progressivement proposé de changer le regard porté sur Duplessis, son gouvernement, ses politiques et son approche autonomiste. Il y avait eu dans le passé des travaux critiques sur le duplessisme, d’autres plus bienveillants et, enfin, des tentatives de relecture pour établir un portrait plus juste de la situation[8]. L’identification de l’idéologie du gouvernement duplessiste avait notamment donné lieu à des travaux de sociologues qui proposaient une nouvelle interprétation, dite libérale, du régime[9]. On insistait alors sur son caractère libéral sur le plan économique, ce qui s’incarnait dans l’opposition au mode de régulation providentialiste et à la centralisation venant d’Ottawa, ainsi que dans la défense des institutions traditionnelles du Québec. La résistance libérale à l’État-providence se mariait ainsi avec le conservatisme, produisant ce qu’il est possible d’appeler un régime duplessiste.

Par contre, au détour des années 2010, il ne s’agissait pas seulement de porter un regard historique nouveau sur le personnage, mais surtout, pour certains intellectuels, de forger une nouvelle mémoire de l’époque, c’est-à-dire une mémoire moins hostile à Duplessis. C’est notamment avec le collectif Duplessis, son milieu, son époque, paru dans le cadre du 50e anniversaire de sa disparition, qu’on retrouve une tonalité différente des lectures du passé avec un effort et une volonté affirmée par quelques auteurs du collectif de réhabiliter l’héritage de Duplessis, lequel aurait été traité injustement, notamment en raison de la trop grande insistance mise sur la dichotomie entre la Grande Noirceur et la Révolution tranquille[10]. C’est le point de départ du chapitre de Mathieu Bock-Côté, qui visait clairement à inscrire Duplessis dans un projet conservateur de refondation nationale[11] ou encore celui de l’historien Charles-Philippe Courtois, qui tentait de montrer que l’interprétation négative du duplessisme forgée par les cité-libristes était devenue la doxa adoptée « par nombre de souverainistes progressistes[12] ». C’est dans le même esprit de réhabilitation qu’un ex-député péquiste, Martin Lemay, a livré un essai au titre révélateur sur son intention, celle de se porter À la défense de Maurice Duplessis[13], et qui, préfacé par Mathieu Bock-Côté, tentait de sauver l’héritage du chef de l’Union nationale. Aux yeux de ces intellectuels, il faut forcément regarder autrement Duplessis et en développer une mémoire positive, et reconnaître son apport comme l’avait fait René Lévesque en 1977, lorsque celui-ci avait remis la statue de Duplessis devant l’Assemblée nationale alors que les libéraux de Jean Lesage l’avaient remisée loin des regards du public[14].

À ce mouvement de réhabilitation de cette figure du passé s’est ajoutée une autre dimension, qui est celle de la critique des orientations jugées trop progressistes prises par le mouvement souverainiste. Pour bien mesurer l’ampleur du changement intellectuel et idéologique, il faut souligner que cette intense critique des orientations du Parti québécois (PQ) est venue non pas d’intellectuels et de partisans associés au courant fédéraliste, mais d’intellectuels nationalistes dits conservateurs. Ce n’était pas la première fois que l’on assistait à des débats sur les orientations du PQ, mais ce qu’il y avait de particulier, c’est que le débat ne portait pas tant sur l’opportunité de tenir ou non un référendum que de s’interroger sur la nature nationale du projet souverainiste. Par exemple, l’ex-péquiste Jacques Brassard[15] a apporté de l’eau au moulin de la critique du discours souverainiste en reprochant au PQ d’avoir adopté un « nationalisme intégralement civique[16] » alors que d’autres ont voulu montrer la nécessité de revenir à un nationalisme axé sur la majorité francophone[17]. L’intellectuel qui a développé cette critique de ce qui a été perçu comme une dérive progressiste est, de nouveau, Mathieu Bock-Côté, avec le livre La dénationalisation tranquille[18], paru en 2007, un livre que cite d’ailleurs François Legault[19]. Bock-Côté y développe l’idée voulant que le souverainisme québécois, sous la férule du PQ, a perdu ce qui en faisait l’originalité et la distinction, à savoir que le nationalisme québécois découle d’un projet dont les racines plongent dans le passé et qui est articulé autour de quelques grandes figures d’importance (que ce soit Lionel Groulx, que Legault apprécie[20], ou Maurice Duplessis). Ainsi, les péquistes et les bloquistes ont erré en essayant de produire et d’imposer un nouveau logiciel national coupé du passé, et en fonction du multiculturalisme et du nationalisme civique. Sur le même thème, d’autres intellectuels ont reproché au mouvement indépendantiste d’avoir voulu faire l’union avec la gauche progressiste, une opération qui lui « sera fatale[21] ». Le passage d’André Boisclair a été particulièrement critiqué puisque l’on voyait en lui un chef choisi précisément pour satisfaire un électorat progressiste, mais qui ne serait pas endossé par l’électorat québécois[22].

L’ensemble de ces critiques a rendu possible et légitime, sur la scène intellectuelle et politique, le retour à un nationalisme axé sur la protection de l’identité québécoise, entendue comme étant celle de la majorité francophone de souche. Ces débats ont aussi trouvé une expression publique dans ceux, controversés, qui ont accompagné la commission Bouchard-Taylor. Cette dernière agissait ainsi comme un révélateur idéologique des tensions intellectuelles qui travaillaient non seulement le mouvement nationaliste, mais aussi les partis politiques.

Dans ce nouveau contexte idéologique, où la question nationale n’est plus appréhendée strictement à travers le couple indépendance/fédéralisme, mais aussi en fonction d’autres combinaisons apparues dans les deux dernières décennies, dont celle du duo conservatisme/progressisme[23], la CAQ a pu trouver non pas tant des arguments programmatiques qu’une légitimité nouvelle pour se ressourcer à un nationalisme traditionnel où la défense de l’identité collective francophone est érigée comme un impératif. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’il existe un lien de cause à effet entre les remises en cause intellectuelles et l’émergence de la CAQ (et de voir dans les noms mentionnés plus haut des intellectuels organiques), mais de souligner que la CAQ s’est retrouvée dans un contexte permettant de revenir à la troisième voie autonomiste sans que cela soit interprété comme un retour en arrière. Cette nouvelle synthèse nationaliste caquiste pouvait survenir seulement si l’opprobre pesant sur le passé national canadien-français s’estompait. Les changements décrits plus haut ont ainsi permis à un discours nationaliste de nature plus traditionnelle que celui des années 1960-70 de servir de base à la création d’une nouvelle coalition.

Le virage nationaliste de la CAQ

Le nationalisme de la CAQ se caractérise par une position autonomiste sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec ainsi que par une conceptualisation de l’identité québécoise qui se dissocie des notions multiculturalistes en mettant l’accent sur les racines canadiennes-françaises du Québec et qui prend ses distances des idées sociodémocrates associées au mouvement nationaliste depuis la Révolution tranquille.

Les racines adéquistes de la CAQ ont eu un impact important sur le positionnement politique du nouveau parti face à la relation entre le Québec et la fédération canadienne. La notion d’un nationalisme autonomiste, adoptée et promue par la CAQ, rejoint l’idée adéquiste d’un parti qui se situe à l’extérieur de la dichotomie entre fédéralistes et souverainistes. L’ADQ était elle-même née de ce type de nationalisme alors que l’aile jeunesse et les membres les plus nationalistes du Parti libéral du Québec avaient quitté un parti qu’ils ne croyaient pas assez revendicateur après les échecs des accords du lac Meech et de Charlottetown pour fonder une nouvelle formation nationaliste. Le nationalisme de l’ADQ avait initialement impliqué un appui à la souveraineté, mais le parti du Mario Dumont avait déclaré un moratoire de 10 ans sur les référendums d’indépendance après celui de 1995. L’ADQ avait par la suite pris une position résolument autonomiste en s’opposant à la tenue d’autres référendums tout en soutenant l’importance pour le gouvernement du Québec d’exercer une bonne partie des pouvoirs, alors entre les mains du gouvernement fédéral.

C’est ce que l’on pouvait lire dans un mémoire présenté à l’Assemblée nationale et qui était consacré au développement d’une citoyenneté multiculturelle. Dans le contexte de l’après-référendum de 1995, l’idée d’autonomie était puissamment affirmée par les adéquistes, qui prônaient un retour à la « réalité canadienne » :

C’est dans cet esprit, afin d’intégrer la dimension canadienne à une démarche d’autonomie pour le Québec, que l’Action démocratique du Québec a présenté à l’Assemblée nationale un projet de loi sur la paix constitutionnelle. Nous proposons un Québec fort et consolidé dans ses sphères d’autonomie, élément central d’une vaste entreprise de décentralisation du système politique canadien. Pour ce faire le Québec ne peut s’isoler et faire abstraction de la réalité canadienne. De façon claire et solennelle, le Québec doit tendre de bonne foi la main à ses premiers partenaires, les différents membres de l’union fédérale canadienne[24].

Dans ce mémoire, les adéquistes cherchaient à arrimer l’approche autonomiste à une démarche canadienne où la décentralisation remplacerait l’idée de souveraineté, mais en faisant en sorte que le Québec puisse acquérir son autonomie. En ce sens, la CAQ est en partie héritière de cette conception autonomiste de l’ADQ[25].

Cependant, la CAQ a assez peu étayé sa vision de la relation entre le Québec et la fédération canadienne dans ses quelques premières années d’existence. En fait, la CAQ restait souvent muette sur la question. Il s’agissait là d’une stratégie politique consciemment choisie, mais dans le contexte de contraintes provenant de la différenciation interne du parti. La fin des années 2000 et le début des années 2010 voient l’appui à l’indépendance poursuivre son déclin[26], ce qui laisse croire que pourrait s’amorcer, pour la politique québécoise, une période de transition impliquant une recomposition des forces politiques. Dans ce contexte en apparence nouveau, la CAQ misait sur l’idée que la « question nationale » pouvait simplement être évacuée du discours politique. La composition interne du parti facilitait la décision de centrer son discours politique sur des enjeux socio-économiques plutôt que sur ceux de l’avenir politique et constitutionnel de la province. En effet, la CAQ comptait dans son personnel politique un grand nombre d’anciens péquistes (dont évidemment son chef, François Legault), mais aussi d’anciens libéraux, des gens associés au Parti conservateur du Canada et d’anciens adéquistes dont l’influence était particulièrement importante[27]. Le terme de « coalition », qui apparaissait dans le nom du parti, reflétait de fait une réalité profonde. Dans ce contexte, mettre l’accent sur les questions socio-économiques, en se positionnant comme parti de centre-droit, mais qui respecterait largement l’héritage de la Révolution tranquille, se voulait une approche prudente.

Par contre, cette prudence n’a pas porté fruit électoralement. En 2012, la CAQ arrive troisième aux élections québécoises avec seulement 19 sièges. En 2014, sa performance n’est guère mieux avec une autre troisième position et 22 sièges. Puis, lorsque Gérard Deltell annonce son départ pour la politique fédérale, la CAQ voit dans l’élection partielle de 2015 dans Chauveau (un comté qui appartenait à l’ADQ/CAQ depuis 2007) une lutte qu’elle doit absolument gagner. Le comté tombe aux mains des libéraux (alors au pouvoir) tandis que la CAQ ne récolte que 33,5 % des voix.

Dans ce contexte de déceptions électorales, la CAQ prend en 2015 un virage qui voit le parti s’affirmer comme explicitement nationaliste et préciser sa vision quant à la relation entre le Québec et la fédération canadienne. Un document présenté au Conseil général de la CAQ tenu à Laval en novembre 2015 et s’intitulant Un nouveau projet pour les nationalistes du Québec lance ce virage, qui met à l’avant-plan la notion d’autonomie et qui est accompagné d’un changement de logo. Dans l’avant-propos de ce document, le chef François Legault déclare :

Une nette majorité de Québécoises et de Québécois souhaite que leur nation dispose de plus de pouvoirs et d’autonomie dans le Canada. Ces objectifs ne seront atteints que si les nationalistes s’unissent et se mobilisent autour d’un projet ancré dans le réel […] le temps des divisions a assez duré. Voilà pourquoi je lance un appel à tous les nationalistes du Québec. Je les invite à se rallier autour d’un projet qui permettra au Québec d’avancer et de s’affirmer à l’intérieur du Canada[28].

Le nationalisme et l’autonomie sont les deux concepts centraux du document. Le nationalisme au Québec y est décrit comme une fidélité première à la communauté politique québécoise ; on se réfère au slogan électoral de 1966 du chef de l’UN, Daniel Johnson père, « Québec d’abord ». En même temps, le document dit prendre note que les Québécois ont deux fois choisi de demeurer au sein du Canada et qu’ils n’ont aucun désir de se prononcer de nouveau sur cette question. Dans ce contexte, la CAQ entend « respecter cette volonté de la population et faire en sorte que le Québec s’implique de manière constructive en tant que véritable partenaire au sein de la fédération canadienne[29] ». Cette implication au sein de la fédération canadienne inclut des revendications pour de plus grands pouvoirs dans toute une série de champs de politiques publiques. En somme, le projet politique caquiste est largement redéfini en 2015 : il devient explicitement nationaliste et se donne comme objectif d’accroître l’autonomie du Québec au sein du Canada. Ce projet est annoncé comme étant rassembleur, car il espère coaliser les nationalistes québécois autour d’une position commune qui exclut le statu quo et l’indépendance. Il s’inspire des années 1960 « au moment où les grands partis politiques de l’époque — le Parti libéral et l’Union nationale — souscrivaient à une position commune visant à renforcer la place du Québec dans l’ensemble canadien[30] ». D’un point de vue organisationnel, le virage nationaliste de la CAQ a été facilité par la diversification du caucus du parti, survenue avec les élections de 2012 et de 2014 ; en effet, un plus grand nombre de députés de l’extérieur de la région de Québec rend alors le caucus caquiste plus ouvert à une position explicitement nationaliste. Tout de même, le parti a jugé bon d’adopter, en 2016, son propre article 1 résumant la position politique et constitutionnelle de la CAQ, afin de rassurer les fédéralistes du parti, qui auraient pu s’inquiéter du virage nationaliste[31].

La pandémie de COVID-19 a permis à la CAQ de déployer pleinement sa position autonomiste. Mises à part certaines critiques des programmes d’aide fédéraux pour leurs accrocs possibles au marché du travail québécois, le gouvernement caquiste a mis l’accent sur le développement et la mise en oeuvre de ses propres politiques de gestion de la crise tout en obtenant l’appui financier et logistique du gouvernement fédéral (par exemple, en faisant appel aux Forces armées canadiennes pour prêter main-forte aux travailleurs des établissements de soins à longue durée et aux responsables de la vaccination).

En plus de son caractère autonomiste qui se veut une marque de différenciation avec le souverainisme du PQ et, dans une moindre mesure, la position fédéraliste du PLQ, le nationalisme de la CAQ développe une vision de l’identité québécoise qui diffère de celle articulée par les deux autres partis.

Tout d’abord, la CAQ marque une certaine rupture avec les idées sociodémocrates qui animaient le nationalisme québécois depuis la Révolution tranquille. Le PQ a été le plus grand promoteur de cette notion que le nationalisme québécois est un mouvement de gauche et que la nation québécoise se définit non seulement culturellement, mais aussi par des valeurs de collectivisme, de progressisme et d’égalité plus fortes que dans le reste du Canada[32]. Le PLQ, du moins jusqu’aux années Couillard, offrait souvent un appui tacite à l’idée que le Québec se distinguait, par son progressisme, par rapport au reste du Canada[33]. La CAQ, bien qu’elle ne se soit pas attaquée de manière frontale à ces idées et qu’elle n’ait pas cherché à démanteler les programmes qui étaient habituellement présentés comme les gages de ces valeurs distinctes, s’est constituée comme parti de centre-droit faisant de la prospérité son premier objectif de politique publique. Par exemple, François Legault parle depuis longtemps de l’idée que le Québec doit rattraper l’Ontario économiquement et cesser d’être une province récipiendaire du programme fédéral de péréquation[34]. Dans le contexte d’un tel discours, la CAQ, comme parti politique explicitement nationaliste, est différente du PQ quant à l’articulation entre l’identité nationale et les valeurs politiques. Elle ne partage pas le réflexe péquiste que l’intervention étatique est l’instrument privilégié pour solutionner les problèmes socio-économiques. Elle a un arrimage différent avec la société civile, n’entretenant pas le type de relations avec les syndicats et les mouvements sociaux que le PQ a longtemps eus. Et, bien sûr, la CAQ se définit en opposition aux deux partis « traditionnels » dans un contexte plus proprement politique : elle voit dans le PLQ une formation politique qui a de la difficulté à rejoindre les francophones, ce qui est d’ailleurs maintenant le cas en région, et considère la position libérale face au gouvernement fédéral comme une de soumission ; elle juge que le PQ, le parti explicitement nationaliste qu’elle cherche à remplacer, est une force politique dont les principes sociodémocrates sont fatigués et dépassés, et considère comme extrêmes les positions gauchistes de Québec solidaire.

La vision caquiste de l’identité québécoise se démarque aussi de celle des autres partis par l’accent mis sur les racines canadiennes-françaises du Québec[35]. Dans le contexte de la campagne référendaire de 1995, le PQ avait fait de gros efforts afin de convaincre les communautés culturelles d’appuyer le camp du « oui ». Pour le PQ, c’était l’utilisation du français, particulièrement dans le domaine public, qui cimentait l’identité nationale québécoise, bien plus que ses racines canadiennes-françaises. Après le discours de Jacques Parizeau le soir du référendum, le PQ s’est trouvé dans une situation où il devait de nouveau faire ses preuves quant à sa conception « civique » de la nation québécoise, cette même conception qui a été critiquée, comme nous l’avons vu, par des intellectuels souverainistes. À l’exception de l’épisode de la Charte des valeurs, où le parti souverainiste tentait de se réaffirmer sur le terrain identitaire aux dépens de la CAQ, le PQ a, de manière générale, maintenu comme ligne directrice que c’est l’usage public de la langue française qui unit les Québécois et qui est au coeur de leur identité nationale. Cette idée est véhiculée par le concept d’interculturalisme, qui lui est cher, comme l’illustre la réplique de Legault à Nadeau-Dubois mentionnée au début de cet article. La CAQ se considère aux antipodes de Québec solidaire et de ses positions multiculturalistes.

La vision caquiste de l’identité québécoise est aussi sensiblement différente de la vision libérale. Le PLQ s’associe au modèle interculturel en ce sens qu’il privilégie l’utilisation publique de la langue française plutôt que les souches canadiennes-françaises dans sa définition de l’identité nationale québécoise. Par contre, le PLQ donne, dans sa vision du Québec, plus d’importance aux droits individuels que la CAQ, pour qui la nation et, en particulier, la majorité canadienne-française, doit être ontologiquement prééminente.

Les lois libérale et caquiste sur la laïcité montrent que les deux partis présentent des conceptions différentes de l’identité québécoise : la conception caquiste met l’accent sur l’unicité de la nation québécoise tandis que la conception libérale est ancrée dans une ontologie de droits individuels. La loi caquiste (simplement intitulée Loi sur la laïcité de l’État, 2019) va plus loin que la loi libérale (qui porte le titre plus nuancé de Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes, 2017), qui ne faisait qu’exiger que les services publics soient offerts et reçus à visage découvert. Les bases normatives des deux lois apparaissent différentes. Par exemple, le préambule de la loi libérale insiste sur le caractère démocratique, pluraliste et inclusif du Québec, sur l’importance des relations harmonieuses entre groupes, ainsi que sur les droits individuels et sur la Charte des droits et des libertés de la personne du Québec[36]. Le préambule de la loi caquiste, quant à lui, insiste sur le principe de souveraineté parlementaire plutôt que sur la Charte et fait maintes fois référence à la nation québécoise, expliquant que son cheminement historique particulier s’est soldé par un attachement spécifique à la laïcité[37]. Selon la perspective caquiste, la laïcité fait partie intégrale de l’identité nationale québécoise[38]. En ce sens, la CAQ est parvenue à arrimer sa conception de la laïcité « aux mythes les plus puissants du Québec francophone » : le premier est celui de la nécessité de combattre pour assurer la survie du groupe, le second est qu’il faut non seulement combattre, mais aussi effectuer un nécessaire redressement national face au gouvernement fédéral[39]. Ce qui est singulier dans le projet caquiste, c’est que cette défense et protection de la nation, qui s’inscrit dans l’histoire longue du nationalisme, celle d’avant 1960, se fait en même temps que l’intégration de l’idéal de laïcité qui, lui, découle du nationalisme des années 1960 et 1970, qui cherchait à se dépouiller de l’identité religieuse canadienne-française. Ainsi, la laïcité, qui représente une réelle rupture avec le nationalisme d’avant la Révolution tranquille, a tout de même été réintégrée dans le projet national-autonomiste caquiste.

En somme, le nationalisme de la CAQ est différent de celui des deux partis politiques québécois : il est autonomiste, c’est-à-dire qu’il ne cherche pas l’indépendance, mais en même temps se veut revendicateur de plus amples pouvoirs pour la province ; et sa vision de l’identité québécoise met l’accent sur les racines canadiennes-françaises d’une nation dont la cohésion doit être protégée plutôt que sur des principes sociodémocrates ou sur les droits individuels.

Le nationalisme de la CAQ et la fédération canadienne

Le nationalisme de la CAQ pose à la fédération canadienne des défis différents de ceux des deux autres partis qui ont formé les gouvernements du Québec depuis les années 1970. Le nationalisme du PQ a longtemps été accompagné de la possibilité d’un référendum sur l’indépendance, ce qui représentait évidemment une préoccupation importante pour le gouvernement fédéral. En même temps, l’approche du PQ face à la fédération canadienne en était souvent une de désengagement. Dans ce contexte, les relations entre les gouvernements fédéral et québécois pouvaient être maintenues à un minimum, et Ottawa pouvait assez facilement rejeter les demandes du Québec. Le PLQ, quant à lui, s’est de moins en moins affiché comme explicitement nationaliste après le référendum de 1995. Il y avait encore un courant nationaliste qui se faisait entendre au sein du parti, mais les priorités du gouvernement libéral ne se trouvaient pas dans la relance de négociations avec Ottawa ou dans de nouvelles revendications. À cet égard, le slogan de campagne de 2014 des libéraux (On s’occupe des vraies affaires) indiquait cette volonté de s’éloigner des enjeux constitutionnels pour se camper sur le terrain économique et financier[40].

La position contemporaine du PLQ sur le fédéralisme canadien met en exergue une série de principes normatifs sur le fédéralisme, mais s’abstient de faire des demandes très précises. Par exemple, dans le document de 2017 intitulé Québécois notre façon d’être canadien. Politique d’affirmation du Québec et de relations canadiennes, il est question de fédéralisme flexible et asymétrique, de reconnaissance, de limite du pouvoir fédéral de dépenser, du retrait de programmes fédéraux avec pleine compensation financière et d’une autonomie fiscale accrue, mais il n’y a pas de liste nommant les pouvoirs fédéraux qui devraient être exercés par le gouvernement du Québec[41].

Ce type de liste d’épicerie est présent dans le cas de la CAQ. Dans son document de 2015, le parti nomme précisément une « prépondérance en matière de langue et d’immigration », une déclaration fiscale unique et le « rapatriement des budgets fédéraux en culture ». Ce même document identifie les changements qui peuvent se produire par voie d’ententes administratives ou de négociations constitutionnelles bilatérales avec Ottawa plutôt que par voie de négociations constitutionnelles multilatérales. Ces distinctions suggèrent que la CAQ ne souhaite pas attendre une réforme constitutionnelle globale pour accroître l’autonomie du Québec ; la CAQ qualifie cette approche nationaliste, qui est la sienne, de « pragmatique ». En plus d’avoir, à la différence du PLQ, une série de revendications précises, la CAQ dit vouloir s’impliquer dans la gouvernance de la fédération et participer aux affaires canadiennes, ce qui n’était jamais une priorité péquiste, en particulier dans le domaine de la francophonie.

Ainsi, le Secrétariat du Québec aux relations canadiennes a organisé un « Sommet sur le rapprochement des Francophonies canadiennes » qui, initialement prévu à l’été 2020, a été reporté en juin 2021. Ce Sommet représentait un moment important dans la mesure où il indiquait la volonté de la CAQ d’affirmer son engagement dans la défense de l’identité francophone au-delà des frontières québécoises. À la conclusion du Sommet, le gouvernement du Québec et la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) ont signé une Charte d’engagement pour le rapprochement des francophonies canadiennes, où la dimension pancanadienne du fait francophone est explicitement affirmée avec l’idée de « faire progresser la francophonie et la langue française, partout au Canada[42] ». D’ailleurs, sur le plan du discours, le document ne semblait pas établir de distinction quantitative ou de poids entre les différentes francophonies en utilisant, par exemple, l’image du Québec comme foyer de la francophonie. Le document utilisait plutôt une autre image spatiale englobante, celle « que la nation québécoise, le peuple acadien et les communautés francophones des provinces et territoires constituent les fondements de la francophonie canadienne et que les francophiles ainsi que les nouveaux arrivants et les nouvelles arrivantes participent à l’agrandissement de l’espace francophone au Canada[43] ». Cet investissement politique dans la francophonie canadienne fait en sorte qu’elle donne à l’autonomisme une dimension d’affirmation, évitant ainsi la critique de l’autonomisme vu comme un simple outil défensif.

Dans ce contexte, le gouvernement caquiste, avec son nationalisme autonomiste et sa vision de l’identité nationale québécoise ancrée dans les racines canadiennes-françaises du Québec, représente une nouvelle donne pour le fédéralisme au Canada.

Comment se sont déroulées les relations intergouvernementales, plus particulièrement celles entre Ottawa et Québec, depuis la formation du gouvernement caquiste ?

Pour certains dossiers, il y a continuité par rapport aux années du gouvernement du PLQ. Par exemple, dans l’épineux dossier du logement, il a fallu trois ans pour qu’une entente de principe soit conclue afin de transférer les fonds issus de la Stratégie nationale sur le logement du Canada. Le gouvernement fédéral insistait pour une certaine cogestion de ces fonds, ce que refusait le gouvernement caquiste (comme l’avait fait le gouvernement libéral avant lui). Sur la question du processus de nomination des juges de la Cour suprême du Canada provenant du Québec, devenue urgente en raison du départ du juge Gascon, un accord (qualifié d’historique par la ministre de la Justice et ministre responsable des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne du Québec, Sonia LeBel) prévoit qu’un « comité consultatif indépendant sera constitué majoritairement de personnes venant du Québec et possédant une formation en droit civil. Ce Comité-Québec aura le mandat d’établir une courte liste de candidats qui sera soumise aux ministres de la Justice du Québec et du Canada, lesquels procéderont ensuite à des consultations[44] ». Cet accord concrétise une position essentiellement partagée par la CAQ, le PLQ et le PQ, selon laquelle le gouvernement du Québec devrait pouvoir proposer des noms de candidats potentiels à la Cour suprême du Canada plutôt que de simplement être consulté au sujet d’une liste établie auparavant par le gouvernement fédéral.

Le gouvernement caquiste a aussi offert un appui de principe aux provinces qui contestent l’autorité du fédéral pour ce qui est d’une taxe sur le carbone. Cet appui traduit une vision du fédéralisme canadien, globalement partagée par tous les partis politiques au Québec, où les provinces doivent se battre pour faire valoir leur autorité dans des champs de politiques publiques. Sur les oléoducs, le gouvernement de la CAQ a fermement déclaré qu’il s’opposerait à une expansion sur son territoire, une autre position partagée par tous les partis, ce qui représente tout de même un certain changement quant aux positions antérieures du premier ministre Legault qui, dans son livre, écrivait qu’il était pour « l’exploitation responsable des immenses ressources pétrolières et gazières » qu’on retrouve dans le golfe du Saint-Laurent[45]. Le gouvernement de la CAQ a confirmé son rejet de l’exploitation des hydrocarbures, Jonathan Julien, ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles, ayant déposé, en février 2022, le projet de loi 21, qui mettra fin à l’exploitation des hydrocarbures sur le territoire québécois[46]. Ce projet de loi va dans le sens de l’objectif annoncé par François Legault dans son deuxième discours d’ouverture (19 octobre 2021) de mettre en place au Québec une « économie verte ». Dans le contexte de la gestion de la pandémie (scénario pour lequel il n’y a évidemment pas de points de comparaison antérieurs), le gouvernement caquiste s’est fortement impliqué dans les rencontres intergouvernementales régulières tout en s’opposant vigoureusement à toute notion que le gouvernement fédéral pourrait utiliser son pouvoir de dépenser pour dicter des paramètres de politiques publiques dans des champs que le gouvernement du Québec considère être exclusivement les siens (par exemple les soins aux aînés).

Il y a donc une certaine continuité dans la conduite des relations intergouvernementales par le gouvernement caquiste en comparaison avec les gouvernements québécois précédents. En même temps, des tensions nouvelles ont émergé entre les gouvernements fédéral et du Québec ; étonnamment, ces tensions sont plus le résultat de la conception particulière de l’identité québécoise de la CAQ que de sa position autonomiste. Par exemple, la demande de la CAQ pour une déclaration fiscale unique, outre le fait qu’elle ait été soulevée par le Bloc québécois (BQ) lors de la campagne électorale fédérale de 2019, n’a pas été un enjeu central des relations entre Ottawa et Québec par la suite. De toute évidence, le gouvernement fédéral a refusé cette demande, et le gouvernement du Québec n’en a fait aucun cas, du moins publiquement.

Cependant, deux dossiers liés à la dimension canadienne-française du nationalisme de la CAQ ont provoqué des tensions intergouvernementales importantes. Le premier est la loi sur la laïcité. Il n’y a pas, dans cette loi, un aspect intrinsèquement intergouvernemental, car elle tombe clairement dans les champs de compétences provinciaux. Par contre, comme toute législation doit être cohérente avec la Charte canadienne des droits et libertés (encore que la clause nonobstant puisse être — et a été — invoquée pour néanmoins mettre en oeuvre une loi qui serait jugée contraire à certains articles de la Charte), le débat politique suivant l’adoption de la loi sur la laïcité a vu, particulièrement lors de la campagne électorale fédérale de 2019, le premier ministre Justin Trudeau être interpellé sur la position du gouvernement fédéral dans le contexte probable d’une contestation judiciaire. Devant une réponse qui semblait laisser la porte ouverte à différents scénarios de la part du premier ministre Trudeau, le gouvernement du Québec a rapidement réagi en indiquant que toute intervention du gouvernement fédéral ne serait pas la bienvenue. La Loi sur la laïcité a aussi été l’objet de condamnations de la part de premiers ministres, et de parlements provinciaux et même municipaux. En bref, cette législation, qui s’inscrit dans une préoccupation caquiste (et même adéquiste) de longue date sur l’accommodement de la diversité culturelle et religieuse dans une société à majorité canadienne-française, est la source de tensions intergouvernementales importantes. Par exemple, le premier ministre Legault a vertement critiqué la décision du Programme de contestation judiciaire d’accorder une aide financière à la Commission scolaire English-Montréal pour la contestation devant les tribunaux de la Loi 21, sommant même le gouvernement de Justin Trudeau de mieux encadrer la portée du programme[47].

Un autre dossier qui amène, virtuellement pour la première fois, des tensions intergouvernementales depuis la formation du gouvernement caquiste est l’immigration. Au centre de la plateforme électorale de la CAQ en 2018 était la promesse de baisser les taux d’immigration et d’imposer un « test de valeurs » aux immigrants potentiels ; recevoir moins d’immigrants, mais mieux les encadrer et mieux les intégrer, représentait le discours politique caquiste autour de ces promesses. Celles-ci étaient problématiques pour le gouvernement fédéral pour au moins deux raisons. Tout d’abord, l’idée même de réduire l’immigration, un champ de compétences partagées, va à l’encontre de l’approche du Parti libéral du Canada. Ensuite, si le taux d’immigration est réduit pour le Québec, il doit être augmenté dans certaines des autres provinces afin de conserver le taux pancanadien souhaité par le gouvernement fédéral. En d’autres termes, la décision du gouvernement du Québec sur cet enjeu entraîne des conséquences pour le système d’immigration canadien dans son ensemble, incluant les mécanismes de financement fédéral des provinces. Au chapitre de l’immigration, le gouvernement caquiste ne s’est pas limité à vouloir ajuster les taux d’immigration du Québec. Constatant le besoin de main-d’oeuvre de la province, le premier ministre François Legault a demandé que le Québec gère lui seul le Programme de travailleurs étrangers temporaires, une revendication qui vient avec un bon nombre de complexités pour le gouvernement fédéral puisque ce programme est lié à la résidence permanente. Finalement, le gouvernement caquiste a aussi exigé que la réunification familiale et les réfugiés soient aussi sous le contrôle du Québec de manière à pleinement déterminer qui peut venir vivre dans la province depuis l’extérieur du pays.

L’UN et la CAQ en comparaison

Trois éléments ont fait que l’UN a marqué profondément le développement politique du Québec pendant le deuxième tiers du XXe siècle, des éléments qui représentent la formule de base du duplessisme et qui constituent un étalon de mesure dans la comparaison avec la CAQ.

Premièrement, le parti de Duplessis fut le porte-étendard d’un nationalisme canadien-français qui cherchait à s’épanouir, alors que la crise économique des années trente avait créé un espace politique favorable à la coalition de courants politiques profondément insatisfaits du statu quo. L’UN est en effet le résultat d’une coalition entre le Parti conservateur et l’Action libérale nationale, qui était composée de dissidents réformistes libéraux déçus par l’évolution du PLQ d’Alexandre Taschereau. Habile politicien, Duplessis est graduellement parvenu à s’approprier, à partir du milieu des années trente, l’essentiel des thèses des intellectuels canadiens-français, à savoir que la nation était une collectivité organique essentiellement définie par son caractère rural et français ainsi que par son catholicisme. Par conséquent, le rôle du gouvernement provincial consistait à protéger la spécificité ethnoculturelle et religieuse du groupe national à l’intérieur du cadre canadien, y compris face aux influences ou menaces extérieures qui auraient pu en altérer la substance. La nation pouvait ainsi poursuivre sa mission providentielle en Amérique. Ceci s’est traduit, deuxièmement, par le fait que l’UN articulait une position autonomiste qui correspondait au Québec de l’époque. L’idée d’indépendance était alors incongrue avec la conceptualisation d’une nation canadienne-française qui ne se limitait pas aux frontières du Québec, comme l’affirmaient les intellectuels nationalistes, par exemple Lionel Groulx. En même temps, la défense de l’autonomie provinciale était vue comme une condition importante dans la survie de la nation, une idée partagée tant par les libéraux d’Adélard Godbout quand ce dernier proclamait, en 1939, « Autonomie toujours, autocratie jamais[48] », que par le Bloc populaire et André Laurendeau. En fait, la question n’était pas tant de savoir si on était pour ou contre l’autonomisme que de critiquer ou non Duplessis pour son approche de l’autonomie jugée purement défensive ou passive[49]. Troisièmement, cette défense de la capacité autonomiste, même si elle était parfois jugée trop tiède, a permis à l’UN de dominer la politique québécoise pendant presque 20 ans en coalisant les forces nationalistes. Après avoir perdu le vote nationaliste en 1939, Duplessis l’a en effet regagné (1944) avec un programme de conservatisme économique (des octrois aux agriculteurs canadiens-français) et en présentant sa formation comme un rempart contre la centralisation fédérale, qui était vue comme une caractéristique des États totalitaires, pour reprendre ce que Duplessis disait lors d’une conférence fédérale-provinciale en 1946[50]. Cette défense du nationalisme autonomiste a fait en sorte que l’UN a su capter durablement le vote nationaliste pour dominer les autres formations, notamment dans le Québec des régions jusque dans les années soixante. Cette formule a permis à l’UN de reprendre le pouvoir, en 1966, lorsque, sous la direction de Daniel Johnson, le parti a remis l’accent sur le Québec et le nationalisme autonomiste. La résistance à l’État fédéral s’est incarnée dans le livre Égalité ou indépendance (1965), en même temps que Johnson dénonçait l’emballement de la Révolution tranquille avec des réformes qu’une partie de l’électorat jugeait trop coûteuses sur le plan budgétaire[51]. La CAQ représente une nouvelle Union nationale dans le sens où le parti de François Legault ressemble beaucoup à celui de Maurice Duplessis.

Comme dans le cas de l’UN dans les années 1930, le contexte des années 2010 était favorable à un réalignement des courants politiques avec des insatisfaits du projet souverainiste et autres désabusés des années d’austérité libérale sous Philippe Couillard et qui ne se reconnaissaient plus ni au sein du PQ ni dans le PLQ. Une partie de l’électorat pouvait changer d’allégeance politique, pour autant qu’une offre politique de rechange crédible émerge. Ainsi, la CAQ s’appuie sur un nationalisme qui met très clairement en relief la majorité canadienne-française du Québec, une position qui s’observe entre autres dans les dossiers de l’immigration et de la laïcité. L’accent sur cette majorité canadienne-française s’éloigne du nationalisme dit « civique », qui avait été promu par toutes les élites politiques du Québec à partir des années 1990. Il opère aussi un détachement grâce à l’ancrage idéologique dans la démocratie sociale que le PQ a établi dès sa fondation et opérationnalisé par le biais de ses liens avec les syndicats et différents mouvements sociaux s’affirmant comme progressistes. Ensuite, le nationalisme de la CAQ se veut autonomiste comme celui de l’UN, rejetant l’indépendantisme, qui avait été associé aux forces s’identifiant clairement comme nationalistes depuis la fin des années soixante. Par contre, l’autonomisme de la CAQ reflète le passage du Québec par la Révolution tranquille et les négociations constitutionnelles qui s’ensuivirent en ce que le parti de François Legault ne se contente pas de tenter de garder le gouvernement fédéral hors des sphères de compétences du Québec comme le faisait l’UN, mais revendique aussi une plus grande décentralisation de la fédération ainsi qu’une reconnaissance du Québec comme nation.

La CAQ représente un succès de coalition des forces nationalistes. Réunissant non seulement des anciens adéquistes et des péquistes, mais aussi des libéraux provinciaux et des conservateurs fédéraux, la CAQ semble avoir développé un programme politique, nationaliste autonomiste et de centre-droit qui, en ne questionnant pas explicitement la majeure partie de l’héritage étatiste de la Révolution tranquille, rejoint un très grand nombre de Québécois, tout spécialement dans les régions qui étaient restées réfractaires au message de l’ADQ. Il n’y a nul doute que, maintenant dominante à la fois sur le terrain du nationalisme et de l’identité (pris au PQ) et de l’économie (capturé aux libéraux), la CAQ aspire à un succès politique durable similaire à ce qu’a connu l’UN.

Enfin, si la CAQ se présente comme étant pragmatique, il faut aussi rappeler que ce pragmatisme se conjugue avec des orientations fortes pour assurer le relèvement économique du Québec et rejoindre l’Ontario sur le plan de la richesse. De plus, le caractère entrepreneurial de la CAQ ne peut faire oublier que l’affirmation de la laïcité porte un projet de nature politique, et même idéologique, ancré dans une conception de la société différente de celle des années 1930 à 1960. À l’instar de l’UN, la CAQ défend la distinction québécoise dans l’ensemble canadien, même si le contenu de cette distinction a varié dans le temps.

Conclusion

Ce texte partait d’une observation simple, mais qui n’avait pas été rigoureusement examinée : la CAQ se compare à l’UN. Dans les deux cas, il fallait revenir sur le sens profond de l’idée de coalition, qui émerge à un moment où le système politique est en proie à des tensions sociales et politiques qui conduisent à de nouveaux regroupements des courants nationalistes. Comme Duplessis, qui était parvenu à rallier les dissidents libéraux avec des conservateurs sous une nouvelle bannière politique, Legault a été en mesure de convaincre des souverainistes désabusés et des déçus du PLQ de trouver refuge au sein d’un véhicule politique autonomiste. Les deux formations (UN et CAQ) proposent en effet de développer l’autonomie du Québec à l’intérieur du cadre canadien, tout en mettant l’accent sur la prospérité économique.

En ce qui concerne le modèle de régulation étatique proposé dans le passé par l’UN, il importe de noter des différences avec celui de la CAQ. Celle-ci oeuvre dans un contexte où la Révolution tranquille et la défense de l’identité québécoise ont imposé l’idée que l’État doit jouer un rôle dans la sauvegarde de la communauté nationale. C’est d’ailleurs dans d’autres formations politiques que des orientations nettement plus antiétatiques se trouvent, soit avec la défunte ADQ ou encore le Parti conservateur du Québec.

Ce qui interdit pour le moment de parler d’un caquisme similaire au duplessisme, c’est que la CAQ ne s’est pas encore inscrite dans la durée malgré la victoire lors de l’élection provinciale de 2022. C’est au terme de 15 ans de pouvoir qu’on a parlé de duplessisme, une idéologie qui s’est construite dans la pratique plus que dans la théorie. Cette même remarque s’applique au cas de la CAQ, qui met en pratique ses orientations et qui n’hésite pas à corriger le tir, s’il le faut. Ainsi, il faudra voir si, dans la pratique future du pouvoir de ce second mandat, des thèmes comme la laïcité ou la défense de la langue française deviendront des piliers idéologiques du caquisme et comment ils se conjugueront avec les thématiques économiques.