Depuis presque trente ans, les idées et entrepreneurs libertariens s’activent au Québec. On peut retracer leur acte de naissance avec la formation des Amis de la liberté et de l’Institut économique de Montréal surtout à partir des années 1990. Malgré ces trois décennies d’existence, on ne retrouvait jusqu’ici aucune enquête d’envergure à leur sujet. Bien qu’une quantité notable de textes aient parlé de la version québécoise de cette famille de pensée, l’essentiel de cette production littéraire pouvait être rangé dans deux camps idéologiques. Ce sujet se voyait écartelé jusqu’à aujourd’hui entre ceux qui font la promotion de ce projet ultralibéral et ceux qui le combattent. Les adorateurs et détesteurs avaient produit deux littératures tout à fait hermétiques. D’un côté, on présentait le réseau libertarien québécois comme de faux intellectuels publics, voire des cryptoagents, au service des intérêts capitalistes locaux et internationaux. De l’autre, la représentation autoproduite par les libertariens eux-mêmes avançait plutôt que ce courant est authentiquement voué à l’émancipation collective et individuelle. Trait commun aux groupes radicaux, les libertariens se présentaient ainsi souvent comme des victimes des systèmes médiatiques, académiques et politiques, hostiles à leurs causes, confinant injustement leur courant de pensée aux marges de ce Québec qu’ils voulaient pourtant libérer. Il est en conséquence surprenant de ne voir apparaître qu’en 2021, après tant d’années de guerre de tranchées, un tout premier livre qui échappe à ces deux interprétations polarisées. Fidèle à sa posture de journaliste couvrant la tribune parlementaire, Thomas Laberge a donc décidé de traiter cette idéologie politique de manière spinozienne : « ne pas détester, ne pas s’émouvoir, ne pas se moquer ; mais comprendre », tout en ayant l’obligation de dire la vérité lorsqu’elle est accessible. C’est peut-être bien pour cette raison, que le livre En rupture avec l’État : comment s’incarne le libertarianisme au Québec opère un saut qualitatif dans la littérature québécoise concernant les libertariens, eux qui partagent plusieurs de leurs racines fondatrices avec le néolibéralisme. Thomas Laberge, en se désolidarisant à la fois des libertariens et de ceux qui les combattent, offre le livre capable de servir de point de départ pour ceux qui veulent s’initier à ce sujet controversé sans avoir à passer par une école de pensée, qu’elle soit apologétique ou diatribe. Le livre compte des qualités évidentes. Dans le premier chapitre, on retrouve une reconstruction de cette idéologie constituée de deux racines théoriques. L’auteur traite des plus importants radicaux (Hayek, von Mises, Friedman et la société du Mont-Pèlerin) et des fondements keynésiens et providentiels du libéralisme économique qui se développe contre le New Deal, surtout après la Deuxième Guerre mondiale. Aussi, du côté de la philosophie politique et morale, bien des libertariens ont trouvé leurs principes kantiens dans le système de pensée d’Ayn Rand reposant sur l’immoralité universelle de la contrainte envers autrui, délégitimant automatiquement les principes de l’impôt, de la formule Rand appliquée aux syndicats et de la liberté collective. Également dans ce livre, la fécondation de ces idées ultralibérales d’après-guerre dans les cercles de pouvoir principalement anglophones est détaillée, chez Ronald Reagan (1981-89), chez Margaret Thatcher (1979-90), mais aussi chez le second Robert Bourassa (1985-94). Laberge évoque le rôle de foyers intellectuels et d’incubateurs de la relève que sont les think tanks aux États-Unis et au Québec, ce qui manque très souvent en histoire des idées. Néanmoins, rien n’est dit à propos de Pinochet, conseillé par les Chicago Boys, ces économistes libertariens qui ont collaboré avec ce général putschiste et dont les principes économiques ultralibéraux ont requis un coup d’État et une dictature meurtrière …
Thomas Laberge, En rupture avec l’État. Comment s’incarne le libertarianisme au Québec ?, Montréal, Éditions XYZ, 2021, 240 p.[Notice]
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Guillaume Lamy
Candidat au doctorat en science politique, UQAM