Corps de l’article

Avec Robert Nelson dit le Diable, François Labonté poursuit son récit des faits et gestes des principaux acteurs des Rébellions patriotes de 1837-1838 et de leurs suites. C’est en effet dans un premier tome (Alias Anthony St-John, PUL, 2004), avec force érudition, que le cinéaste entreprenait ce projet de trilogie. Ce faisant, Labonté est l’un des rares auteurs à s’être attelé à l’écriture de l’histoire un tant soit peu complète de l’organisation des patriotes exilés aux États-Unis à la fin des années 1830.

Robert Nelson reprend là où s’est arrêté Anthony St-John, soit après le revers des patriotes radicaux, Nelson et Cyrille-Hector-Octave Côté en tête de liste. Ceux-ci avaient proclamé, en février 1838, l’indépendance du Bas-Canada non loin de Clarenceville avant de se voir refouler aux États-Unis. On suit désormais, entre autres choses, les efforts de Nelson et d’autres en vue d’organiser une autre invasion des Canadas. Différentes tentatives d’intrusions, d’envergures variables et à l’organisation plus ou moins sérieuse selon le cas, sont disséquées par Labonté. Ainsi, de Windsor à Sorel, en passant par Kingston ou Napierville (sans parler de villes américaines), l’exposé ratisse une large zone. Il nous éclaire également sur l’étonnante persévérance de patriotes qui, malgré les nombreux désastres, notamment ceux de l’automne 1838 dans le Haut-Richelieu et les pendaisons de février 1839 au Pied-du-Courant, poursuivent la préparation d’une reconquête des Canadas jusqu’au printemps 1839, en décrétant notamment un gouvernement provisoire sis du côté sud de la frontière.

Mais tout cela se fait, on le sait, sans succès. La division mine les exilés. Les « diableries » du révolutionnaire Nelson, c’est-à-dire sa critique vulgaire des chefs de 1837, son « caractère intempestif », sa propension à « souffle [r] le chaud et le froid », à faire de fausses promesses aux combattants, son entêtement en faveur d’une invasion militaire en toutes circonstances, son intolérance face à la contradiction ainsi que son apparente couardise lors des affrontements armés semblent avoir été des moteurs significatifs de cette division. Toutefois, l’histoire qui nous est racontée montre que de multiples facteurs contribuent à stopper les efforts des patriotes. Le fait que le gouvernement du président démocrate Van Buren n’appuie pas les exilés et maintienne avec zèle une politique de neutralité sur la frontière est ici capital.

Le récit se termine au printemps 1839, à un moment « d’effritement » avancé du groupe patriote, alors que Wolfred Nelson – héros militaire de la bataille de Saint-Denis, en novembre 1837, et frère de Robert – rejette l’invitation de certains à reprendre les devants de la scène, et juste après que Papineau eut quitté le pays pour la France en mission diplomatique. En plus de quelques sympathisants américains, il faut également mentionner que les autorités britanniques et américaines ne sont pas en reste, car Labonté traite longuement des cas de Lord Durham, Charles Grey, etc. Après tout, il s’agit bien d’un « face-à-face » dont l’auteur veut raconter l’histoire.

Exprimons maintenant quelques réserves. D’abord, cet ouvrage n’est pas une étude proposant une interprétation critique des sources. En effet, il s’agit essentiellement d’une description non problématisée. Ainsi, Robert Nelson est bien davantage un « livre qui raconte une histoire » qu’« un livre d’Histoire », pour reprendre les mots de Labonté. Ce dernier ne souhaite donc pas formuler « de grandes théories historiques », mais écrire un « récit qui se construit en suivant l’évolution de ceux qui ont retenu [son] attention ». Sur cela, il faut reconnaître que les intentions de l’auteur sont limpides.

Nous avons ensuite été déçu de constater que ce qui est évoqué en introduction, notamment le fait que l’auteur se dise « fasciné » par la pensée des « personnages » de son livre, ne se reflète pas dans les pages qui suivent. Nous avons espéré, en vain, une analyse de la « pensée patriote » sur laquelle les idées de Nelson auraient laissé une marque, comme il est mentionné dans l’épilogue. En toute justice, ne doutons pas de l’importance des idées du « Diable », notamment de sa Déclaration d’indépendance ; mais il aurait été pour le moins intéressant d’en faire une démonstration soutenue. Avouons également que la conclusion est maigre : « Nous devons conclure que les Britanniques sont les grands vainqueurs du face-à-face qui les a opposés aux forces rebelles réfugiées aux États-Unis ». Qui en doutait ?

Sur le plan historiographique, le silence est la règle : aucune référence n’est faite à l’historiographie canadienne-anglaise et américaine malgré un sujet qui invite aux recoupements. Les renvois à des ouvrages en français sont, quant à eux, rares. À ce chapitre, on déplorera l’absence du travail de doctorat de Julien Mauduit, déjà déposé en décembre 2016 au moment où paraît Robert Nelson (fin novembre 2017). Le diplômé de McGill est pourtant l’auteur du travail scientifique le plus fouillé sur les républicains canadiens exilés. Il soutient également la thèse la plus ambitieuse, de nature transnationale, sur le mouvement patriote canadien. Parmi les éléments de celle-ci se retrouve la volonté d’établissement chez des patriotes haut- et bas-canadiens et américains d’une république canadienne « à deux étoiles » – possiblement annexée aux États-Unis –, ce qui reflète l’effort de concertation sous-estimé de ces hommes dans leurs menées anticoloniales. Ce « mouvement général » sur la frontière est pourtant au centre du propos de Labonté. L’omission est regrettable.

Passons vite sur la forme. Soulignons une curieuse utilisation des citations : souvent une seule ligne insérée en retrait et dont la pertinence est parfois contestable. La narration tend aussi à se perdre dans les dédales de la complexité des événements, parfois simultanés, dont l’auteur tient à raconter l’histoire dans la stricte chronologie. L’insertion de cartes, tel que l’on en retrouvait dans Alias Anthony St-John, aurait été utile pour situer le déroulement de l’action.

Somme toute, Robert Nelson dit le Diable est à lire pour quiconque s’intéresse à l’histoire politique des Rébellions. La recherche menée dans les sources est très impressionnante, et l’écriture nous plonge souvent au coeur de l’action. De plus, l’ouvrage s’insère bien dans une perspective transnationale qui connaît un certain essor. À ce sujet, il est à souhaiter que les prochains travaux transnationaux sur les Rébellions prennent en compte à leur tour le labeur de Labonté, car cela ne fut pas le cas dans Revolutions Across Borders de Mauduit (McGill-Queen’s, 2019). En ce qui nous concerne, malgré les limites des ouvrages proposés jusqu’ici par Labonté, la sortie du dernier tome de cette trilogie, L’Épouvantail, est déjà fort attendue.