Résumés
Résumé
L’histoire des relations franco-canadiennes a été majoritairement écrite par le truchement des relations entre francophones – et, surtout, par celui des relations franco-québécoises. Pourtant, si la Révolution tranquille a permis à une élite laïque francophone de se consolider et au Québec et de mener une véritable paradiplomatie, elle n’a pas totalement effacé la mainmise anglophone sur certains pans de la société provinciale. C’est un fait connu jusqu’au Quai d’Orsay et en vertu duquel il existe des liens entre Français et Anglo-Québécois. En les caractérisant, nous soulignerons que la construction des relations franco-québécoises ne repose pas exclusivement sur le fait français.
Mots-clés :
- Québec anglophone,
- diplomatie parallèle,
- diplomatie officielle,
- relations internationales,
- France,
- communautés,
- diplomatie asymétrique
Corps de l’article
Le 28 novembre 1967, le général de Gaulle donne en France une conférence de presse au cours de laquelle il exprime au Québec son soutien envers l’engagement de la province sur la voie de l’affirmation nationale. Ce n’est que l’un des signaux supplémentaires d’une sympathie réelle du général pour la cause indépendantiste : en réaction, le soir même, Eldon P. Black, premier conseiller de l’ambassade du Canada en France, se rend, furieux, au bureau de Jean-Daniel Jurgensen, directeur d’Amérique au ministère des Affaires étrangères. Ce dernier, l’un des plus fameux « Messieurs Québec » de la Ve République, accueille froidement l’Anglo- Montréalais ; il le laisse formuler les préoccupations du gouvernement fédéral sans lui répondre. Le lendemain, Jurgensen écrit à Maurice Couve de Murville, alors ministre des Affaires étrangères, à la fin de son compte rendu hebdomadaire :
M. Black, Ministre-Conseiller de l’Ambassade du Canada, est venu rendre visite au Directeur d’Amérique dans la soirée du mardi 28 novembre 1967 pour faire écho aux préoccupations exprimées par le Gouvernement canadien sur la Conférence de Presse du Chef de l’État. […]
Il exprimait essentiellement l’idée que, comme citoyen de Montréal, il connaissait bien personnellement les problèmes canadiens soulevés par le général de Gaulle. […]
Il est intéressant de noter que M. Black, originaire de Montréal, et qui dit en connaître parfaitement les problèmes, ne parle qu’un fort mauvais français[1].
À travers la relation de cet échange diplomatique, on saisit l’ampleur de la méfiance réciproque entre le Quai d’Orsay et Ottawa – représentée ici par un diplomate qui, aux yeux de Jurgensen, n’a rien d’un Québécois. Cette méfiance est le reflet d’une tension linguistique entre anglophones et francophones, d’autant plus sensible que le ministère des Affaires étrangères français paraît alors avoir du Québec une vision très monolithique : celle d’une province unilingue, et ce, bien avant que ne le confirme la loi 101[2].
L’historiographie a eu tendance à faire sienne cette conception. Cet article vise à la nuancer en partant d’un constat simple : de la Conquête à la Révolution tranquille, une partie conséquente des élites de la Belle Province est anglophone et de descendance anglo-saxonne – constituant, dès lors, un prolongement de l’élément canadien-anglais en terres francophones. Conséquemment, que ce soit de manière formelle ou non, la construction de ponts entre le Québec et la France est elle aussi passée par l’intermédiaire des communautés de langue anglaise[3]. Au cours de la Révolution tranquille, ces liens, discrets et difficiles à déceler dans les sources officielles, n’ont pas disparu : en les présentant ici, nous entendons pondérer une approche qui fait du « fait français[4] » le seul trait d’union entre la France et le Québec, et qui a été abondamment mise en valeur par les artisans comme par les historiens de la paradiplomatie québécoise[5].
Une telle démarche appelle un effort de précision : comment définir le Québec anglophone ? Ensemble de « Québécois oubliés » pour Ronald Rudin[6], il s’agit d’un groupe composite, sans statut juridique, qui n’est au fond uni que par une situation atypique : celle d’une minorité dans la minorité. Aujourd’hui, le gouvernement fédéral en propose une définition fondée sur les deux critères que sont le lieu de résidence et la langue parlée à la maison – à distinguer de la langue maternelle[7]. Critères vagues, dira-t-on ? Aussi larges que soient ces dénominateurs communs, ce sont pourtant parmi les plus pertinents pour caractériser un ensemble sans religion commune et origine géographique partagée. Une chose est certaine : la Révolution tranquille constitue l’acte de naissance d’un véritable sentiment d’appartenance anglo-québécois. Comme le souligne Gary Caldwell, « [e]n 1960, il n’existait pas d’Anglo-Québécois. Il y avait des Anglais qui vivaient au Québec, bien sûr, mais qui se définissaient eux-mêmes comme Canadiens anglais[8] ». Or l’institutionnalisation progressive d’un État québécois a renvoyé les anglophones à la singularité de leur position – ou, pour reprendre les historiens et sociologues, à la « multiplicité de leurs loyautés[9] » envers le Canada anglais, le Canada français, le Commonwealth et l’américanité. La croissance de l’élite francophone, en particulier dans les milieux du grand commerce, va en outre de pair avec un relatif effritement de l’influence anglophone d’autant plus important que les années 1970 sont celles d’un réel exil anglo-québécois[10]. En réaction s’est aussi structuré un réseau d’associations identitaires anglo-québécoises désireuses de promouvoir a minima un bilinguisme de jure au Québec : on songe à Alliance Québec (1982) ou encore, sur la scène politique, au Parti Égalité (1989)[11].
Ces reconfigurations internes à la vie politique et sociale québécoise sont attentivement suivies par les représentants de la France au Québec, en particulier par les services consulaires de Montréal[12]. Pour eux, les années 1960 sont également celles d’un important renouvellement générationnel chez les grandes familles anglophones dont la francophilie était prononcée. C’était le cas des Allan, des Birks et des Van Horne, dont les activités de mécénat et l’implication dans le comité France-Amérique sont bien connues du Quai d’Orsay[13]. On trouvait en effet chez eux une réelle admiration de la culture française, volontairement dissociée de la culture québécoise à des fins de distinction sociale, ainsi qu’un attrait pour la France des Lumières, censée représenter l’exacte antithèse du « clérico-nationalisme » qu’incarnerait le Québec duplessiste[14]. Pour les représentants de la France au Québec, il faut alors ménager à la fois la ligne gaulliste et la conservation de relations anciennes, intéressées, avec des dynasties anglophones qui tiennent toujours pour partie le haut du pavé[15], et du soutien desquelles il est malhabile de faire l’économie.
Dans les années de rupture que sont les décennies 1960 et 1970, les relations franco-québécoises ne sont pas réductibles à des relations entre francophones et ne sont pas seulement nouées au nom de la primauté du fait français. Nous le mettrons en lumière en caractérisant quelques liens entre la France et le Québec anglophone selon trois catégories habituellement utilisées par les historiens des relations internationales : ceux de nature strictement politique, ceux relevant de la diplomatie culturelle, et enfin ceux de nature économique.
Maîtres chez nous, maîtres chez eux. Français et anglophones au temps du général de Gaulle
La sensibilité prononcée du général de Gaulle pour les partisans de la cause québécoise est bien connue. En conséquence, l’historiographie a souvent suggéré à quel point les Anglo-Québécois se méfiaient du général de Gaulle, voire le haïssaient : c’est à raison[16].
Méfiance et défiance : la République française, régime du « lobby québécois »
Alors que la Seconde Guerre mondiale avait nourri la sympathie de l’opinion publique anglo-québécoise pour la France libre, un tournant assez net s’opère à partir du milieu des années 1950. On peut en prendre la mesure à travers les organes de presse de langue anglaise (The Gazette, The Star), dont le ton devient défavorable à la France en raison d’une forte désapprobation de sa politique coloniale. Les éditorialistes anglophones jettent un regard sévère sur la guerre d’Indochine, voyant en Diên Biên Phu (1954) un gâchis corrélé à un acharnement français qui contrasterait nettement avec l’attitude britannique[17]. Dès 1956, la guerre d’indépendance algérienne est analysée de la même manière, mais avec davantage de prudence[18] : en effet, trop encourager l’indépendance algérienne, c’est également légitimer certains antifédéralistes québécois (en particulier à gauche de l’échiquier politique)[19].
Il ne faut donc pas attendre la fin de la « traversée du désert » du général de Gaulle pour que le regard porté par les anglophones québécois sur la France se détériore à une époque où ces derniers sont encore, à l’exception notable des Juifs, d’origine anglo-saxonne. On le sait, à partir du déploiement de la politique québécoise du général de Gaulle, l’opinion publique anglophone s’aligne sur la position fédérale. À ce titre, The Gazette est un bon thermomètre de la piètre perception de la France par les Anglo-Québécois : en 1967, sous l’effet du discours du général, le nombre d’articles consacrés à la France augmente de 60 % par rapport à la moyenne des années 1960-1965[20]. Le ton est unanime : toutes les plumes du quotidien condamnent l’ingérence gaulliste, tandis que le Montréalais John Collins, caricaturiste du journal depuis 1937, croque à plusieurs reprises le général comme un roi de pacotille portant lui-même sa voiture à bras[21].
Il n’est donc guère étonnant de voir de nombreux membres du « lobby québécois[22] » du général considérer les Anglo-Québécois comme n’importe quels Canadiens anglais acquis à la cause d’Ottawa. Le mépris de plusieurs hauts fonctionnaires français envers eux est désormais affiché. L’attitude de Jean-Daniel Jurgensen le montrait, et on la retrouve également chez des hommes de terrain, à l’instar de Jean-Paul Palewski. Chargé d’affaires pour le Quai d’Orsay et moins connu que les grands ténors de la cause québécoise que sont Xavier Deniau ou Alain Peyrefitte, il ne reste pas moins un artisan majeur de la politique d’influence française au Québec. À partir de 1967, et ce, jusqu’au début des années 1970, il désire traiter la question du recul du français au Québec – en particulier à la suite de l’affaire de Saint-Léonard. Pendant près de quatre années, il insiste constamment auprès du ministère pour que les Québécois de seconde génération, ou encore les primo-arrivants, adoptent le français comme langue d’usage plutôt que l’anglais. Pour Palewski, le Quai doit concentrer ses efforts sur la communauté slave du Québec, récemment immigrée à la suite de la Seconde Guerre mondiale, dont certains membres influents ont passé du temps en France. C’est par exemple le cas de George Roussow, professeur de langue ukrainienne à l’Université de Montréal, et de son épouse Natalie, dramaturge : ce couple d’intellectuels a été scolarisé en France avant d’arriver au Québec[23]. Palewski va jusqu’à inciter Paris à conclure une alliance secrète avec le Saint-Siège pour encourager l’apprentissage du français chez les Slaves catholiques de Montréal – initiative à laquelle le Vatican n’a, semble-t-il, pas donné suite[24].
Les conseillers commerciaux français à Montréal ne font pas non plus de leur mieux pour améliorer ces relations tendues avec le milieu anglophone. Le Board of Trade de la métropole, institution unilingue s’il en est, et fermement opposée à la francisation, a toutefois convié à plusieurs reprises les conseillers économiques français au moment où se structurent les grandes lignes du traité de Rome : les milieux d’affaires anglophones s’intéressaient en effet particulièrement aux débouchés que pouvait ouvrir la Communauté économique européenne. En 1956, c’est le docteur Raymond Vibien qui est invité à donner une conférence devant le Board of Trade : refusant de s’y exprimer en anglais, il n’y est plus convié[25]. Le conseiller commercial Yves Plattard, en poste à Montréal de 1962 à 1968, est contacté à son tour dès sa prise de fonctions : par deux fois, il fait valoir un empêchement pour esquiver l’exercice[26].
Des divergences à nuancer ?
La politique québécoise de De Gaulle était loin de faire l’unanimité jusque dans son cabinet. Maurice Couve de Murville, qui fut le plus notable de ses ministres des Affaires étrangères, était partisan d’une approche plus conciliante envers Ottawa[27] ; par ailleurs, le général n’emportait pas systématiquement l’adhésion de tous les diplomates du Quai. Il ne faut donc pas considérer que la diplomatie française joue systématiquement la carte des « deux solitudes » : en fonction des individus qui la façonnent, l’approche envers les anglophones peut être sensiblement différente.
Les années de la Révolution tranquille sont aussi celles d’une politique d’influence française active dans les régions traditionnellement anglophones, y compris hors de l’île de Montréal. En 1964, Jean de Lipkowski, sous la tutelle du consulat de France à Montréal, entreprend une grande tournée dans les Cantons-de-l’Est. À cette occasion, il prononce en anglais une conférence au Canadian Institute of International Affairs (CIIA), à l’Université Bishop’s (Lennoxville)[28]. Il se place alors dans les pas de l’un des plus charismatiques consuls de France à Montréal, René Türck, qui est le premier diplomate français à visiter cette partie du Québec dans le but explicite d’améliorer les relations avec les anglophones qui y résident – c’était alors en 1936[29].
C’est également sur le sol français que se nouent de nouveaux contacts entre milieux politiques anglophones et milieux politiques français. D’une part, les réseaux diplomatiques canadiens en France se développent par l’intermédiaire du réseau des consulats à partir du début des années 1960. En 1965, Ottawa nomme coup sur coup deux Anglo-Québécois à la tête de consulats récemment créés : Richard W. Davis à Bordeaux et F. E. K. Chandler à Marseille. Il y a fort à parier que le gouvernement fédéral perçoit les Anglo-Québécois comme des recrues de choix pour avancer les intérêts d’Ottawa en France : d’après le Quai d’Orsay, ils maîtrisent le français et sont fins connaisseurs de la vie politique québécoise, tout en étant susceptibles d’embrasser la cause fédérale[30]. Pour cette raison, d’ailleurs, à la suite de la Seconde Guerre mondiale, il est d’usage de nommer un anglophone, souvent originaire de la Belle Province, au poste de numéro deux de l’ambassade du Canada à Paris : c’est le cas de Robert Campbell Smith (1957) ou encore de David Wright (1987)[31]. D’autre part, outre les consulats et les ambassades, les organisations internationales qui possèdent un siège à Paris font également office de lieux de contact privilégiés : l’UNESCO en est un bon exemple dans la période d’après-guerre. De 1952 à 1957, le Montréalais Herbert Steinhouse séjourne ainsi à Paris pour le compte de la CBC Television avant de devenir le programmateur canadien de Radio UNESCO. Il fréquente assidûment la haute société parisienne : grâce à son épouse Tobie, d’abord, qui lui ouvre les réseaux artistiques de Montparnasse, mais également par l’intermédiaire de ses activités professionnelles. Il devient ainsi un proche d’Arnaud de Vogüé, alors président-directeur général de Saint-Gobain, et de Bernard Cazes, haute figure du jeune commissariat au Plan[32]. Il participe à leur faire connaître sa province de naissance sous le jour nouveau du bilinguisme au cours de discussions informelles dont on a un aperçu dans le roman à clef Ten Years After qu’il publie en 1958.
Il n’est donc guère étonnant, à l’intersection du terrain montréalais et du terrain français, que certains milieux d’affaires – relevant bien souvent du cercle mondain – réunissent Français et Anglo-Québécois loin des divergences affichées dans The Gazette. À cet égard, le comité France-Amérique de Montréal continue de remplir son rôle historique : entre 1955 et 1968, l’ensemble des procès-verbaux de ses réunions atteste de l’inscription de toutes les grandes banques établies au Québec à titre de membres institutionnels. Or, comme le soulignaient les diplomates français dès les années 1940, « même dans la province des Canadiens français, la banque [est] presque complètement dans les mains anglaises[33] ». Entre 1959 et 1962, ce sont donc des financiers qui composent une partie des 28 % des membres individuels anglophones du comité. Outre ceux-ci, parmi les cotisants les plus assidus, on retrouve de grands patrons : Alvin Walker (président de la Holt Renfrew), John W. Eaton (président de la maison éponyme), Ralph Tottenham-Smith (vice-président de British Petroleum), H.- G. Welsford (président de la Dominion Bridge)[34]. En 1963, lorsque Malraux choisit d’achever à Montréal son voyage officiel en Amérique du Nord, ce sont ces magnats anglophones qui organisent sa venue au nom du comité France-Amérique. La réservation du Ritz-Carlton est organisée à la suite d’une correspondance rapide avec les Allan, tandis qu’un moment de discussion en privé avec le ministre de la Culture est inscrit à l’agenda de ce dernier[35].
Une fracture entre Français et anglophones mise en récit par la paradiplomatie québécoise ?
Les premières représentations québécoises hors du Canada, comme celle de New York (1940), ont été érigées pour affirmer une forme d’autonomie provinciale dans l’élaboration d’une stratégie économique. La Maison du Québec à Paris, mise sur pied en 1961 et devenue délégation générale (DGQP) en 1964, ne sert cependant pas cet unique objectif. Elle doit servir d’appui à la reconnaissance internationale des spécificités de ce que Jean Lesage appelle l’« État du Québec » sur le plan culturel[36].
Cette prérogative de la DGQP est centrale pendant la Révolution tranquille et elle le reste d’ailleurs bien après. En conséquence, dès l’installation de la délégation rue Barbet-de-Jouy, l’objectif des administrateurs qui y travaillent n’est pas de mettre en scène la diversité culturelle du Québec, et encore moins sa diversité linguistique : il s’agit de mettre l’accent sur ce qui relève de la culture canadienne-française. Ce trait est assumé dans la correspondance institutionnelle : il est développé sous la plume de Jean Chapdelaine[37], de Jean Hamelin[38] et plus encore d’Yves Michaud[39]. Ainsi, la paradiplomatie menée par la DGQP, essentiellement de nature culturelle à ses débuts, place dans l’ombre le versant anglophone de la province – à dessein, et peut-être parce que l’on retrouve déjà bon nombre d’Anglo- Québécois dans les réseaux diplomatiques fédéraux.
Partant, on ne retrouve que peu d’anglophones au sein du personnel de la DGQP : ceux qui sont sympathisants de la cause nationale en dépit de leur langue sont plus volontiers envoyés à la délégation de Londres. Une exception notable est à souligner : il s’agit de Patrick Hyndman, né en 1921 et chargé d’affaires économiques de 1962 à 1970[40]. Né à Québec, Patrick Hyndman vient d’une famille irlandaise – ce qui n’est pas sans rappeler que les communautés irlandaise et canadienne-française ont entretenu au Québec une forte proximité sur la base historique d’une foi partagée comme de conditions matérielles d’existence souvent comparables[41]. Extrêmement actif, il est l’artisan de toutes les tournées commerciales annuelles de la DGQP (en particulier en 1967 et 1968) et met également sur pied son bulletin d’information, la Revue Québec[42]. En revanche, si l’on replace Hyndman dans l’équation traditionnelle qu’est le problème principal-agent, il est tout entier l’incarnation du principal et se refuse à être le héraut d’une voix qui ne soit celle du gouvernement québécois. Ses écrits personnels, peu abondants, laissent entendre qu’il adhère pleinement à l’idéal de l’indépendance québécoise, dépassant largement le simple bon-ententisme : il s’agit là d’une position marginale, voire exceptionnelle, au sein de la communauté anglophone du Québec.
Une si discrète séduction : l’autre diplomatie culturelle de la France au Québec
Si la paradiplomatie québécoise, dans ses premières décennies d’existence, se fonde tout entière sur la mise en valeur du « fait français », la diplomatie culturelle française déployée vers le Québec n’en est pas l’exacte symétrique : elle s’appuie, tantôt par opportunisme, tantôt par projet, sur des institutions de tradition anglophone. Les élites anglo-québécoises ont en effet précocement affiché leur goût pour la culture française bourgeoise et légitime, leur permettant de renvoyer plus ou moins implicitement la culture canadienne-française à une forme de folklore à laquelle ne pas s’amalgamer.
Un exemple de synergie entre une institution anglophone et le milieu français : la fondation Macdonald Stewart
David Macdonald Stewart (1920-1984), héritier d’une famille de magnats du tabac, est par excellence l’incarnation de l’Anglo-Québécois francophile. Lui-même déclare, en 1965 :
Malgré que je sois canadien de langue anglaise, je dois affirmer que cette culture française me touche de près, c’est ma culture, mon héritage […]. Car je suis né au Canada et je suis fier de ma patrie. L’époque de Louis XIV m’est plus chère que celle de George IV ou Édouard VI d’Angleterre[43].
Suivant une trajectoire qui n’est pas sans rappeler celle du philanthrope québéco-écossais du XVIIIe siècle, David Macdonald Stewart avait déjà mis sur pied, en 1954, la Société historique du lac Saint-Louis. Il commence alors la constitution d’une vaste bibliothèque bilingue, à dominante francophone, ne rassemblant que des livres antérieurs à 1763. Cette collection s’enrichit d’objets d’art tout au long de la Révolution tranquille, d’abord de Nouvelle-France, puis représentatifs du classicisme français.
En 1973, la fondation Macdonald Stewart est établie dans la maison Rodolphe-Forget – choix qui est loin d’être anodin, puisque Forget fut l’un des seuls francophones résidant au sein du Golden Square Mile au début du XXe siècle. Très rapidement, un véritable programme français est mis en place par l’institution, suivant une ligne directrice éloquente : « servir de pont entre le Québec anglophone et la France[44] ». C’est Liliane Macdonald Stewart, née en Égypte, scolarisée au lycée français du Caire, qui est à l’initiative du développement des activités françaises de la fondation avec l’aide de l’éminent historien de l’art Jean Palardy. Les Macdonald Stewart deviennent de fins connaisseurs du microcosme parisien : tous deux parfaitement bilingues, ils sont proches des milieux artistiques et mondains – comptant dans leur répertoire Béatrice de Andia ainsi que les antiquaires les plus en vue au tournant des années 1960 et 1970. Plus important encore, ils sont en contact étroit avec le financier canado-hongrois Alexandre de Takacsy, directeur de la Banque Royale du Canada en France, qui accompagne toutes les transactions qu’ils réalisent afin d’étoffer leurs collections d’art français. En 1965, les Macdonald Stewart financent ainsi la rénovation complète et l’ameublement de la forteresse de Louisbourg[45].
Au gré de ses voyages en France, David Macdonald Stewart désire également y faire reconnaître le patrimoine de son pays d’origine en revitalisant des lieux de mémoire franco-canadiens tombés dans l’oubli. Avec l’appui de la jeune historienne Caroline Montel, il entre en contact avec l’ambassade du Canada à Paris, la DGQP, le ministère de la Culture et l’ensemble des pouvoirs publics locaux pour racheter le manoir de Jacques Cartier (1975). Actuelle Maison du Québec à Saint-Malo, sa réhabilitation complète prend neuf ans, pour une inauguration en grande pompe en 1984[46]. Parallèlement à cette longue entreprise, les Macdonald Stewart financent également la rénovation des vitraux de l’église de Brouage (à partir de 1977)[47].
Par leur carnet d’adresses étoffé et un réel talent relationnel, les époux Macdonald Stewart ont été rapidement introduits auprès du milieu diplomatique français, qui y a vu de précieux alliés : soutenir les initiatives francophiles du couple dès leur genèse au milieu des années 1960, c’était encourager des projets dont la réussite ne pouvait porter ombrage ni à Ottawa ni à Québec[48]. Sur proposition du ministère de la Culture, David Macdonald Stewart est fait chevalier de la Légion d’honneur en 1983. Deux années auparavant, il s’était vu décerner la médaille de vermeil de la Ville de Paris[49].
Le milieu universitaire : l’autre « McGill français »
Il y a quelque chose de l’effet d’opportunité dans le soutien français aux Macdonald Stewart, puisque leur goût pour la culture classique française est à l’origine d’efforts déployés à leur propre compte sans que Paris n’ait, finalement, autre chose à faire que d’apporter sa bénédiction à leurs initiatives. Cependant, les autorités françaises ont parfois conçu des politiques d’influence visant plus activement le milieu anglo-québécois. Les institutions d’enseignement en ont été les opérateurs privilégiés : parmi elles, l’Université McGill mérite qu’on s’y attarde[50].
En 1948, Jean Mouton est nommé conseiller culturel de l’ambassade de France au Canada. Pendant dix ans, il est l’artisan principal d’une ouverture vers les milieux anglophones, que ce soit à l’échelle du Canada comme de la Belle Province. Dès son entrée en fonction, il repère un avant-poste français en territoire anglophone : le Département de langues romanes (DLR) de l’Université McGill. Cette dernière, de tradition anglaise et de régime linguistique exclusivement anglophone, recrute par une procédure spéciale ceux qui sont chargés de ses enseignements de langue française : en effet, pour cultiver la figure du french teacher sans faire entrer dans ses rangs des professeurs dissidents, le rectorat admet prioritairement des Français plutôt que des Québécois. Cyril O. James, chancelier de l’université de 1939 à 1962, impliqué tant dans l’Alliance française de Montréal que dans le comité France-Amérique, garde la main sur cette politique qui lui permet d’entretenir une francophilie presque aristocratique, mâtinée de suspicion (voire de mépris) envers les Canadiens français.
Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la majorité des enseignants du DLR sont ainsi des professeurs agrégés de l’université détachés par le ministère de l’Instruction publique (puis de l’Éducation nationale après 1932). C’est le cas de Jean Launay, directeur du département de 1947 à 1965. Son arrivée est concomitante de celle de Jean Mouton au Canada : ce dernier le contacte, et tous deux forment un tandem qui, tout au long des années 1950, prépare le terrain d’une francisation subtile de McGill. Launay invite régulièrement Mouton à donner des conférences sur la « civilisation française » défrayées par l’université, en échange desquelles l’ambassade de France à Ottawa verse des soutiens financiers importants à l’école d’été du DLR. Celle-ci, accueillant des étudiants anglophones de premier cycle, canadiens comme américains, participe à faire plus largement connaître la France au milieu étudiant anglophone, dont les éléments les plus brillants rejoignent spontanément les universités de l’Ivy League ou, plus souvent encore, Oxbridge (par le dispositif des bourses Rhodes). Pendant la Révolution tranquille, par contraste, les anciens élèves de l’école d’été du DLR grossissent alors les rangs des candidats à la bourse Drummond. Financée par un legs de Guy M. Drummond, tombé au front en 1917, cette bourse permet le séjour annuel à l’École libre des sciences politiques d’un étudiant de langue anglaise désireux de s’imprégner de la culture politique française afin de faire fructifier au Canada un bon-ententisme binational cher aux anglophones libéraux.
Il ne faut néanmoins pas limiter l’influence française à McGill au seul périmètre du DLR, car elle est également tangible au sein de la Faculté de médecine. Les années d’après-guerre représentent une période faste pour cette discipline en France : c’est donc aussi pour attirer les meilleurs chercheurs que McGill se tourne vers Paris, comme elle le fait lors de l’embauche du radiologue Charles Philippe Leblond, élève des Curie (en exercice de 1941 à 1974)[51]. En retour, l’ambassade de France au Canada appuie discrètement le ministère des Affaires étrangères pour que l’on décerne des distinctions aux chercheurs les plus renommés de l’université anglophone : en 1954, une telle tractation donne lieu à l’octroi d’un doctorat honoris causa de l’Université de Paris au docteur Wilder Penfield[52].
La France, un « empire de velours »
Une large partie du soft power français est imputable à une forme de rente symbolique issue d’une réputation artistique et intellectuelle, appuyée par les Français de l’étranger et associée à un écosystème marchand (mode, cosmétiques ou biens de luxe). Pour l’historien David Todd, dès le XIXe siècle et par-delà ses colonies, la France a ainsi tissé un véritable « empire de velours[53] » par l’intermédiaire duquel se nouent de nombreux contacts entre des Français et des Anglo-Québécois aisés, cosmopolites et urbains.
Le secteur de la haute couture québécoise, qui prend un essor nouveau dans un contexte de forte croissance du pouvoir d’achat, est l’une des possessions de cet empire de velours, puisqu’il est dominé par les créateurs anglophones et français. L’Association des couturiers canadiens (ACC), créée en 1954 pour donner une structure à un milieu professionnel auparavant dispersé, est sous l’égide du Breton Raoul-Jean Fouré. Arrivé à Montréal à la fin des années 1920, le Français était originellement promis à une carrière diplomatique – puisqu’il avait été repéré par le Quai pour un poste de chargé d’affaires[54]. Par goût pour le métier, mais percevant également l’ampleur du marché nord-américain, Fouré choisit de tenter sa chance à Montréal plutôt qu’aux États-Unis, dont le milieu de la mode est déjà saturé de créateurs. En 1949, après des études à Paris, Jacques de Montjoye (né à Troyes en 1928) suit les pas de Fouré pour le rejoindre au sein de l’ACC[55].
Au contact de Français qui importent la culture de la haute couture parisienne des années 1950, de jeunes créateurs anglo-montréalais choisissent également de faire de la Ville lumière le lieu de leur formation avant de revenir grossir les rangs de l’ACC. France Davies quitte ainsi la province l’année où Jacques de Montjoye s’y installe. De retour en 1952, elle est parmi les créatrices les plus actives de l’école de Montréal. Elle est à l’origine, avec les deux couturiers français, du défilé inaugural de l’ACC au Ritz-Carlton en 1955, qui bénéficie d’une large couverture médiatique, y compris aux États-Unis et en France[56]. Au milieu des années 1960, le couturier John Warden, symbole emblématique de la génération de la Révolution tranquille, couturier de Margaret Trudeau, multiplie également les déplacements professionnels en France pour sélectionner ébauches et tissus qui lui serviront à confectionner les uniformes des hôtesses canadiennes de l’Expo 67[57].
Ces quelques trajectoires formant autant de ponts entre le Québec anglophone et la France ne sont pas sans rappeler celles que tracent artistes, intellectuels et écrivains – à une période où New York n’a pas encore tout à fait supplanté Paris ou Londres au rang de capitale mondiale des avant-gardes. Loin des considérations politiques, en quête d’inspiration et de réputation, les exemples d’anglophones quittant la province pour des séjours de plus ou moins longue durée en France sont légion. Citons pêle-mêle l’écrivaine Mavis Gallant (arrivée en Europe en 1950, elle ne quittera jamais Paris)[58], l’architecte Phyllis B. Bronfman (vivant à Paris de 1952 à 1954 avant son divorce avec l’économiste franco-américain Jean Lambert)[59], ou encore la peintre Marjorie (Jori) Smith[60].
Back to business ? Des liens économiques dont les grandes lignes s’écrivent aussi en anglais
Étant donné l’ampleur de ces réseaux informels et l’importance des effectifs anglophones dans le grand commerce[61], c’est dans les milieux d’affaires que l’on retrouve, par-delà les désaccords politiques, le plus de liens entre Français et Québécois de langue anglaise.
Les cercles du grand commerce : l’argent réconciliateur
La Révolution tranquille est une période de formalisation de réseaux commerciaux qui constituent la matrice d’une diplomatie de contrats entre la France et le Canada[62]. Certes, il existait déjà des organes économiques au sein des réseaux diplomatiques : une chambre de commerce et d’industrie française est accolée au consulat général de France au Québec dès 1886[63]. Avec les années 1950 et 1960 viennent s’y superposer des cercles émanant d’initiatives privées ou parapubliques, qu’elles soient françaises ou canadiennes, qui servent de lieux de contact privilégiés entre Français et Anglo-Québécois.
L’accélération de l’institutionnalisation de ces liens d’intérêt remonte à l’année 1952, année du lancement de la Mission nationale française sous l’égide des comités France-Amérique de Paris et de Montréal[64]. Il s’agit d’un comité de prospection qui regroupe présidents d’universités, représentants de banques (Crédit industriel et commercial, Banque Nationale de Paris et des Pays-Bas) et directeurs généraux de grandes entreprises (Air Liquide, Saint-Gobain). La mission dure trois semaines, a pour langues de travail le français et l’anglais, et est reçue par le Board of Trade de Montréal. Si elle ne rencontre aucun représentant de la province, elle est néanmoins reçue en grande pompe à Ottawa par Louis Saint-Laurent : le premier ministre loue alors l’ouverture biculturelle d’une mission à laquelle « appartient Pascal, la cathédrale de Chartres, le palais de Westminster et Saint-Pierre de Rome[65] ».
La mission de 1952 vaut surtout pour la mise en contact des milieux financiers montréalais avec les entrepreneurs français, dont certaines entreprises ont réalisé des investissements massifs au Québec dans le sillage de la Révolution tranquille. Ainsi, c’est dans ce contexte que Léon Gingembre, délégué de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises, rencontre Thomas Taggart-Smyth, le directeur de la Banque d’épargne de la ville et district de Montréal : à partir de cet entretien, les investissements français au Canada s’appuient préférentiellement sur le réseau bancaire de Taggart-Smyth, qui gérait d’ailleurs la trésorerie du comité France-Amérique depuis que celui-ci a été créé[66].
Pour éviter de passer par les réseaux diplomatiques traditionnels et éviter toute interférence du politique dans le milieu des affaires, une section de canadianistes du comité France-Amérique de Paris décide de fonder une chambre de commerce parallèle à la Chambre de commerce française de Montréal – qui, on l’a vu, était associée au consulat depuis la fin du XIXe siècle. En 1956 est ainsi créée la Chambre de commerce France-Canada (CCFC) sous l’impulsion de Jean Vinant[67]. Jusqu’au milieu des années 1960, elle organise à Paris des déjeuners bimestriels qui font office d’espaces de sociabilité uniques entre élites commerciales françaises et anglo-québécoises. Ce faisant, la CCFC tente de recréer les conditions qui permettent de tisser des contacts comparables à ceux noués entre Gingembre et Taggart-Smyth.
Les Anglo-Québécois invités à ce type de déjeuners le sont généralement en vertu du fait qu’ils sont dotés d’une expertise leur permettant d’encourager, puis d’accompagner d’éventuels investissements français réalisés au Canada – et plus particulièrement au Québec. Vinant convie donc des financiers, à l’instar d’Alexandre de Takacsy, que l’on a déjà vu épauler David Macdonald Stewart : il y est systématiquement invité en qualité de directeur de la Banque Royale du Canada pour l’Europe[68]. Aux banquiers s’ajoutent des avocats coutumiers des droits français, québécois et canadien. En 1963, le premier cabinet d’avocats nord-américain ouvre à Paris – et il s’agit d’une firme montréalaise, Phillips & Vineberg. Son fondateur Fishel Philip Vineberg (né en 1914) a été formé au droit en France en qualité de boursier Drummond de l’Université McGill[69]. Jean Vinant le rencontre dès son arrivée lorsqu’il est accompagné de son assistant Jean L’Anglais. Les deux juristes deviennent des fidèles des réunions de la CCFC[70].
Faire des affaires en anglais et en français
L’existence de lieux de sociabilité réunissant les Anglo-Québécois et les Français a facilité le développement d’entreprises françaises au Canada. La CCFC a ainsi joué un rôle prépondérant dans la réussite d’implantations restées célèbres dans l’histoire des relations commerciales franco- canadiennes, précisément car elle a su faire entrer en relation le patronat français avec une minorité anglophone prépondérante dans le milieu québécois des affaires. Un exemple édifiant est donné par le cas de l’entreprise Lafarge[71]. Dès 1956, celle-ci conçoit en Amérique du Nord un « grand dessein[72] » : Marcel Demonque, qui la dirige, choisit alors Vancouver pour établir une filiale qui doit permettre l’enracinement outre-Atlantique – la Lafarge Cement North America. Il confie cette filiale à l’un de ses hommes de confiance, Jean-Charles Lofficier, qui en devient président-directeur général. Or la fin de la décennie pousse Demonque et Lofficier à lorgner la côte est : la métropolisation à grands pas de l’espace courant de Boston à Washington, le dynamisme du triangle Toronto-Montréal-New York, puis, au début des années 1960, la perspective des grands travaux liés à l’Expo 67 en sont autant de causes. Lors de ses séjours parisiens, Lofficier rencontre à de nombreuses reprises Jean Vinant, qui le convie aux déjeuners de la CCFC à partir de 1964 : ce dernier lui ouvre un précieux carnet d’adresses anglo-montréalais. C’est avec le soutien de George Carlyle Marler, obtenu par le truchement de Vinant, que Lofficier concrétise l’implantation de Lafarge au Québec en 1965[73].
Dans le sillage de l’Expo 67, d’autres secteurs économiques français s’exportent d’ailleurs au Québec en faisant du marché anglophone le coeur de leur cible. La filière des arts de la table et de la gastronomie française connaît, à la fin de la Révolution tranquille, une spectaculaire croissance proportionnelle à celle des effectifs de la « colonie française » au Québec[74]. En 1947, le Parisien François Dupré avait ouvert la voie en rachetant le Ritz-Carlton et en s’en faisant un gestionnaire aussi respecté que redoutable. De fait, sur le modèle du luxueux établissement montréalais, les restaurants français de la province attirent une clientèle anglophone diversifiée : ils sont onéreux, localisés là où la langue anglaise domine, et jouissent d’une réputation inégalée auprès des journalistes anglophones. Dans la deuxième moitié des années 1960, Helen Rochester, critique gastronomique du Montreal Star, ne tarit pas d’éloges au sujet des repas qu’elle déguste au Café de Paris, à L’Escargot, à la Tour Eiffel, Chez Pierre ou encore Chez Bardet – restaurants dont tous les chefs viennent de l’Hexagone[75]. Par effet d’entraînement, le secteur de l’importation de biens français se développe à Québec comme à Montréal : il est alors piloté par des détaillants eux-mêmes français, mais prioritairement établis dans des quartiers anglophones – Côte-Saint-Luc, Westmount, Côte-des-Neiges[76]. Le marché y est porteur : en moyenne, la clientèle est plus aisée, tout en ayant vis-à-vis des biens français une pratique de consommation ostentatoire.
Les petits commerçants français qui s’installent à Montréal au cours des années 1960 sont fortement soutenus par l’Union française au moment de leur implantation[77]. Cet organisme de charité et de solidarité interne à la diaspora française de Montréal met à leur disposition un annuaire ainsi qu’un fonds de solidarité. Et – faut-il s’en étonner ? – ce sont souvent de grandes familles anglophones qui nourrissent ce dernier avec de généreuses donations[78].
* * *
À rebours d’une historiographie qui a mis l’accent sur l’importance du fait français dans la construction des relations triangulaires entre Paris, Québec et Ottawa, les liens entre la France et le Québec anglophones sont loin d’être inexistants, même s’ils s’expliquent surtout par le soft power français. De leur étude, deux grandes conclusions méritent d’être tirées.
D’une part, au cours de la Révolution tranquille, la communauté anglophone du Québec n’est pas francophobe. Sa francophilie est de nature bien différente de celle que l’on observe au sein de la population canadienne-française et elle est davantage comparable à celle que l’on trouve dans les États-Unis du XXe siècle : la revendiquer, c’est connaître la culture du Grand Siècle, lire les philosophes des Lumières, maîtriser les codes d’un art de vivre recherché et montrer qu’on a les moyens économiques de les adopter. Dès lors, quels éléments différencient l’Upper East Side de Westmount ? À Montréal, afficher sa francophilie lorsqu’on est anglophone possède une valeur symbolique ambivalente : elle témoigne de sympathies quant à l’idéal bon-ententiste, tout en suggérant que la culture canadienne-française n’est toujours qu’une culture francophone de second rang.
D’autre part, la description des relations entre la France et le Québec anglophone montre que la province fait l’objet de pratiques diplomatiques fort diverses de la part de la France, et non réductibles à la seule promotion du fait français. En cela, la province constitue un observatoire privilégié de la diversité des canaux de l’influence française à l’étranger. Diplomatie officielle avec les interlocuteurs fédéraux, paradiplomatie avec les acteurs francophones de la Révolution tranquille et diplomatie parallèle avec les anglophones : ces pratiques, portées par des acteurs différents et dans des objectifs pluriels, ne dessinent pas moins les contours d’une politique française au Québec nettement plus réaliste qu’idéaliste[79].
Pour autant, la présente analyse des liens noués entre la France, ses représentants et les communautés anglophones du Québec se limite aux années 1950 et 1960. Si la francophilie de distinction des Anglo-Québécois fait partie des permanences que l’on décèle encore à la fin du XXe siècle, plusieurs tendances ont profondément reconfiguré leurs relations avec la France. La première est l’évolution démographique importante et rapide de la communauté anglo-québécoise. Sa composition change radicalement, en particulier à partir de la victoire électorale du Parti québécois (1976) : elle provoque le départ, hors de la province, des anglophones d’origine anglo-saxonne, dont les effectifs sont partiellement remplacés par des groupes récemment immigrés utilisant dans un premier temps l’anglais comme une langue véhiculaire. La seconde, qui n’est pas tout à fait indépendante de ces changements démographiques, est la francisation rapide des milieux d’affaires au Québec. Avant 1976, le développement des grandes entreprises étatiques québécoises, pilier du programme de Jean Lesage, a consolidé les appuis d’une élite économique de langue française. D’abord présente dans les sociétés d’État, les années 1970 et 1980 voient aussi cette élite conquérir le monde de l’entreprise privée, surtout de la finance, domaine de prédilection historique des anglophones. Aussi des structures, comme la Caisse de dépôt et placement du Québec, Investissement Québec, mais également Desjardins, ont-elles sérieusement réduit le rôle des grandes familles anglo-québécoises dans le monde québécois des affaires. La force de l’intérêt économique partagé incitait autrefois Français et Anglo-Québécois à mettre de côté leurs dissensions politiques : désormais, cela n’est plus vraiment le cas. En France, une politique étrangère prônant l’importance renouvelée du fait français peut désormais « marcher sur ses deux jambes » : la diplomatie culturelle comme la diplomatie économique.
Parties annexes
Notes
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[*]
Cet article scientifique a été évalué par deux experts anonymes externes, que le Comité de rédaction tient à remercier.
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[1]
Archives du ministère des Affaires étrangères français (plus loin AMAE), 83QO/195, dossier 2, note de Jean-Daniel Jurgensen au cabinet du ministre, 29 novembre 1967.
-
[2]
David Meren, With Friends Like These : Entangled Nationalisms and the Canada-Quebec-France Triangle, 1944-1970, Vancouver, University of British Columbia Press, 2012, p. 91.
-
[3]
C’est en particulier le cas des premiers accords commerciaux entre la France, le Québec et le Canada en 1922, puis en 1933. Voir Archives de l’École des hautes études commerciales de Montréal, W9, 0159 : Victor Pietro Guerci, Les relations commerciales entre la France et le Canada, thèse de licence, 1952, p. 21-44.
-
[4]
David Meren, op. cit., p. 85.
-
[5]
C’est vrai de Maurice Guénard-Hodent, au début des années 1930, jusqu’à Serge Joyal. Voir Maurice Guénard-Hodent, La Tradition renouée, Paris, Paris-Canada, 1930, 51 p. ; Serge Joyal et Paul-André Linteau, France, Canada, Québec : 400 ans de relations d’exception, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2008, 319 p.
-
[6]
Ronald Rudin, The Forgotten Quebecers. A History of English-Speaking Quebec, 1759-1980, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1985, 315 p.
-
[7]
Jean-Pierre Corbeil, Brigitte Chavez et Daniel Pereira, Portrait of Official Language Minorities in Canada – Anglophones in Quebec, Ottawa, Social and Aboriginal Statistic Division of the Department of Statistics Canada, 2010, 122 p.
-
[8]
Gary Caldwell, cité dans Annie Durand, L’émergence du discours identitaire anglo-québécois dans The Gazette de 1970 à 1980, mémoire de maîtrise (anthropologie), Université de Montréal, 2003, p. 4.
-
[9]
Houda Asal, « Transnationalism, States’ Influence, and the Political Mobilizations of the Arab Minority in Canada », dans Nancy Green (dir.), A Century of Transnationalism : Immigrants and Their Homeland Connections, Urbana, University of Illinois Press, 2016, p. 176.
-
[10]
Entre 1976 et 1981, l’exil anglophone concernerait environ 120 000 personnes : Jean-Pierre Corbeil, Brigitte Chavez et Daniel Pereira, op. cit.
-
[11]
Garth Stevenson, Community Besieged. The Anglophone Minority and the Politics of Quebec, Montréal-Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1999, p. 139.
-
[12]
AMAE, 445 PO/1/54-135, Consulat général de France à Montréal (jusqu’en 1984).
-
[13]
Archives de l’Université de Montréal (plus loin AUdeM), P77, comité France-Canada, A/11, correspondance, bobine 1764, 1948-1949.
-
[14]
Paul-André Linteau, « Le courant clérico-nationaliste », dans Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec contemporain : de la Confédération à la Crise (1867-1929), Montréal, Boréal, coll. « Compact », 1989, vol. 1, p. 700-707.
-
[15]
Marc Levine, The Reconquest of Montreal: Language Policy and Social Change in a Bilingual City, Philadelphie, Temple University Press, 1991, p. 22.
-
[16]
Dale C. Thomson, De Gaulle et le Québec, Montréal, Trécarré, 1990, 410 p.
-
[17]
« Gallant Fortress Falls ; Paris Shocked », The Gazette, 8 mai 1954, p. 1.
-
[18]
« The Arab Province of France », The Gazette, 15 mai 1956, p. 7.
-
[19]
Frédéric Bastien, Relations particulières : la France face au Québec après de Gaulle, Montréal, Boréal, 1999, p. 14.
-
[20]
Bibliothèque et Archives nationales du Québec (plus loin BAnQ), The Gazette, 1960-1965 [en ligne]. Dépouillement et calcul par recherche de mots-clefs.
-
[21]
Voir, par exemple Archives du Musée McCord (plus loin AMMC), M965.199, Collins John, « Votre Grandeur », 1967.
-
[22]
Jérémie Cornut, « The Special Relationship Transformed. Canada-Quebec- France Triangle after de Gaulle », American Review of Canadian Studies, vol. 46, n° 2, 2016, p. 168.
-
[23]
Bibliothèque et Archives Canada (plus loin BAC), MG31-D128, Fonds George et Natalie Roussow, R14192-0-9-E.
-
[24]
AMAE, 83QO/212, Jean-Paul Palewski à Maurice Couve de Murville, 24 novembre 1967.
-
[25]
Archives de l’École des hautes études commerciales de Montréal (plus loin AHECM), G004, procès-verbaux de l’International Trade Section du Board of Trade de Montréal, décembre 1956, folio 25.
-
[26]
AHECM, G005, procès-verbaux de l’International Trade Section du Board of Trade de Montréal, décembre 1963.
-
[27]
David Meren, op. cit., p. 98.
-
[28]
Eastern Townships Research Center, P051, Canadian Institute of International Affairs, Sherbrooke/Lennoxville Branch, Jean de Lipkowski sur la politique nucléaire de la France, 25 mars 1964.
-
[29]
AMAE, 420QO/1, « Inspection dans les Cantons-de-l’Est de la Province de Québec par le consul général de France à Montréal en mars 1936 ».
-
[30]
AMAE, 83QO/212, nominations et recrutements, « R. W. Davis », 3 février 1965 ; « F. E. K. Chandler », 18 février 1965, et correspondance Leduc – Couve de Murville (février 1965).
-
[31]
Marc Lortie, entretien avec l’auteur, Montréal/Vancouver, 12 février 2021, 78 minutes.
-
[32]
BAC, R8082-0-0-E, Fonds Herbert Steinhouse, 15/15-16, « France Looks Ahead », novembre 1962.
-
[33]
AMAE, 83QO/24, Politique intérieure, dossiers généraux, de Fossey au chef d’état-major, 20 décembre 1944.
-
[34]
AUdeM, P76 A/10, comité France-Amérique, traitement systématique des listes d’adhérents (1959-1962).
-
[35]
Ibid., correspondance CFA/Ritz-Carlton, 15 octobre 1963.
-
[36]
Michel Sarra-Bournet, « La naissance de la délégation générale du Québec à Paris », Bulletin d’histoire politique, vol. 20, n° 2, 2012, p. 190-199.
-
[37]
BAnQ, E42, Délégation générale du Québec à Paris, 2009-06-001/93, correspondance Vallerand-Chapdelaine, septembre 1965.
-
[38]
Ibid., dossiers Jean Hamelin, juillet-octobre 1968.
-
[39]
Ibid., 2009-06-001/152, procès-verbal de réunion interne à la Délégation, 19 janvier 1982.
-
[40]
Ibid., 2009-06-001/72, dossier personnel de Patrick Hyndman, 1962-1973.
-
[41]
Simon Jolivet, « Une histoire des Irlandais et de leur intégration au Québec depuis 1815 », dans Guy Berthiaume, Claude Corbo et Sophie Montreuil (dir.), Histoire d’immigrations au Québec, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014, p. 24-40.
-
[42]
BAnQ, E42, Délégation générale du Québec à Paris, 2009-06-001/67, dossiers « Revue Québec », 1963-1964.
-
[43]
Cité dans Normand Trudel, « La bibliothèque David M. Stewart : la collection de livres anciens du chevalier de Johnstone », Documentation et bibliothèques, vol. 50, n° 4, 2004, p. 286.
-
[44]
Discours de David Macdonald Stewart lors de l’inauguration du pavillon Rutherford de l’Université McGill, 1977 ; d’après Guy Ducharme, entretien avec l’auteur, Montréal, 22 septembre 2020, 35 minutes.
-
[45]
Archives de la Fondation Macdonald Stewart (plus loin AFMS), B3/1,1, forteresse de Louisbourg, novembre 1965.
-
[46]
AFMS, F/120,74, inauguration du manoir Jacques-Cartier, 19 mai 1984.
-
[47]
AFMS, B5/1,7-1,8, journaux de voyage de David Macdonald Stewart en Europe, 1976-1984.
-
[48]
AMAE, 83QO/263, dossier particulier « achat du manoir de Jacques Cartier à Saint-Malo », 1975.
-
[49]
AFMS, C1/2,29 et 2,31, honneurs et décorations.
-
[50]
Pour le passage qui suit, voir Yvan Lamonde, Le département de langue et de littérature françaises de l’Université McGill de 1853 à nos jours, Montréal, DLLF-McGill, 2010, 136 p.
-
[51]
AMAE, 83QO/89, chroniques mensuelles du consulat de France à Montréal, 30 janvier 1953, folio 253.
-
[52]
AMAE, 83QO/171, Hubert Guérin à Pierre Mendès-France, 8 juillet 1954.
-
[53]
David Todd, A Velvet Empire : French Informal Imperialism in the Nineteenth Century, Princeton, Princeton University Press, 2021, 368 p.
-
[54]
AMMC, P703/D, Fonds France Davies, édition du Toronto Star du 27 novembre 1954.
-
[55]
Ibid., spicilège non daté (v. 1955).
-
[56]
Ibid., spicilèges et coupures de presse (Star, Vogue), 1954-1955.
-
[57]
AMMC, P741/B6.1, Fonds John Warden, carnet d’adresses, s. d. (v. 1970).
-
[58]
Archives de l’Université de Toronto, MS COLL 00189, Fonds Mavis Gallant, boîte 4 : éléments biographiques.
-
[59]
« Phyllis Bronfman Wed in Montreal », The New York Times, 18 mai 1949, p. 31.
-
[60]
BAC, MG30-D249, R812-0-6-E, Fonds Jori Smith, boîte 17, journaux personnels, 1958-1979.
-
[61]
Marc Levine, op. cit., p. 22.
-
[62]
Pour en obtenir un compte rendu de première main, voir Jean Vinant, De Jacques Cartier à Péchiney : histoire de la coopération économique franco-canadienne, Paris, Chotard, 1985, 389 p.
-
[63]
Pierre Savard, Le consulat général de France à Québec et à Montréal (1859-1914), Paris, Pedone, 1970, p. 18-22.
-
[64]
AUdeM, P76/J, Fonds du comité France-Amérique, bobine 1792.
-
[65]
Ibid., allocution de Louis Saint-Laurent devant la Mission nationale française, 26 septembre 1952.
-
[66]
AUdeM, P76/C/1-3 et P76/D/19, relevés de compte du comité France-Amérique.
-
[67]
Jean Vinant, op. cit., p. 130.
-
[68]
AMAE, 83QO/175, Associations franco-canadiennes, fichier 2, Chambre de commerce France-Canada, 1956-1964.
-
[69]
Entretien de Robert Vineberg avec l’auteur, Montréal, 3 mars 2021, 35 minutes.
-
[70]
AMAE, 83QO/175, Associations franco-canadiennes, fichier 2, Chambre de commerce France-Canada, 1956-1964.
-
[71]
Pour le passage qui suit, voir Dominique Barjot, « Lafarge : The Keys of a Successful Internationalisation Process (1946-1973) », dans Hubert Bonin (dir.), Transnational Companies (19th-20th centuries), Paris, Plage, 2002, p. 663-680.
-
[72]
Léon Dubois, Lafarge-Coppée. 150 ans d’industrie, Paris, Belfond, 1988, p. 59.
-
[73]
Chambre de commerce française au Canada, Revue de la Chambre de commerce française au Canada, n° 600, juin 1968, p. 23-25.
-
[74]
BAnQ, P860/S1, Fonds Union française, « Histoire », mémoire annexe de Jean-Louis Grosmaire sur l’immigration française au Québec, 1985, p. 36-42.
-
[75]
AMMC, C285, Fonds R. E. Cooper, B1/1 et B4, menus et critiques, 1967-1968.
-
[76]
Ibid., B1/1-5, B3, B4, B5, menus, 1964-1976.
-
[77]
BAnQ, P860/S6, Union française, correspondance générale, 1925-1978.
-
[78]
BAnQ, P860/S15, Union française, donateurs, listes de souscriptions pour 1913-1948, puis à partir de 1970.
-
[79]
Conclusion qui rejoint d’ailleurs celles établies dans Jérémie Cornut, « The Special Relationship Transformed. Canada-Quebec-France Triangle after de Gaulle », American Review of Canadian Studies, vol. 46, n° 2, 2016, p. 162.