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Dans les années 1960, les historiens québécois ont abondamment traité de la question de la guerre de Conquête. Délaissé pendant plusieurs années, ce conflit a été remis à l’étude il y a une dizaine d’années dans la foulée de la commémoration du 250e anniversaire de la bataille des Plaines d’Abraham en 2009 et de l’exposition du Traité de Paris au Musée de la Civilisation de Québec en 2013. Plusieurs historiens (Edmond Dziembowski, Bertrand Fonck, Laurent Veyssière et Sophie Imbeault, pour ne nommer que ces derniers) ont proposé de nouvelles synthèses sur ce conflit « mondial » qui a marqué le sort de la Nouvelle-France. Depuis, une nouvelle génération de chercheurs s’intéresse à la guerre de Conquête (guerre de Sept Ans). Michel Thévenin en fait partie. Ce doctorant en histoire à l’Université Laval propose ici la version remaniée de son mémoire de maîtrise, qu’il a terminé en 2018 sous la direction des professeurs Michel De Waele et Alain Laberge. L’ouvrage, découpé en cinq chapitres, montre les différents aspects de la mise en application de l’art du siège européen (théorie) à son application, ou plutôt son adaptation sur le territoire nord-américain lors de la guerre de Conquête (1755-1760).

Dans son premier chapitre, Thévenin propose des explications qui seront utiles aux lecteurs tout au long de l’ouvrage. Il fait place aux différents modèles théoriques qui composent l’art du siège européen (la poliorcétique), des définitions de dictionnaires du XVIIe siècle à nos jours, en passant par les multiples traités publiés durant le long XVIIIe siècle sur l’art de faire la guerre et du siège jusqu’au modèle théorique en douze étapes mis en place par Sébastien Le Prestre de Vauban. C’est à partir de ce modèle que l’on voit se mettre en place une rationalisation de la guerre permettant une « économie de vies humaines » (p. 34). Les grands sièges du siècle des Lumières seront opérés telle une « véritable routine » (p. 43) par les militaires européens.

Cependant, la réalité coloniale de l’Amérique du Nord est tout autre. « Le dense réseau des forteresses des Flandres ou d’Italie du Nord s’efface ici au profit de celui, beaucoup plus ténu, des forts français et britanniques disséminés sur les territoires des diverses colonies » (p. 52). Dans ce deuxième chapitre, l’auteur expose les difficultés rencontrées par les officiers français et la mise en application de la guerre de siège sur le territoire outre-Atlantique ; la distance, le terrain, le climat sont des éléments qui diffèrent grandement de la réalité européenne. De même, la présence des Autochtones et des Canadiens qui pratiquent la « petite guerre », et l’absence de réelles troupes formées (outre les 2500 membres des Troupes de la Compagnie franche de la marine présents sur le territoire) complexifient la mise en place de la guerre à l’européenne. Enfin, le réseau de fortifications beaucoup moins dense et élaboré amène un changement important dans la façon de faire la guerre en Amérique pour les soldats rompus à l’art du siège européen.

Le coeur de l’ouvrage est divisé en deux parties : la stratégie (chapitre 4) et la tactique (chapitre 5) de l’art du siège sur le territoire nord-américain. Au début de la guerre en Amérique (1755), les Français adoptent une stratégie militaire en quatre zones : 1) Québec et le Saint-Laurent, 2) Louisbourg, 3) la rivière Richelieu et les lacs Ontario et Saint-Sacrement et 4) la vallée de l’Ohio. Les premières années du conflit voient la stratégie adoptée par les Français récompensée de plusieurs victoires. Cependant, l’accélération de la guerre et l’envoi massif de troupes britanniques marquent le « déséquilibre dans l’effort consenti par les deux monarques » (p. 84) en Amérique du Nord. La nouvelle stratégie française devient alors essentiellement défensive dans le but de « retarder autant que possible la perte de la colonie » (p. 62). Alors que le début des escarmouches sur le territoire avait permis une conciliation avec les techniques de guerre à l’amérindienne, le tournant pris à partir de 1757 (et encore davantage à partir de 1758) entraîne une « européanisation de la stratégie française » (p. 102).

La mise en place de la guerre de siège en Amérique du Nord est rendue possible grâce aux ingénieurs militaires. Malgré un manque d’effectifs, à la fois d’ingénieurs et de soldats (à la fin du conflit), le savoir-faire et l’expertise des ingénieurs militaires ont permis aux Français d’appliquer les modèles théoriques de la guerre de siège en Nouvelle-France, et ce, malgré les contraintes du territoire. Sur les onze sièges répertoriés durant la période (1755-1760), seulement trois sont exposés, puisqu’ils sont menés de façon offensive par les Français. Par cette analyse, nous retrouvons les différentes étapes du siège telles que définies par Vauban. Pour l’auteur, « [l]’application à l’échelon tactique d’une guerre de siège européen est donc un résultat de la volonté, commune aux deux camps, d’européaniser le conflit en Amérique, et vient compléter, voire justifier, l’adoption par l’armée française d’une vision stratégique européenne » (p. 123-124). Enfin, la campagne contre Québec en 1759 représente, selon lui, le meilleur exemple de l’application de la poliorcétique européenne en Amérique du Nord.

Le mythe de la guerre en dentelles est soumis à l’analyse dans la dernière partie. L’auteur cherche alors à déconstruire cette image d’Épinal présente dans l’imaginaire collectif pour montrer la réalité de la guerre au XVIIIe siècle. Certes, cette dernière est rationalisée et l’« “économie de la violence” n’induit pas la négation, mais une gestion rationnelle de celle-ci, la fureur guerrière étant mesurée pour mieux être déchaînée implacablement dans des buts et objectifs précis » (p. 187). La réalité américaine présente également une violence non contenue qui surprend et terrifie les Européens, soit les attaques et les « sauvageries » des Amérindiens comme dans le cas du « massacre » de la garnison britannique à la suite de la capitulation du Fort William Henry. La violence autochtone répond à une culture de guerre différente de celle des Européens, qui ont des difficultés à la contenir dans le respect des lois de guerre civilisées. Ainsi, l’art de la guerre européenne rencontre non seulement des difficultés stratégiques sur le territoire nord-américain, mais la rencontre avec l’autre (les Amérindiens) heurte les Européens dans la façon de faire, d’appliquer et de régir la guerre.

L’abondance de citations et de références témoigne du caractère académique dont est tiré l’ouvrage. Avec une plume habile, l’auteur a su saisir le caractère unique et particulier de l’Amérique du Nord pour expliquer son propos. Il aurait été intéressant d’avoir des exemples britanniques, et non seulement français, pour montrer l’application de la poliorcétique européenne en Amérique du Nord, notamment lorsqu’il est question des sièges offensifs, dont seulement 3 sur 11 ont été faits par les Français. De même, la confrontation entre les cultures militaires européennes et amérindiennes est omniprésente durant ce conflit, ainsi les exemples auraient pu aller au-delà du massacre du Fort William Henry, qui est l’épisode le plus connu. Nous pouvons toutefois comprendre qu’en raison des contraintes liées à la réalisation et la rédaction d’un mémoire de maîtrise, certains choix ont dû être faits pour terminer dans le délai imparti. Cependant, Michel Thévenin ouvre la porte à plusieurs reprises dans cette monographie sur les allures que prendront ses recherches doctorales, notamment sur le rôle de l’ingénieur militaire en Nouvelle-France. En somme, il s’inscrit dans cette nouvelle vague d’historiens qui cherche à apporter un regard neuf à la guerre de Sept Ans et à enrichir l’historiographie sur le sujet. Nous vous recommandons de suivre le blogue (Tranchées et tricornes) et les résultats prochains de ce jeune historien si vous êtes intéressés par la guerre de Sept Ans et l’art du siège.