Ce sont 40000 fiches de circonstances de décès de la Première Guerre qui sont consultables en ligne (quelques 15000 fiches, des noms de famille commençant par « Si » jusqu’à « Z » inclusivement ont été perdues dans les transferts vers Ottawa). Quelques milliers de ces fiches sont plus informées, le plus souvent dans un style rappelant l’objectivité clinique. Mais si la mort instantanée rassurante – l’impression de Vera Brittain est justifiée – est fréquente sous la plume des rédacteurs et vraisemblablement dans les témoignages qui les ont inspirés, l’horreur voisine aussi, comme dans la description de la mort du soldat Kinnear : « il a été frappé par un fragment d’obus, la majeure partie de la tête étant pulvérisée, provoquant une mort instantanée ». Aux curieux qui lisent les registres à la suite, rien n’est épargné, ou presque. Ainsi, Hector Labelle, soldat du 22e Bataillon canadien-français tué le 6 juin 1918, est mort à la 4e Ambulance de campagne de blessures causées par des shrapnels (billes de métal dispersées par un obus explosant au-dessus du sol) « perforant les globes oculaires, incisant le visage, la tête, les épaules, les mains, avec fracture complexe de la main droite ». La confrontation de ce texte avec le dossier personnel montre que l’inscription au registre est ici la transcription d’une fiche médicale. En quelque sorte, un travail de copiste. Mais ce n’est vrai que pour les morts de blessures traités par le système médical. Des témoins n’appartenant pas aux services de santé ont nécessairement contribué aux fiches, pour les soldats décédés avant d’atteindre un poste de secours, ou pour les disparus et les prisonniers de guerre (pour ceux-là, le Comité international de la Croix-Rouge est la source principale). La pudeur d’exposer des blessures affreuses, sans être totalement absente, n’est pas de règle : les amputations traumatiques et les éviscérations sont décrites ainsi que les blessures au visage ou au bas du ventre, à l’aine, avec quelquefois des références aux testicules, et, au moins une fois, à la section du pénis, ou encore les blessures mortelles à travers le postérieur ou les fesses. L’impression générale est que l’autocensure ne prive pas le chercheur d’un accès à la brutalité de la guerre. Dans le registre qui donne les circonstances du décès d’Hector Labelle, se trouve aussi la fiche de l’artilleur Trefflé Laboulière, travail « littéraire » plus sophistiqué : La dernière phrase n’a pu être tirée du dossier personnel, car ce dernier est muet sur ce qui s’est passé à l’abreuvoir. Il a donc fallu recourir à des sources externes pour établir les circonstances, d’où la référence « 649-L-11937 ». C’est une classification alphanumérique de dossiers de correspondance ayant eu cours durant la Première Guerre mondiale, dont le premier membre est une indication de sujet (dossiers de correspondance relatifs aux soldats), le second réfère à la première lettre du nom de famille de l’individu concerné, tandis que le dernier chiffre est un numéro indiquant la séquence dans laquelle le dossier fut créé. Malheureusement, je n’ai pas réussi à retrouver les dossiers de correspondance commençant par « 649 ». La mise en récit du courage a ceci de particulier que le temps du récit est moins celui des narrateurs que celui du héros où, pour emprunter libéralement à Ricoeur, le temps du récit s’efface devant le temps de l’action, ce même si les morts n’y parlent que grâce aux efforts des témoins, copistes, rédacteurs et dactylographes. Toutefois, il y a indéniablement un rapport à l’action plus étroit dans une mise en récit comme la suivante, que dans un rapport des …
Le courage démasqué : récits de la valeur martiale et Grande Guerre (2e partie)[Notice]
…plus d’informations
Yves Tremblay
Ministère de la Défense nationale, Ottawa