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Même si l’objectif d’une recension critique n’est pas de se faire l’écho fidèle du point de vue des auteurs de l’ouvrage concerné, il demeure tout de même l’espoir que l’opinion émise sera perçue comme honnête et rigoureuse. Force est de constater que j’ai échoué à ce chapitre, car mes estimés collègues Maxime Dagenais et Julien Mauduit ont jugé en grande partie irrecevable le compte rendu que j’ai fait de Revolutions across Borders, qu’ils ne considèrent pas adéquatement représentatif ni du contenu de l’oeuvre, ni de leur démarche. Ainsi, leur réplique généreusement accordée par Stéphane Savard permet de se faire une meilleure idée de la richesse et de la pertinence de l’ouvrage. Je précise ainsi que j’accueille la réponse des deux auteurs avec la certitude que l’exercice aura été utile pour le lectorat du BHP. Pour ma part, quand je reviendrai dans l’avenir au contenu de ce livre, en plus de ma copie carrément noircie de notes et réflexions qu’a suscité chez moi une première lecture attentive, je ne manquerai pas de mettre à profit ces mises au point. Cela dit, Dagenais et Mauduit ne seront pas les uniques juges ni des qualités et faiblesses de leur oeuvre, ni de la justesse de la lecture que j’en ai faite ; d’autant plus que le recueil me semble voué à une belle postérité. Pour le moment, je me permettrai de tenir mon bout sur certains points tout en intégrant quelques commentaires supplémentaires.
D’abord, un bref retour sur le terme stagnation, dont j’ai dénoncé l’utilisation dans le contexte de commentaires portant sur l’évolution récente de l’historiographie canadienne des Rébellions. Le terme était plutôt stalled, qui a effectivement une « connotation moins négative ». Toutefois, l’épithète employée n’est peut-être pas plus enviable (l’Oxford Canadian Dictionary of Current English évoque le retard, l’arrêt du mouvement ou de la progression) et, surtout, elle n’est pas représentative du pan québécois de l’historiographie en particulier, que Dagenais et Mauduit reconnaissent bien être plus dynamique, quoi que trop imprégné, écrivent-ils, de « perceptions nationales ». C’est néanmoins avec satisfaction que j’ai lu les précisions de la réplique qui démontrent l’ouverture dont ceux-ci font preuve dans leur démarche.
Dans un autre ordre d’idées, Dagenais et Mauduit n’ont voulu imposer aucun cadre conceptuel rigide aux différentes contributions, une souplesse bienvenue qui a cependant probablement participé à une impression d’ambiguïté méthodologique. Car, en s’y arrêtant trop vite, on pourrait soulever l’argument que l’historiographie des Rébellions était déjà investie d’une propension à voir au-delà de ses frontières, surtout du côté de l’historiographie québécoise[1]. Mes collègues m’objecteront cependant que peu font état d’influences réciproques et d’interconnexions transfrontalières. Comme ils ont voulu le rappeler par divers exemples dans la réplique, c’est là que se trouve « l’apport du livre », et c’est ici notamment que mon compte rendu les a déçus, car c’est la mise en lumière inédite d’une dynamique d’envergure nord-américaine que je passe trop sous silence. Ainsi, afin de faire profiter encore une fois le lectorat de précisions utiles, je ne pourrais que souhaiter la publication de l’intervention de Mauduit au Congrès de l’IHAF 2019 (« Qu’est-ce que l’histoire transnationale ? Apports méthodologiques de l’histoire connectée ») qui prenait en partie appui sur des idées mises de l’avant dans Revolutions across Borders et dans son excellente thèse de doctorat[2] pour expliquer l’intérêt heuristique de l’histoire transnationale pour l’étude de la Rébellion canadienne.
Sur le plan du contenu, on me reproche d’en dire trop peu ; ce que j’ai explicitement reconnu dans la recension. Tout de même, arrivé aux deux tiers de l’espace imparti – 1250 mots –, il me semblait avoir couvert un nombre appréciable de thématiques que contient Revolutions across Borders. Je me croyais donc justifié de poursuivre avec quelques critiques de fond. Dagenais et Mauduit auraient préféré que je bonifie autrement ma recension. Je comprends cela. Par contre, me tenir rigueur comme ils l’ont fait était un peu sévère : je n’aurais pu rendre compte dans le détail de toutes les contributions du livre et inclure tous les « oublis » qu’ils soulignent dans leur réplique. Par ailleurs, Dagenais et Mauduit espèrent recentrer le propos sur les aspects qu’ils jugent les plus intéressants des contributions. Or, la perspective adoptée dans ma recension, qu’ils ont trouvée trop étroitement « québécoise », a néanmoins révélé certains bémols légitimes et a soulevé des interrogations sur l’orientation de la recherche méritant d’être posées – notamment une tendance à dévaluer trop sévèrement à mon avis le point de vue « national » –, même si, je le reconnais, cela a pu faire ombrage à certaines idées nouvelles apportées par Revolutions across Borders.
En fait, la valeur d’un ouvrage se juge, certes, par la nouveauté de son contenu, mais également par les questions qu’il suscite. Revolutions across Borders a le mérite d’inciter la réflexion sur l’arrimage entre le national et le transnational ou, dans une veine similaire, le local et le global[3] – ce qu’illustre la variation d’échelle, de l’individuel au continental, observable d’un chapitre à l’autre et dont le dernier tiers de la réplique veut, entre autres, faire rappel. À ce sujet, une question encore féconde est celle que pose l’historien Clément Thibaud dans le contexte de l’essor d’États républicains dans l’espace atlantique au XIXe siècle : « comment rendre compte à la fois de l’unité [d’un] processus et de la singularité de ses déclinaisons locales ?[4] ». À l’exemple du même historien, qui s’est intéressé à l’implantation de républiques dans une Amérique latine de la même époque marquée par « la force théologico-politique de la monarchie catholique[5] », pourrait-on s’interroger sur l’arrimage du catholicisme et du républicanisme dans le cas spécifique du Bas-Canada et du Québec ? Une telle démarche qui mettrait en lumière un élément de singularité au sein d’un mouvement d’ampleur internationale pourrait-elle participer à éclairer d’une autre façon l’« universalisme » républicain, via l’angle d’analyse de petites sociétés telle que celle sise dans la vallée du Saint-Laurent[6] ? Serait-il possible, donc, d’étudier les événements et les acteurs locaux ou nationaux séparément, de sorte à faire ressortir certaines spécificités qui puissent encore être « réellement » signifiantes pour la compréhension globale de l’objet Rébellion ou Républicanisme ? Pour évoquer plus directement le livre, peut-on voir une forme de dialogue entre le spécifique et l’« universel » en l’exemple de Charles Duncombe, leader Haut-Canadien d’origine américaine étudié par Schrauwers, dont l’idéologie républicaine et les théories économiques méconnues éclairent non seulement les deux objets Rébellion et Républicanisme canadiens, mais aussi, comme le rappellent Dagenais et Mauduit, l’histoire de l’argent et de la « transition au capitalisme moderne » ? Pourrait-on opérer un rapprochement avec le cas de Louis-Joseph Papineau, seigneur et républicain que j’ai étudié ailleurs, dont l’horizon intellectuel paraît être une synthèse originale entre des influences extérieures, jeffersoniennes, et une tradition institutionnelle locale, seigneuriale ? Ces quelques exemples montrent que, en elle-même ou à partir d’elle, l’oeuvre recensée est source de riches questionnements ; ils montrent aussi, peut-être, que les dissensions entre moi et les auteurs de Revolutions across Borders ne sont pas toutes aussi importantes qu’on pourrait le supposer.
Le travail de Maxime Dagenais et Julien Mauduit force l’admiration, cela ne fait aucun doute. Il fait et fera progresser la connaissance que nous avons des tenants et aboutissants de 1837-1838. Le dévoilement de la portée continentale et de la dimension connectée de cet événement auquel ils ont procédé, et qu’ils ont voulu rappeler par une réplique, fera en sorte que les prochaines études non-canadiennes qui porteront notamment sur les républicanismes atlantiques, en particulier étatsuniens, consacreront bien davantage qu’une maigre phrase à la « bannière républicaine[7] » canadienne. La dynamique entre le national et le transnational, entre le local et le global, ne s’en trouvera, dès lors, que mieux comprise.
Parties annexes
Notes
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[1]
Je pense aux travaux de Michel Ducharme, Julie Guyot, Louis-Georges Harvey, François Labonté, Yvan Lamonde, etc.
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[2]
Julien Mauduit, “Vrais républicains” d’Amérique : les patriotes canadiens en exil aux États-Unis (1837-1842), thèse de doctorat (histoire), Université du Québec à Montréal, 2016.
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[3]
David A. Bell et al., « L’âge des révolutions : rebonds transnationaux », Annales historiques de la Révolution française, vol.3. no 397, 2019, p. 193-223 ; Samuel Moyn et Andrew Sartori (dir.), Global Intellectual History, New York, Columbia University Press, 2013.
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[4]
Clément Thibaud, « Pour une histoire polycentrique des républicanismes atlantiques (années 1770 – années 1880) », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 56, 2018, p. 153.
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[5]
Clément Thibaud, Libérer le Nouveau Monde. La fondation des premières républiques hispaniques. Colombie et Venezuela (1780-1820), Bécherel, Perséides, 2017, p. 9-10 ; 18-19 et 24-26.
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[6]
De nombreuses études, telles que celles susmentionnées de Thibaud, s’inscrivent dans une perspective qui, tout en s’inspirant et en s’éloignant du modèle pocockien (John G. A. Pocock, Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, Paris, Presses universitaires de France, 1997), cherchent à complexifier la compréhension de l’essor du républicanisme dans les Amériques et en Europe aux XVIIIe -XIXe siècles par l’éclairage de situations singulières extérieures aux cas florentin, britannique ou étatsunien.
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[7]
Clément Thibaud, loc. cit., p. 154.