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« Or on en était aux plus beaux jours du printemps, ceux qui précèdent les feuilles et permettent d’attendre du bourgeon plus qu’il n’apportera »
Jacques Ferron, Cotnoir
« Je fais appel à mon histoire, l’histoire que je crée, pour justifier mon appartenance à ce continent. »
Michel Bouchard, « Les Lamoureux de l’Alberta : un parcours vaste et complexe »
Le 9 mai dernier, Dean Louder décédait. Québécois d’adoption, Américain d’origine, mormon, ce géographe et professeur à l’Université Laval, aventurier et voyageur, entretenait un cercle de Franco-Américains (au sens large et non restreint aux « Franco-Étatsuniens » du Nord-Est) rencontrés aux quatre coins du continent. Il recevait ses nombreux amis à Québec, se déplaçait régulièrement pour participer aux manifestations et aux événements liés à cette Franco-Amérique qu’il aimait et à laquelle il s’est dévoué. Dans la dernière édition du Forum (été 2017 – revue franco-américaine), son ami, l’artiste Grégoire Chabot, résumait cette socialité complexe et ce dévouement par une analogie culinaire bien choisie : « Chez Dean : An amazing gourmet kitchen, PLUS meals on wheels » ! On le regrettera donc… et dans des lieux insoupçonnés.
La réédition de Franco-Amérique chez Septentrion, codirigé avec Éric Waddell, témoigne de ces nombreux déplacements. On trouve ainsi plusieurs encadrés, toujours en lien avec le propos du chapitre dans lequel ils apparaissent, où le professeur Louder décrit une rencontre ou une expérience personnelle qui donne substance à cette « communauté imaginée » des Franco-Américains. L’ouvrage lui-même compte une nouvelle contribution par rapport à l’édition de 2008, celle de Serge Dupuis sur « La Floride canadienne-française d’hier à aujourd’hui », bien fouillée et fort intéressante. Il compte également des « épilogues » qui font le point, dix ans plus tard et par des auteurs différents (David Vermette, Clint Bruce, James LaForest, Carlos Aparicio), sur les conclusions et les analyses contenues dans les contributions originales de Barry Rodrigue (« Francophones, pas toujours, mais toujours Franco-Américains »), Richard Guidry (« Mémoire d’un Cadien passionné »), Jean Lamarre (« Migrants, défricheurs, fondateurs : les Canadiens français du Michigan et de l’Illinois ») et Jean Morisset (« La grande tribu des gens libres… »). Autre nouveauté, le format de la nouvelle édition est sensiblement plus petit, ce qui convient bien.
Cela dit, comme pour l’édition originale, c’est le problème posé par ce livre (qui est aussi celui de la Franco-Amérique) qui retient spontanément l’attention. On pourrait le traduire de la façon suivante : comment est-il possible d’intéresser un Québécois francophone par ailleurs cultivé – le lectorat visé –, à la diaspora québécoise, et plus largement à l’Amérique francophone ? Joseph-Yvon Thériault, dans la contribution qui clôt l’ouvrage, précise le cadre dans lequel se posent cette question et ce problème :
En s’affirmant politiquement, c’est-à-dire en préconisant l’existence d’un État français au Québec, le nationalisme québécois devait se territorialiser aux frontières du Québec et, par ce fait même, définir comme « autre » le reste de la francophonie […]. C’est donc dans la compréhension du rapport ambigu que le Québec moderne entretient avec son passé canadien-français qu’il est possible de comprendre l’ambivalence des intellectuels québécois envers la Franco-Amérique […]
p. 381
S’il faut ajouter à cette ambivalence l’accusation de « tribalisme » qui pèse d’emblée sur les Québécois dans leur pays[1], il est facile de saisir la nervosité qui entoure le sujet[2]. Et si vous évoluez parmi les intellectuels québécois tout en vous intéressant à la question de la diaspora québécoise (c’est bien mon cas[3]), si vous évoquez le sujet, vous connaissez cette ambivalence, pour ne pas dire cette réticence, qu’il faut toujours désamorcer et qui porte les stigmates d’une longue lutte politique.
Il faut dire que cette restriction idéologique des intellectuels québécois a porté des fruits : les jeunes (18-24 ans) au Québec ne se sont jamais autant dit « Québécois », et jamais si peu dit « Canadiens français ». Cependant, si on considère que le résultat anticipé de cette identification des Québécois à leur État devait être l’indépendance politique à l’égard de la fédération canadienne, la restriction idéologique a été un échec dans la mesure où l’appui des jeunes Québécois à l’indépendance n’a jamais été aussi bas en cinquante ans[4] !
Dans ce contexte, ne serait-il pas temps d’inviter ces intellectuels à considérer la Franco-Amérique à nouveau comme une « matière patrimoniale » (Virgil Benoit, p. 277), comme une source pour renouveler notre imaginaire, nos symboles et notre appartenance au monde ? Non pas dans la perspective de notre « américanité », une approche que le professeur Thériault a brillamment critiquée dans un ouvrage antérieur[5], mais dans le but de retrouver la valeur singulière et le potentiel créateur de notre héritage, dans le but de renouer avec l’idée de notre « fragile résistance dans l’histoire » (François Paré, p. 56).
Dans sa Brève histoire des Canadiens français[6], Yves Frenette citait une phrase de Jean Lesage, prononcée à l’aube de la Révolution tranquille, qui mériterait d’être revue : « L’État du Québec est l’incarnation politique du Canada français ». Et si on essayait de penser une communauté qui, renouant avec « cet imaginaire du déplacement » (p. 56) propre à notre expérience passée, comme l’incarnation possible d’une Franco-Amérique plus large ? N’est-ce pas cet état d’esprit qui présida à la création du Secrétariat permanent des peuples francophones par ce même État en 1981 (et n’est-ce pas pour cette raison qu’il fut liquidé, archives comprises, en 1992) ? Une telle perspective n’empêcherait nullement de partager l’inquiétude d’Anne Gilbert devant la « grande vulnérabilité linguistique de la plupart des communautés franco-ontariennes » (p. 86) ou de se trouver d’accord avec le constat de Clint Bruce selon lequel « il n’y a plus de communautés francophones en Louisiane, il y a plutôt des individus qui parlent français, pour diverses raisons et dans divers contextes » (p. 209).
Se pose dans ce cas, pour les Québécois, une question éthique : quelle attitude devons-nous adopter devant « la “perdurance” en Amérique du fait français » (Thériault, p. 388) ? La réponse, si elle ne change rien à la situation, pourrait influencer ultimement le genre de peuple que nous formons. Ne risque-t-on pas en effet de perdre certaines leçons sur nous-mêmes, sur notre condition de minoritaires français en contexte anglo-américain, à professer notre indifférence aux « cadavres encore chauds » ? Car une intelligence commune est possible. Par exemple, il est difficile de ne pas comprendre ce passage du texte de Richard Guidry à la lumière de notre expérience québécoise :
Accolé au mur, l’Américain moyen le niera, mais le fait de penser que l’on est « le meilleur » exige que tous les autres soient inférieurs. L’Américain fanatisé du patriotisme ne dira jamais que son pays est « parmi les meilleurs du monde ». Il dira toujours ce qu’on lui a répété depuis son enfance, qu’il est « le meilleur du monde ». Le Cadien assimilé, comme tout bon minoritaire bien endoctriné, est encore plus convaincu de la supériorité des Américains
p. 202
Ce qui peut changer aussi, à partir de cette question éthique, c’est la manière dont on interroge la réalité et dont on envisage l’avenir, un peu comme James LaForest qui découvre, par son blogue, de multiples témoignages sur le passé canadien-français du Michigan, de la vallée de la Saginaw et de la péninsule de Keweena : « Tout à coup le discours a changé, on ne disait plus “Il ne reste rien de notre passé”, mais “Où, encore aujourd’hui, peut-on trouver des traces de notre culture ? ” » (p. 229). Ces traces, elles sont profondes. Comme le note Jean Lamarre, « il faut rappeler que le Midwest n’est pas inconnu des habitants de la vallée du Saint-Laurent. […] [D]es générations de négociants, de coureurs des bois et de voyageurs ayant sillonné la région ont “raconté” le Midwest […]. Ces “Pays-d’en-Haut”, bien qu’ils étaient à bonne distance, apparaissent donc, dans l’imaginaire collectif, tout près et accessibles » (p. 215). On trouve ces traces jusqu’en Oregon, dans la vallée de la Willamette qu’on nomme encore aujourd’hui la Prairie française (French Prairie), comme l’expose Mélinda Jetté, « arrière-petite-fille d’Alfred Jetté de Repentigny, au Québec, et de Margaret Liard, Métisse de la prairie française [qui] a terminé en 2006 une thèse de doctorat en histoire à l’Université de Colombie-Britannique sur le peuplement de French Prairie » (p. 306), dans sa magnifique contribution à l’ouvrage.
Ce texte, mais aussi d’autres témoignages sur un mode plus personnel qu’on trouve dans l’ouvrage, celui de Kent Bone (Beaulne) sur la vie quotidienne des Français du Missouri (Haute-Louisiane) à l’époque de sa jeunesse, les Paw Paw French des monts Ozarks (Aux arcs), celui de Michel Bouchard sur les migrations de sa famille maternelle (Comeau) depuis l’ancêtre, arrivé en Acadie au XVIIe siècle, jusqu’à l’arrière-grand-père Édouard, né à Saint-Joseph au Kansas, qui a établi la famille en Alberta pour de bon, ou encore celui de Rodney Saint-Éloi, écrivain d’origine haïtienne, qui cerne l’Amérique moderne du point de vue de sa genèse, depuis le génocide des Indiens et l’esclavage des Noirs (« J’ai été baptisé pour les biens et la paix de l’Occident au nom du maître et de la plantation » [p. 359])[7], ces témoignages, donc, lèvent le voile sur un passé qui donne à réfléchir, ils rendent familier une géographie et des expériences qui nous concernent intimement et nous interpellent.
À coup sûr, le lecteur découvrira dans Franco-Amérique des endroits qu’il ignore, et les raisons de s’y intéresser. Qu’il s’agisse de cette région à la frontière du Dakota du Nord et du Minnesota formée par la vallée de la rivière Rouge (pourquoi oublie-t-on que le 49e parallèle ne constituait pas une limite obligée pour les Canadiens français et les Métis ?[8]) que Virgil Benoît, professeur à la University of North Dakota, présente à travers les récits du Vieux Folle Avoine, chef chipewyan, du père Génin en mission à la rivière Rouge[9] et de la communauté canadienne-française de Wild Rice, fondée en 1905, mais dont le souvenir subsiste jusqu’aux années 1970. Par cette mémoire fragile, une communauté se reconnaît : « Il est clair que, dans le Midwest, on a besoin de plus de réflexion et de travail de terrain avant de pouvoir comprendre la complexité de l’identité culturelle canadienne-française de cette région et le sentiment d’appartenance qu’elle engendre » (p. 282).
Bref, on l’avait déjà dit lors de la première parution : ce livre est d’une grande richesse. Outre les témoignages d’une nature plus personnelle, il y a les contributions de facture académique qui regorgent d’informations et de statistiques fort intéressantes, celles de Joseph-Yvon Thériault et d’Yves Frenette, celles de Christian Fleury sur la vie à Saint-Pierre et Miquelon (« Saint-Pierre-et-Miquelon : entre américanité et francité ») et de Serge Dupuis. Les thèmes sont également variés. En fait, cette variété dans Franco-Amérique, et l’absence de synthèse concomitante, sont des caractéristiques que le livre partage avec la Franco-Amérique elle-même. On pourrait paraphraser Zacharie Richard sur cette dernière et appliquer le propos aux contributions de l’ouvrage : leur isolement est plus fort que leur fraternité. Je ne sais pas s’il s’agit d’une faiblesse, comme le livre constitue, quoi qu’il en soit, un ouvrage général fort instructif et fort intéressant. Il incombe au lecteur de s’en faire une vision compréhensive, au même titre que pour cette communauté imaginée.
Parties annexes
Notes
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[1]
Voir Elke Winter, « Neither “America” nor “Québec” : Constructing the Canadian Multicultural Nation », Nation and Nationalism, vol. 13, no 3, 2007, p. 481-503.
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[2]
Exemple parmi d’autres, dans La Presse, le « philosophe » Pierre Desjardins écrivait : « […] cette nation canadienne-française, on la retrouve un peu partout au Canada dont principalement au Québec, mais également au Nouveau-Brunswick, au Manitoba et en Ontario. Il faut voir que l’acharnement qu’a eu depuis une cinquantaine d’années le Québec à se présenter comme l’unique dépositaire de la langue et de la culture canadiennes-françaises relevait d’un certain racisme. », Pierre Desjardins, « Pour une réécriture de la constitution canadienne ! », La Presse +, 11 juin 2017, section Débats, écran 7. Fait éloquent, le philosophe ne semble pas au courant que l’identité acadienne a fait symboliquement « sécession » de l’identité canadienne-française aux Conventions nationales de Memramcook (1881) et de Miscouche (1884), en préférant l’Assomption (15 août) à la Saint-Jean-Baptiste comme fête nationale, en choisissant le patronage de Marie au détriment de celui de sa mère, et en se dotant d’un drapeau. Les Acadiens se seraient-ils montrés racistes envers les Québécois ? Personne n’oserait dire une telle bêtise, évidemment. Notons finalement que l’auteur ignore les Canadiens français et les Acadiens des États-Unis dans sa conception de la nation canadienne-française.
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[3]
Voir Simon Couillard, « Enquête d’un Québécois sur la diaspora franco-américaine », L’Action nationale, vol. CVI, no 7, septembre 2016, p. 36-72.
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[4]
Voir Simon Langlois, « L’appui à l’indépendance du Québec en déclin », Regards sur la société (blogue), entrée du 17 novembre 2015, contact.ulaval.ca/blogues.
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[5]
Joseph-Yvon Thériault, Critique de l’Américanité. Mémoire et démocratie au Québec, Montréal, Québec Amérique, 2002, 374 p.
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[6]
Yves Frenette, Brève histoire des Canadiens français, Montréal, Boréal, 1998, 209 p.
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[7]
Il n’est pas inutile de préciser ici que c’est le modèle de la plantation de Saint-Domingue qui fut transplanté en Louisiane française, avant de se généraliser dans le sud des États-Unis jusqu’en 1865.
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[8]
Étienne Rivard, professeur à l’Université de Saint-Boniface, propose dans Franco-Amérique cette théorie concernant les limites restreintes de la géographie métisse dans notre imaginaire national : « Au lieu de condamner le caractère dépréciatif donné au métissage franco-indien par Durham et ses acolytes, les élites canadiennes proposèrent un discours de la survivance répudiant l’existence même de ce métissage. […] Dans l’esprit de la bourgeoisie canadienne, s’il y a bien un métissage franco-indien, celui-ci se limite à cette contrée qui a vu naître Louis Riel, le Nord-Ouest. » (p. 321)
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[9]
Roberto Perin écrit, dans Rome et le Canada : « Jusqu’à la première décennie du XXe siècle, les oblats détiendront tous les postes épiscopaux de l’Ouest, monopolisant ainsi le travail missionnaire catholique chez les Amérindiens et les Inuit, et la plus grande part de l’activité pastorale parmi les communautés blanches et métissées. Les oblats du Canada reflètent les origines européennes récentes de l’ordre : la plupart d’entre eux sont Français et Belges, quelques-uns Canadiens français, ce qui donne à l’Église de l’Ouest un caractère français très prononcé. ». Roberto Perin, Rome et le Canada. La bureaucratie vaticane et la question nationale, 1870-1903, Montréal, Boréal, 1993, p. 36-37