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Parmi toutes les patries qui couvrent le monde,

Non, il n’en est aucune qui soit tant aimée !

Ô mon petit pays de Groix, quand je suis loin de toi,

Je suis malade et mon coeur gémit sans cesse.

Ô mon île perdue là-bas au milieu de la mer,

Quand atterrirai-je dans tes ports ouverts ?

Quand, ô ma patrie, reconnaîtrai-je le feu de tes phares,

Si clair dans le noir de la nuit ? Quand reviendrai-je ?[1]

Dans la perspective d’une analyse fugipétique, le cas de la Bretagne fait figure de « suspect de convenance[2] ». En effet, la pérennité de la langue bretonne, malgré son déclin au cours du xxe siècle ; la visibilité du mouvement autonomiste dans ses multiples variantes ; et l’exotisation, par les médias, de la culture et du folklore bretons (chosifiés, et souvent réinventés) ont inspiré de nombreux ouvrages et continuent d’ouvrir des pistes prometteuses pour qui s’intéresse à la question des identités régionales et aux relations entre « centres » et « périphéries » en France. Cependant, l’histoire de cette région a souvent été pensée au travers du prisme de la dualité. Qu’on évoque la Guerre de Cent Ans ou celle de la Ligue, l’opposition entre chouans et républicains (« blancs » contre « bleus »), les contrastes entre urbanité(s) et ruralité(s), les différences entre bretonnants et non bretonnants, ou les conflits entre Église et anticléricaux, les études sur la Bretagne ont longtemps reposé sur un socle binaire. Cela est dû en partie à l’ouvrage précurseur d’André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, qui établit la dichotomie côtes-intérieur des terres comme paramètre de base des études sur la société et la politique en Bretagne[3]. Néanmoins, depuis les années 1970, de nombreux spécialistes, comme Alain Croix et Gérard Le Bouëdec, ont nuancé cette approche et apporté de nouvelles manières, plus multiprismiques, d’étudier la Bretagne[4]. Cette étude, qui traite de l’île de Groix entre 1870 et 1940, s’inscrit totalement dans cette tradition de la pluralisation des Bretagnes.

À notre époque où peu de sujets restent inexplorés, les îles bretonnes et leur relation au continent (qu’il soit vu comme breton ou français) restent relativement négligées. Alors que de nombreux articles et livres existent sur ce thème, les îles bretonnes ont rarement été analysées comme appartenant à une catégorie sui generis, distincte de la sacro-sainte dichotomie entre la ville et la campagne. Pour ce qui concerne Groix, la majorité des ouvrages publiés se confinent à des approches exclusivement descriptives. Bien que souvent impressionnantes par la masse d’informations qu’elles contiennent, ces études négligent de poser des questions de fond, telles celles liées à l’insularité, l’identité, et l’importance des ruptures et des continuités[5]. Cet article n’a pas pour seule motivation de combler un manque dans l’historiographie de Groix. Il s’agit ici d’identifier la nature des transformations identitaires que connut l’île à une période de centralisation et de francisation.

De par sa nature, son histoire, et l’existence de deux régions distinctes sur sa surface, Groix offre un exemple marquant de francopétie nuancée. Ce dernier concept, que l’on pourrait définir succinctement par un état d’acculturation incomplet et (dans ce cas) synthétique, atteignit son apogée entre les années 1890 et la fin des années 1930. En effet, alors que, dès le tournant du siècle, tout portait à croire à l’inévitable francisation linguistique et culturelle des îliens, Groix connut un processus de (ré-) invention de sa tradition. Selon Eric Hobsbawm, une « tradition inventée » consiste en

un ensemble d’usages normalement régis par des règles explicitement ou implicitement acceptées et de nature rituelle ou symbolique. Ces usages ont pour fonction d’inculquer, par le biais de leur répétition, certaines valeurs et normes de conduite qui impliquent automatiquement une continuité avec le passé. La plupart du temps, et quand cela est possible, ils sont conçus pour établir une continuité avec un passé historique acceptable[6].

Ici, l’argument d’Eric Hobsbawm est particulièrement adéquat, dans la mesure où le désenclavement de Groix et la disparition progressive de la langue bretonne n’ont pas donné lieu à l’effacement complet de la culture locale, mais à sa réinvention partielle, et même à son hybridation. Dans le cas présent, donc, la « continuité avec un passé historique acceptable » doit être pluralisée. En effet, pendant la période qui s’étend de 1870 à 1940, l’identité groisillonne se transforma au point de devenir une synthèse d’allégeance à un mode de vie plus ou moins traditionnel (souvent idéalisé et folklorisé) et d’intégration dans le discours franco-français, centralisateur, du régime républicain.

Cet article se divise en quatre parties. Après une première partie consacrée à l’histoire de Groix, cette étude s’intéressera à l’impact de l’effort centralisateur et acculturateur de l’État sur l’île dès les années 1880. La troisième partie sera consacrée à la résistance au phénomène d’acculturation, souvent (et ironiquement) par le biais d’une (ré)invention de la tradition bretonne. Enfin, la dernière partie se penchera sur le développement d’une identité de type synthétique (simultanément française, bretonne et insulaire) propre à Groix. Pour ce qui est des sources d’archives, cet article se base principalement sur le journal principal de l’île à l’époque : La Croix de l’île de Groix, la filiale groisillonne de La Croix (un quotidien radicalement clérical), mais aussi sur divers journaux bretons, sur les précieux, mais malheureusement rares témoignages oraux relevés par le linguiste allemand Elmar Ternes dans les années 1970, et sur certains documents trouvés dans les Archives départementales du Morbihan.

Une brève histoire de Groix

Dans le cas groisillon comme dans d’autres, la mer peut parfois s’avérer plus rempart que plaine. De ce point de vue, la fameuse observation de Braudel ne s’applique pas à Groix[7]. Dans le cas des Coureaux de Groix, ce détroit d’une quinzaine de kilomètres qui sépare Port Tudy de Lorient, la mer constitua longtemps une frontière naturelle. Ainsi, bien que la nature des relations île-continent eût toujours façonné l’histoire de Groix, cette dernière eut pendant longtemps des caractéristiques qui lui furent exclusives. Assez distante des côtes pour avoir développé des structures différentes de celles prévalant de l’autre côté des Coureaux, mais assez proche pour le maintien de liens en tous genres avec le continent, Groix s’avère un cas idéal pour une étude fugipétique de l’identité bretonne et (ou) française.

Depuis le continent, l’île de Groix n’a rien d’imposant. Elle ressemble à un rocher décapité, un pointillé verdâtre barrant l’horizon. Mais Groix n’est pas qu’un simple galet au sud des côtes armoricaines. Comme toute île, elle a ses idiosyncrasies. Tout d’abord, sa superficie d’à peine quinze kilomètres carrés abrite une surprenante diversité géographique. Pendant qu’au nord-ouest d’impressionnantes falaises de schiste font face à l’immensité océanique, la côte qui s’étend du sud au nord-est est moins abrupte, un peu plus boisée, et dotée des Grands Sables, une plage convexe et mouvante. L’intérieur de l’île est, quant à lui, ponctué de hameaux, de villages, de landes et de petites vallées au fond desquelles on trouve souvent de vieilles fontaines. Groix est aussi connue pour avoir sa propre source d’eau douce, qu’elle obtiendrait par le biais d’un cours d’eau qui passerait sous les Coureaux[8]. Géologiquement et géographiquement parlant, donc, cette île jouit d’un statut unique en Bretagne et au-delà.

Figure 1

Groix en France

Groix en France

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Figure 2

L’île de Groix

L’île de Groix

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Du point de vue linguistique, Groix est maintenant une île complètement francophone. Bien qu’il s’y trouve probablement quelques bretonnants, l’ancien sous-dialecte groisillon a disparu de l’île[9]. Groix a aussi la particularité d’avoir abrité une certaine diversité sous-dialectale entre sa partie ouest (Piwisy) et est (Primiture), un fait étonnant, surtout sur une superficie de moins de quinze kilomètres carrés[10]. Il semble cependant que le français y ait été communément utilisé à la fin du XVIIe siècle[11]. L’île fut donc dans une situation de diglossie jusqu’au tournant du xxe siècle, quand le breton commença à connaître un déclin dramatique.

Quant à l’histoire de Groix, elle ne se limite pas à ses relations avec le continent ou aux controverses entre folkloristes concernant l’origine de son nom – un débat qui n’a jamais vraiment cessé[12]. La petite taille de l’île ne doit pas laisser présumer que son histoire se résume aux campagnes de pêche et à la chronique des marées et des tempêtes. En se penchant sur le sujet, on découvre vite un monde complexe, avec ses rituels, ses divisions sociales, culturelles et linguistiques. Habitée dès le Néolithique, comme tendent à le prouver les nombreux mégalithes qui la parsèment, Groix connut les migrations celtes et probablement l’invasion d’une armée romaine pendant la Guerre des Gaules. Entre la chute de l’Empire romain et le Moyen-Âge, l’île passa entre plusieurs mains – malheureusement, peu d’informations nous sont parvenues sur cette période. Aux IXe et Xe siècles, les Vikings utilisèrent l’île comme base pour leurs raids sur le continent et les îles voisines – les traces d’une sépulture viking sont d’ailleurs toujours visibles près du village de Locmaria. Au XIIIe siècle, Groix, jusque-là territoire du Kemenet-Heboë depuis le XIe siècle, fut divisée en deux entre la châtellenie de La Roche Moysan (qui reçut Piwisy) et celle des fiefs de la vicomté de Léon (qui hérita de Primiture)[13]. Elle fut finalement réunifiée en 1384, quand la grande famille bretonne des Rohan en hérita[14].

Au XVIe siècle, Groix se trouva impliquée dans les Guerres de Religion. Alors possession de la famille protestante des Rohan, l’île subit plusieurs attaques des Espagnols, alliés à la Ligue catholique. Au cours des deux siècles suivants, qui furent ponctués par de nombreux conflits, la proximité du grand port de Lorient fit de Groix une place convoitée par les ennemis de la France. Ainsi, les marines britannique (en 1703) et hollandaise (en 1674 et 1696) tentèrent à plusieurs reprises de s’emparer de l’île, forçant, dans certains cas, les habitants à se réfugier sur le continent[15]. L’implication du littoral breton dans tous ces conflits amena les autorités à reconnaître l’importance stratégique de Groix. Par conséquent, ses défenses furent renforcées et l’économie insulaire se transforma pour prendre une part plus importante dans l’économie nationale et globale – notamment via la Compagnie des Indes orientales, basée à Lorient[16]. C’est aussi à cette époque, dans les années 1730, que la pêche à la sardine prit son essor[17].

La Révolution française laissa aussi quelques traces sur l’île. Malheureusement, peu de recherches ont été faites à ce sujet. Les Cahiers groizillons et Les Cahiers de l’île de Groix ne traitent que rarement de cette période et Goulletquer, l’historien le plus loquace à ce sujet, ne cite pas systématiquement ses sources[18]. Quant à Karine Salomé, elle note seulement « … l’absence relative de désordres politiques […] pendant la période révolutionnaire, même si des églises ont été dévastées…[19] » Cependant, l’analyse de Goulletquer peint un tableau assez vraisemblable des événements qui se déroulèrent sur l’île entre 1789 et 1799. Plus particulièrement, la remarque que les habitants de Piwisy étaient plus à même de chercher du travail sur le continent (dans la marine ou la Compagnie des Indes) à cause de leur isolement relatif offre quelques clés concernant un possible clivage économique et (dans une moindre mesure) dialectal au sein de l’île. Ici, il est suggéré qu’à cette époque, les hommes de Piwisy furent plus exposés aux idées de la Révolution et à la langue française que leurs voisins de Primiture, où se concentrait l’élite économique de l’île. Cela est fort possible, bien qu’il faille éviter de voir une dichotomie systématique entre les deux parties de l’île. En premier lieu, la frontière entre Piwisy et Primiture est plutôt approximative. Deuxièmement, il semble que les révolutionnaires locaux venaient d’un peu partout sur l’île et, surtout, du continent. Il est donc difficile de savoir d’où venaient les « radicaux » ou les pilleurs et destructeurs des biens religieux[20].

Au xixe siècle, l’île connut quelques changements majeurs. Tout d’abord, le secteur de la pêche ne se confina plus au domaine de l’économie de subsistance. Dès les années 1830, le secteur de la pêche connut un véritable essor, d’abord avec le filon de la sardine (qui commençait déjà à décliner) puis avec les campagnes thonières[21]. En 1860, la première conserverie de l’île vit le jour, ce qui ouvrit des perspectives d’emploi aux Groisillonnes[22]. Le développement de l’industrie de la pêche s’accompagna d’une modernisation des infrastructures, notamment du port de Port Tudy, qui fut sujet à des projets plus ou moins heureux de rénovation et d’agrandissement entre 1854 et 1913[23]. Aussi, le dernier tiers du xixe siècle vit l’accélération du désenclavement de l’île avec la création, en 1872, d’une ligne Lorient-Port Tudy par vapeur. Cette période marqua aussi une accentuation de la hausse démographique. Entre 1872 et 1911, la population passa de 4 384 à 5 825 habitants[24].

La Première Guerre mondiale a souvent été considérée comme une période critique pour la France comme pour la Bretagne. À cause de leurs forts taux de natalité dans les années 1880/90, les départements bretons donnèrent de nombreux soldats à l’armée française dès les premières semaines du conflit[25]. Bien que certains autonomistes aient exagéré le nombre de victimes bretonnes, certainement afin d’exacerber le sentiment nationaliste, la proportion des victimes provenant des cinq départements dépasse la moyenne nationale[26]. Groix, loin de faire exception à la règle, fut doublement frappée par la guerre. Non seulement de nombreux Groisillons furent envoyés au front, dont le poète local Jean-Pierre Calloc’h qui y périt en 1917, mais les îliens prirent part à l’effort de guerre sur le front maritime. En effet, la flottille groisillonne fut mobilisée pour le transport du charbon, du fer, de la houille et d’autres ressources entre la Grande-Bretagne à la France. Plusieurs de ces dundees[27] furent la cible des sous-marins allemands[28].

Après une reprise de la pêche qui s’avéra tout d’abord difficile faute de moyens et faute de bras, Groix vit un regain de prospérité dès 1922, avec plusieurs campagnes thonières fructueuses[29]. Malgré la concurrence des chalutiers à vapeur, et malgré les tempêtes meurtrières de l’automne 1922 et de septembre 1930, les années de l’entre-deux-guerres marquèrent un renouveau de l’industrie de la pêche. Cependant, l’âge d’or de la pêche thonière à Groix était bien fini, malgré une bonne campagne de pêche en 1931 et la construction de nombreux dundees au début des années 1930[30]. Dans les années 1890, la concurrence des chalutiers à vapeur, dont l’utilisation d’un filet plus large, connu sous le nom de filet à panneaux, permettant de capturer un plus grand nombre de poissons, avait déjà signalé le déclin imminent de la pêche groisillonne. Tout d’abord, la baisse des prix du fait de la surpêche contribua grandement à ruiner les armateurs de dundees. Ensuite, la perspective d’une diminution inéluctable de la population thonière du fait de ces vapeurs instilla une certaine inquiétude parmi les pêcheurs groisillons[31]. Dans l’entre-deux-guerres, et ce malgré les progrès techniques (comme l’installation de chambres froides à bord des dundees), les travaux d’amélioration du port de Port Tudy, et une courte période faste entre 1931 et le milieu de la décennie, la flottille poursuivit son déclin jusqu’à disparaître dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale. Handicapée par le fossé social grandissant entre gros et petits armateurs et l’inadéquation de son port aux demandes de l’industrialisation et de la motorisation du secteur de la pêche, Groix perdit ainsi son statut de place forte thonière[32].

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Groix fit partie du dispositif de défense allemand connu sous le nom de mur de l’Atlantique[33]. Mais bien que la poche de Lorient fût presque anéantie par les bombardements alliés de 1943, Groix parvint malgré tout à survivre à la guerre sans dommage matériel majeur. Il n’en fut pas pour autant de la population locale, qui souffrit de nombreuses privations dues aux difficultés de se procurer des denrées de base sur le continent. En outre, la position stratégique de Groix, juste dans l’axe de Lorient et de sa base de sous-marins, rendit l’occupation allemande particulièrement accablante. En premier lieu, la population locale fut réquisitionnée pour aider l’occupant à construire des blockhaus et autres infrastructures défensives. Deuxièmement, les Groisillons ont pu constater par eux-mêmes la réalité de la barbarie nazie, ayant pignon sur rue sur un camp de prisonniers américains établi en 1944[34]. L’île fut libérée en mai 1945.

Au cours des années 1960, l’industrie du tourisme prit clairement le dessus sur le secteur de la pêche. Aujourd’hui, l’île ne vit bien sûr plus au rythme des pêches hivernales (de novembre à mai) et estivales (de juillet à septembre), mais à celui qui alterne saison « morte » et saison d’été. Port Tudy n’est plus plein à craquer de dundees, comme pouvaient encore en témoigner plusieurs photographies des années 1910[35]. L’industrie du tourisme est maintenant largement dominante et Groix n’est certainement plus « l’île des thoniers[36] ».

Groix et la Troisième République

Malgré tout, il serait trop simple de voir l’histoire de l’île comme celle d’une inclusion linéaire et progressive dans le territoire français, d’une désinsularisation programmée. En premier lieu, une lecture superficielle et présentiste de l’histoire de Groix amène automatiquement à la conclusion que la disparition graduelle du breton et, plus généralement, de la culture bretonne, a oblitéré l’identité de l’île. Il serait bien sûr exagéré d’affirmer que Groix a complètement perdu son identité. Néanmoins, on ne peut qu’admettre l’irréversibilité des métamorphoses linguistiques et culturelles que Groix subit pendant la Troisième République (1870-1940), une période de centralisation et de francisation accélérée. En effet, la Troisième République pourrait être qualifiée d’âge d’or de la francopétie franco-française. Après une première décennie difficile, au cours de laquelle les partisans d’un système républicain firent face à une forte opposition royaliste et bonapartiste[37], les hommes au pouvoir s’ingénièrent à mettre en oeuvre ce qu’ils voyaient comme la reprise du grand oeuvre commencé par la Révolution française : l’établissement d’une France « une et indivisible[38] ». Bien entendu, ce qu’il fallait retenir de la Révolution variait selon les partis. Pour les royalistes partisans d’une monarchie constitutionnelle, seules les années 1789-90 pouvaient être retenues comme source d’inspiration. Plus à gauche, chez les orléanistes (anciens royalistes, dorénavant républicains de raison) et les républicains modérés, la période qui s’étendait de 1790 à 1792 constituait un juste milieu (le régime monarchique en moins). Chez les néo-Jacobins et dans certains cercles socialistes, on revendiquait régulièrement l’héritage de 1792-94, dont on tentait de séparer le bon grain de l’ivraie.

Mais si la Terreur ne revint pas, la Troisième République n’en fut pas moins radicale pour l’époque. Il le fut en premier dans le domaine éducatif. Égalitaires dans l’âme, les législateurs s’efforcèrent d’établir les bases d’un système méritocratique – du moins en théorie. L’un des accomplissements les plus notables du régime fut le passage, en 1881-82, des lois Jules Ferry (alors ministre de l’instruction publique) instituant l’école primaire publique gratuite, obligatoire et laïque[39]. D’autres réformes suivirent, la plupart progressistes pour l’époque. Parmi celles-ci, il faut noter les mesures favorisant la liberté de la presse (1881), la légalisation partielle des syndicats (1884) et, la même année, la loi dite « Alfred Naquet », qui rétablit le divorce. Il faut aussi noter au passage que ce fut à cette période que l’expansion coloniale française vécut son âge d’or. Bien que l’oppression de peuples colonisés puisse aujourd’hui paraître, au premier abord, comme incompatible avec la philosophie des Lumières dont les artisans de la Troisième République se réclamaient, l’expansion de la France outremer faisait partie intégrante des prétentions universalistes du régime.

Dès les années 1880, le rejet de l’interventionnisme religieux en politique devint un des chevaux de bataille principaux des républicains modérés et de leurs alliés radicaux et socialistes. La lutte anticléricale atteignit son paroxysme dans les années 1900-1905, tout d’abord avec la loi de 1901, qui définit le régime associatif en France et, par ce biais, exclut de nombreuses congrégations religieuses dudit régime. Il s’ensuivit de nombreuses dissolutions de congrégations religieuses, dont certaines furent expulsées de force. Au cours de l’été 1902, la Bretagne, qui comptait un nombre important de ces établissements, connut plusieurs émeutes, notamment dans le département du Finistère, où les Filles du Saint-Esprit rendaient de nombreux services à la population dans les domaines éducatif et médical. Mais les efforts sécularisateurs du gouvernement ne s’arrêtèrent pas là, car la loi du 7 juillet 1904 supprima carrément les congrégations enseignantes. Comme la loi sur les associations avant elle, cette décision eut l’effet d’un tremblement de terre dans la très catholique Bretagne. Sans surprise, la célèbre loi de séparations des Églises et de l’État (1905) provoqua aussi de nombreuses réactions dans la région[40].

Finalement, la Troisième République accéléra le processus d’assimilation des bretonnants. Le passage, en 1902, d’un décret interdisant « l’usage abusif du breton » précipita sans doute le déclin du breton comme langue parlée, bien que Fañch Broudic eût éloquemment affirmé qu’« [à] bien des égards, l’économique a eu plus d’importance que le politique[41] ». Ici, il est nécessaire de clarifier la situation linguistique dans les cinq départements qui étaient alors considérés comme faisant partie de la Bretagne[42]. Trois zones linguistiques principales ont pu être identifiées dans les cinq départements. Alors que dans certains cas, l’on pourrait parler d’une dichotomie français-breton, il faut tout de même reconnaître la persistance, pendant longtemps, du gallo, cette variante de la langue d’oïl (nom donné au français du nord de la Loire). Alors que le gallo était, à l’époque qui nous intéresse, surtout parlé en Haute-Bretagne, la grande majorité des bretonnants vivait alors en Basse-Bretagne, dont Groix fait partie[43].

Malgré l’isolement relatif de l’île, les décisions des gouvernements de l’époque eurent un impact important sur Groix. Non seulement la francisation, mais aussi la laïcisation de l’éducation – car il ne faut pas oublier que cette francopétie franco-française comprenait aussi une forte dimension anticléricale – touchaient au coeur d’une grande part de l’identité groisillonne : son attachement officiel (mais en réalité loin d’être unanime) à l’Église et l’usage toujours courant de la langue bretonne. En effet, au moins en surface, le catholicisme prenait une part importante de l’identité groisillonne. Les pardons, ces processions religieuses qui honorent la plupart du temps un saint local, ne manquaient certainement pas sur l’île. Même si Groix n’était pas aussi pratiquante que la « terre des prêtres[44] », comme le Léon (la partie nord-ouest du Finistère) était surnommé, les ecclésiastiques avaient, à n’en point douter, une grande influence sur la politique locale.

La Croix de l’île de Groix, alors le principal journal local, offre de précieuses informations concernant la réaction aux décisions gouvernementales de l’époque. La Croix appartenait clairement à la branche conservatrice, récemment devenue républicaine – et ce, à contrecoeur – du catholicisme politique français. Il est donc nécessaire d’interpréter le contenu de cet organe avec circonspection. En effet, le rédacteur en chef (et probablement le seul contributeur à cette époque) du journal de 1891 à 1907, l’abbé Laurent Marie Noël, écrivait régulièrement des diatribes incendiaires, souvent teintées d’antisémitisme, contre « la franc-maçonnerie juive et satanique[45] ». Si l’abbé était certainement un personnage respecté de nombreux îliens, il ne faisait pas l’unanimité, dans la mesure où les électeurs[46] ne suivaient pas toujours ses consignes de vote[47].

Mais l’abbé Noël ne s’intéressait pas qu’à la religion et à la politique politicienne. En tant que propriétaire de plusieurs parts dans des bateaux de pêche locaux, il traitait souvent de sujets liés au monde maritime – un thème, il est vrai, difficile à éviter dans un journal îlien. Pour lui, l’ennemi (compris ici comme une coalition de « juif », de « francs-maçons » et de « rouges ») ne s’attaquait pas seulement à la religion et à la langue, mais aussi à la principale source de revenus de ses ouailles. Un des sujets les plus fréquemment couverts dans La Croix des années 1890 est le soutien du gouvernement pour la construction et la prolifération de chalutiers à vapeurs utilisant le filet à panneaux. Pour l’abbé Noël, l’introduction de chalutiers à vapeur ne pouvait que dévaster les fonds marins et ruiner les pêcheurs groisillons[48]. L’abbé se posait en outre en ennemi de l’école de pêche de Groix (la première en France, créée en 1895), qu’il voyait comme une autre manifestation de la trajectoire modernisatrice et surtout sécularisatrice de la Troisième République. Ainsi il se demande, dans un article de 1897, si « [l] ’école de pêche sera […] une école à part, indépendante des écoles primaires », ou si elle sera « rattachée à celles-ci ». « En tout cas, continue-t-il, il faudra se préoccuper de la formation morale des enfants. La veut-on chrétienne ou athée ? [49] »

Quelques années plus tard, dans le contexte des lois sécularisatrices, le journal donne beaucoup de détails concernant la réaction de la population contre l’expulsion des Frères enseignants de l’île et contre la laïcisation de l’éducation[50]. En juin 1903, quelques jours après la visite d’un juge de paix, la rumeur courut que les scellés seraient bientôt apposés sur l’école. D’après La Croix, « l’annonce de cette opération absolument illégale révolte la population. Deux mille hommes et 1 500 femmes montent la garde autour de l’école et sur les côtes. Personne à Groix n’a dormi cette nuit-là. L’homme de loi n’est pas venu, Dieu merci[51] ». Encore une fois, il faut prendre les observations de l’abbé avec prudence. En effet, Noël avait souvent tendance à exagérer la popularité de la ligne procléricale et, plus généralement, la religiosité des îliens. Ceci dit, la presse départementale confirme l’effort massif des îliens pour protester contre l’apposition des scellés[52]. Aussi, la police dut sans aucun doute faire face à une certaine résistance, ayant arrêté au total neuf manifestants, dont huit furent condamnés à des peines de prison allant de quinze jours à un mois[53].

Cependant, les Groisillons ne s’opposaient pas systématiquement à la volonté centralisatrice du pouvoir en place. Par exemple, l’interdiction du breton ne semble pas avoir provoqué de réactions violentes sur l’île. Alors que l’abbé Noël et le poète Jean-Pierre Calloc’h s’ingéniaient, chacun à sa manière, à promouvoir le dialecte de Groix, la majorité de la population ne s’indigna pas publiquement de la décision du gouvernement – peut-être certains considéraient-ils l’abandon du breton comme un mal pour un bien ? Malheureusement, il est difficile, faute de sources, de savoir ce que les Groisillons (pour la plupart bilingues) pensaient vraiment de la disparition du breton. Il est fort probable que la plupart d’entre eux adoptassent une perspective pragmatique concernant la politique. En effet, alors que l’expulsion des congrégations touchait directement les enfants de Groix, l’interdiction du breton n’affectait qu’indirectement la majorité des habitants, déjà habitués à pratiquer le français[54].

Bretonnité et insularité

La passivité générale des îliens par rapport à certains aspects de l’effort acculturateur (ou, selon la perspective, libérateur) de la Troisième République ne doit pas automatiquement induire un abandon de leur identité bretonne. Il semble que la bretonnité des Groisillons ne s’intellectualisait pas, mais se vivait. Ainsi, on peut parler ici de francofugie spontanée. En premier lieu, la résistance au pouvoir homogénéisateur de la République n’était que secondaire, dans la mesure où le mode de vie des pêcheurs et les dynamiques qui régissaient la société groisillonne à cette époque résultaient des besoins pratiques de la population plus que d’une volonté d’affirmer une particularité régionale ou sous-régionale. Deuxièmement, cette identité ne se basait pas exclusivement sur la préservation de la langue bretonne, mais sur un certain mode de vie – il en sera question dans la partie suivante.

En outre, il faut prendre en compte les nombreux niveaux, plus ou moins construits et plus ou moins précis, qui caractérisent les expressions géographiques de cette bretonnité. D’un point de vue géographique et sous-culturel, il faut noter l’importance du concept de bro (« pays »). Bro est un terme extrêmement ambigu qui peut se référer à un territoire restreint (dans ce cas « clocher » ou village serait une meilleure traduction), à un ensemble de communes, ou même à des entités de la taille d’un département (sans pour autant correspondre aux frontières départementales). Aussi, l’identification d’un bro se complique quand on essaie d’en identifier les caractéristiques principales. Des frontières naturelles (une rivière, une colline, un bras de mer, etc.), une danse et/ou un costume particuliers, ou un sous-dialecte peuvent à la fois ou indépendamment l’un de l’autre définir un bro. Ces broioù (le pluriel de bro) ont donc non seulement des bases légitimatrices différentes les unes des autres, mais peuvent aussi s’enchevêtrer. La confusion vient de la distinction entre « pays historiques », « pays traditionnels » (aussi appelés broig), et les pays, bien plus récents (établis en 1999) de la « Loi Voynet[55] ».

Dans le cadre de la Loi Voynet, Groix n’a pas le statut de bro. Cela peut paraître étonnant, dans la mesure où l’île est évidemment bordée d’une frontière naturelle, est dotée d’un dialecte qui lui est propre, et où ses habitants portent un costume bien distinct. D’après l’Atlas historique des pays et terroirs de Bretagne de Jouët et Delorme, l’île appartient au Vannetais (Bro Gwened), plus précisément à la région du Bas-Vannetais (Gwenedizel) et ne serait en fait qu’un « terroir[56] ». Néanmoins, dans l’épigraphe de cet article, extrait d’un poème du groisillon Jean-Pierre Calloc’h, le « pays », la « patrie » en question est indubitablement Groix. Mais Calloc’h participe aussi de cette ambiguïté territoriale. Selon les poèmes, les mots « patrie » ou « pays » peuvent signifier Groix, la (Basse -) Bretagne, le monde celte, ou la France[57]. Cela ne semble pas avoir été qu’une question de style, dans la mesure où l’abbé Noël – dont l’approche est indiscutablement plus prosaïque – combine aussi un attachement à Groix en tant que « pays » ou « patrie » et un nationalisme teinté de catholicisme réactionnaire. En effet, le journal a pour sous-titre « Lettres d’un Groisillon à ses compatriotes ». Pour Noël (ainsi que pour Calloc’h), la vraie France n’est bien entendu pas l’héritière de la Révolution, mais la « fille aînée de l’Église[58] », qui doit être défendue contre les « juifs et [les] francs-maçons en train de dévorer le pays et de détruire la Religion[59] ». Pour Noël comme pour Calloc’h, donc, il s’agissait de préserver l’identité groisillonne comme bro à part entière au sein de la Bretagne bretonnante, elle-même englobée dans une France devant renouer avec son essence catholique.

Quant à la bretonnité, sa définition varie énormément selon les idées, l’âge, et l’origine sociale ou géographique de qui s’en réclame le défenseur. Il faut d’abord préciser que l’autonomisme et (plus encore) le séparatisme bretons n’ont jamais eu de grands succès politiques. Bien sûr, il faut reconnaître que presque chaque parti politique, des socialistes (et, dès 1920, le Parti communiste) à certains groupes d’extrême droite, comportait des tendances décentralisatrices et même autonomistes. Mais les courants ayant pour seul cheval de bataille plus d’autonomie ou une indépendance complète ont toujours été marginaux.

L’autonomisme breton s’incarna tout d’abord dans le « premier Emsav » emsav signifie « insurrection », un nom dérivé du verbe en em sevel (« se soulever[60] »). Au XIXe siècle, ce mouvement fut précédé par puis associé à la redécouverte du patrimoine culturel et linguistique breton par quelques artistes et érudits en tous genres[61]. En effet, la Bretagne avait, avant même le premier Emsav, attiré l’attention de nombreux écrivains, comme Honoré de Balzac, Gustave Flaubert et Maxime du Camp[62]. D’autres écrivains, comme Théodore Hersart de La Villemarqué et Emile Souvestre, ont consacré une grande part de leur vie à l’étude de l’histoire et des légendes bretonnes[63]. Ce fut aussi à cette époque que la langue bretonne fut purifiée – consistant en l’exclusion de mots français – et que des sites archéologiques furent (re)découverts[64].

Bien que le premier Emsav fût politiquement hétérogène, il fut néanmoins dominé par l’URB (l’Union régionaliste bretonne), dont la tendance devint de plus en plus conservatrice et donna lieu à plusieurs scissions[65]. Jean-Pierre Calloc’h, le poète « national » de Groix, appartenait indiscutablement à la tendance conservatrice de l’Emsav[66]. Né au hameau de Kerclavezig, à un kilomètre du Bourg, il se destina à la prêtrise tout en effectuant des recherches sur la langue et l’histoire bretonnes et en écrivant des poèmes et des pièces de théâtre. En 1914, il partit pour le front, où il fut tué en avril 1917. Aussi connu sous le pseudonyme de Bleimor (« Loup de mer »), Calloc’h était une figure typique du mouvement breton : un romantique et un mystique. Cependant, il ne se restreignit pas à versifier et à étudier l’histoire de Groix et de la Bretagne. Il voulut aussi s’impliquer dans la vie de son île et y lutter pour la préservation du dialecte groisillon. Une de ses pièces, Er Flamanket é Groé (« Les Flamands à Groix ») fut même jouée à Groix en « vrai langage Groisillon (sic) » en 1906[67]. Mais malgré le succès de sa pièce, les efforts du barde groisillon ne semblent pas, de son propre aveu, avoir réussi à susciter plus d’intérêt pour la langue bretonne à Groix[68].

Une tradition plus ou moins inventée

La mémoire de Calloc’h est bien vivante à Groix. Elle fait partie de son patrimoine et participe à l’invention de sa tradition. La croix celtique sur sa pierre tombale, ainsi que la statue de six mètres, érigée sur la pointe de Port-Mélin (à l’est de Quélhuit), en font presque une figure tutélaire de l’île – tout comme le blason de Groix (souvent accompagné de la devise Hatoup ! – « Toutes voiles dehors ! »), un autre exemple de l’invention de la tradition groisillonne[69]. Mais l’invention de la tradition groisillonne ne tourne pas uniquement autour du poète et d’armoiries kitsch, mais a impliqué les îliens en général et continua de s’élaborer au cours des années 1920-30. Ici, il faut clarifier l’usage du verbe « impliquer ». Il est impossible de savoir comment les Groisillons de cette époque comprenaient leur rôle dans ce processus et dans quelle mesure ils étaient conscients de participer à (re)créer le patrimoine identitaire de leur île. L’implication des îliens dans l’invention de cette tradition fut donc probablement partielle et inconsciente. Ils y furent, par contre, indubitablement associés – par le biais de cérémonies, de récits, etc. Mais bien que ces traditions fussent inventées « par le haut » (comme cela arrive la plupart du temps), elles ne furent certainement pas non plus créées à partir de rien.

En deuxième lieu, l’invention d’une tradition n’est pas forcément réactionnaire. Elle constitue néanmoins une réaction à un ou plusieurs phénomènes. Pour être concis, une tradition inventée ne sort pas de nulle part. Elle a besoin d’un déclic[70]. Dans le cas présent, la Troisième République incarna ce déclic. C’est en effet au cours de ce régime que Groix passa d’un cadre identitaire linguistique à un esprit de clocher insulaire inventé, axé sur un corpus mythologique ayant pour coeur la vocation maritime, prétendument « naturelle », de l’île. Ainsi, la centralité, dans la rhétorique identitaire insulaire, du thème du marin courageux à l’épouse également courageuse travaillant un lopin de terre ne date que du dernier tiers du xixe siècle. Cet état de choses était bien entendu un fait : Groix était indiscutablement un grand centre de pêche et ses marins étaient sans aucun doute aguerris dès le plus jeune âge. Il ne s’agit pas ici d’un travail révisionniste. Malgré tout, l’apparition de symboles et de récits produits à Groix par des Groisillons (et non construits de l’extérieur) à cette période a contribué à ajouter un vernis légitimateur à l’identité de l’île.

Ce nouveau langage légitimateur semble avoir été issu de deux sources. Premièrement, la résistance au projet centralisateur, et donc francopète, de l’État (jacobin, républicain, cela s’entend) provoqua une réaction dont la partie émergée n’était autre que l’Emsav. Cependant, sans que les îliens se sentissent automatiquement liés à l’Emsav (après tout, il est évident que leur implication dans les campagnes de pêche venait tout simplement du besoin de gagner leur vie), leur mode de vie et les structures propres à leur environnement devinrent en eux-mêmes des légitimateurs, des marqueurs de différence. Ce dernier argument mène à la seconde cause de ce changement identitaire : l’altération des structures socio-économiques de l’île.

Le développement du secteur de la pêche, au cours du xixe siècle, accentua la division sexuée du travail à Groix. En effet, l’essor du secteur sardinier puis thonier facilitèrent le passage d’une économie de subsistance à une économie hybride : marchande pour les pêcheurs, et toujours de subsistance pour les agriculteurs (ou plutôt, pour leur majorité, des agricultrices). La professionnalisation des pêcheurs et, par conséquent, l’allongement des campagnes de pêche accentuèrent cette division du travail : l’éducation des jeunes enfants et les travaux des champs aux femmes, et la pêche au large aux hommes. L’adoption du dundee, dans les années 1880, permit aussi aux marins de passer plus de temps au large – les campagnes de pêche avaient lieu deux fois par an (de juillet à septembre et de novembre à mai). Les dundees se mettaient alors en quête de poisson dans le golfe de Gascogne et s’aventuraient parfois même au-delà de l’île d’Ouessant et, à une certaine période, jusqu’aux côtes de Mauritanie ! Les marins vendaient ensuite leur prise à Douarnenez, La Rochelle, aux Sables-d’Olonne et dans d’autres ports de la côte atlantique. Cette division sexuée du travail resta très nette jusqu’au déclin du secteur de la pêche. Cependant, cela ne signifie pas que les femmes ne se préoccupaient pas de ce qui avait trait au monde marin. En fait, certaines d’entre elles, pour la plupart très pauvres, allaient pêcher ou chercher des fruits de mer pour compléter le produit de leurs récoltes[71].

En plus de leur impact sur l’économie insulaire, ces changements facilitèrent aussi la francisation des îliens. Le contact avec les populations francophones des Sables-d’Olonne, de La Rochelle et d’ailleurs contribua donc à faire du français la lingua franca à bord. Il faut cependant reconnaître que la transition fut lente, car, comme l’a noté Calloc’h en 1911, « la langue bretonne étant jusqu’à présent la seule reçue à bord des bateaux groisillons, on serait en droit de croire à l’existence là d’un véritable thesaurus maritime celtique[72] ». Il faut cependant prendre ce témoignage avec circonspection, dans la mesure où la nouvelle génération de pêcheurs commençait à maîtriser les nouvelles techniques de navigation. Les mousses, qui s’embarquaient le plus souvent pour les campagnes d’été dès l’âge de onze ans, s’étaient vus jusqu’alors confinés au statut de souffre-douleur et étaient régulièrement de corvée. Avec la création, en 1895, de l’école de pêche, ils apprirent à lire des cartes et à manipuler des instruments de mesure[73].

Un autre clivage important doit être mentionné. Alors que les différences entre Primiture et Piwisy ont certainement été exagérées au xixe siècle, il semble qu’un fossé social existait entre l’est et l’ouest de l’île. Cependant, l’existence d’un véritable « mur » sous-dialectal entre Primiture et Piwisy ne semble pas tenir la route. Si les travaux du linguiste Elmar Ternes ont certes mis en lumière les spécificités sous-dialectales dans l’ouest de l’île (à Kerlard, pour être précis), la barrière linguistique ne semble pas avoir été un facteur de division si important à cette époque. Ternes a bien sûr raison de souligner que

[l]es dialectes bretons de la côte continentale opposée à Groix sont si différents que la communication entre les bretonnants de Groix et ceux de la zone côtière en face de Groix est, sinon impossible, tout au moins soumise à quelques difficultés. La compréhension mutuelle entre le Groisillon et les dialectes vannetais non côtiers est complètement impossible[74].

Mais bien qu’influencé par le dialecte cornouaillais, le breton de Groix appartient sans aucun doute au bas-vannetais. Jean-Pierre Calloc’h, dont le groisillon était le dialecte natal et qui a laissé de nombreuses observations au sujet de la langue bretonne, n’identifiait qu’un seul dialecte groisillon[75].

Plus que sous-dialectal, le clivage paraît surtout socio-économique. De ce point de vue, les témoignages inclus en annexe de l’étude de Ternes sont d’un intérêt particulier. Datant de 1966-67, ces témoignages proviennent de locuteurs nés avant 1910. Comme l’auteur se concentre sur la grammaire du dialecte local, il n’a naturellement pas jugé bon de les commenter. De toute façon, les textes parlent d’eux-mêmes, dans la mesure où ils en disent long sur les conditions d’extrême pauvreté dans lesquelles certains habitants de Piwisy vivaient dans les années 1890-1900 – une époque souvent idéalisée[76]. Une grande partie de l’enfance de Marie Tonnerre (née en 1892), par exemple, fut passée à faire « le tour des villages pour vendre [s]on panier plein de patelles ». Elle récoltait parfois « deux écus (= six francs), vingt réaux (= cinq francs), sept francs, selon [ce qu’elle pouvait] vendre : à deux sous le bol de patelles. Et inutile de vous dire combien c’était pénible d’aller de porte en porte, comme en demandant l’aumône[77] ». En ce temps-là, donc, un véritable quart-monde cohabitait avec une aire d’expansion économique : un centre de la pêche thonière européenne.

Cette pauvreté n’est presque jamais signalée dans les pages du très catholique et autrement charitable Croix de l’île de Groix. Durant son existence (de 1891 à 1927), ce journal privilégia systématiquement les nouvelles concernant Primiture – surtout Port Tudy, Le Bourg, Locmaria et leurs environs. Ces trois « villes » étaient, sans surprise, les lieux de résidence des notables groisillons, pour la plupart armateurs ou marchands. Ces notables, en majorité issus de vieilles familles locales (Stéphan, Romieux, Jégo, etc.), constituaient aussi l’élite politique de l’île. Aussi, l’étude approfondie des résultats électoraux montre non seulement des continuités dynastiques certaines au sein du conseil municipal, mais aussi le poids disproportionné de Primiture dans les sphères du pouvoir local. En effet, parmi les candidats, on trouve une large majorité de candidats provenant de Primiture[78].

Il faut aussi noter au passage le faible taux de participation aux élections municipales et pour le conseil d’arrondissement. En 1891, par exemple, seuls 272 des 1 356 inscrits se rendirent aux urnes au premier tour des élections municipales (au second tour, 266 participèrent au vote). Cela fait un peu plus de 20 % de participation ! La même année, les élections pour le conseil d’arrondissement n’attirèrent que 31 % des inscrits. Cette situation n’avait rien d’exceptionnel. En 1900, seuls 39 % des électeurs participèrent à l’élection du maire Adolphe Stéphan. Par contre, les élections législatives connaissaient plus de succès, notamment en 1894, où le conservateur Gustave de Lamarzelle reçut 68 % des votes et où le taux de participation s’éleva à 99 %[79]. Les taux très bas lors des élections locales peuvent s’expliquer, dans certains cas, par l’absence de nombreux électeurs alors en pleine campagne de pêche. Cependant, les consultations qui avaient lieu en dehors des campagnes de pêche, comme le second tour de l’élection municipale de 1904, ne jouissaient pas non plus d’un très grand succès (42,5 %)[80].

Il serait possible que la géographie de l’abstentionnisme groisillon corresponde au clivage socio-économique entre l’est et l’ouest de l’île. Bien entendu, cela reste à prouver[81]. Ceci dit, la domination écrasante de l’élite de Primiture parmi les candidats a pu aliéner les habitants de Piwisy. La distance (certainement plus psychologique que physique) entre leurs lieux de résidence et le bureau de vote (très probablement situé au Bourg) a peut-être aussi découragé les électeurs de Piwisy. Quant à la participation plus importante de l’île dans les élections législatives, elle peut s’expliquer par un plus grand intérêt dans les politiques nationales. Cela n’est pas si surprenant, dans la mesure où les partis politiques et l’Église s’impliquaient beaucoup plus dans les campagnes législatives que dans les élections municipales. Ces dernières opposaient souvent des clans rivaux de l’oligarchie îlienne, dont les intérêts étaient certainement étrangers à de nombreux habitants de Piwisy (et des foyers les plus humbles à Primiture).

Pour La Croix et d’autres journaux (conservateurs pour la plupart), c’était la « neutralité » qui primait : la singularité unitaire et illusoire de l’île. Pourquoi illusoire ? Car l’île, bien que d’une superficie modeste, n’en était pas pour autant homogène. De ce point de vue, Groix n’était pas unique. La prédominance du « local », de « l’apolitique » primait aussi dans d’autres localités bretonnes. Dans le cas groisillon, le clivage républicain-royaliste ou clérical-anticlérical qui définissaient alors la politique française avant la Première Guerre mondiale – et dans une moindre mesure, pendant l’entre-deux-guerres – se juxtaposaient aux intérêts individuels, paroissiaux et économiques. Au niveau local, les questions de politique nationale ne semblaient pas particulièrement conflictuelles. Il s’agissait essentiellement de luttes claniques pour la suprématie à la mairie. Ce qu’on pourrait appeler le « déni de la politique » n’était cependant qu’apparent, dans la mesure où des débats idéologiques, même superficiels, pouvaient servir de toile de fond à une campagne électorale.

Ainsi, ces indices (qui restent à confirmer) de la persistance des « deux solitudes » de Primiture et de Piwisy jusqu’au milieu du xxe siècle tendent à amender l’image monolithique de Groix à cette époque. L’enjeu de cette époque ne concernait pas seulement l’invention d’une nouvelle tradition groisillonne, fondée sur la pêche, dans un contexte de francisation culturelle, linguistique et politique, mais aussi l’unification sous-culturelle d’une île plutôt hétéroclite. Dans ces années, deux phénomènes fugipétiques étaient donc en présence : l’un qui impliquait une affirmation identitaire groisillonne en tant qu’île bretonne par rapport à une France centralisatrice, et l’autre au sein de l’île elle-même.

La Croix de l’île de Groix fut un agent important de l’invention d’une tradition groisillonne. Cette tradition mettait l’accent sur l’identité maritime de Groix, sur les exploits des marins ainsi que sur leur foi présumée. Comme nous l’avons vu, cette homogénéité n’était que de façade : les différences sociales et politiques étaient bien présentes et s’accélérèrent jusqu’à la fin des années 1930. Les autorités ecclésiastiques de l’île, relayées par La Croix, s’efforcèrent de masquer la misère qui régnait alors dans certains villages de l’île et d’en montrer le côté « village Potemkine ». Implicitement, La Croix présentait à ses lecteurs une synthèse d’identité bretonne et française, mâtinée de poncifs insulaires (le courage des marins, des sauveteurs, et de leurs femmes qui les attendent) et de catholicisme folklorique et syncrétique.

Deux exemples illustrent cette fugipétie nuancée. Le premier concerne l’identification de l’étranger et ce qu’il représente. Ainsi, le Tony, navire qui assurait le service entre Groix et Lorient, représentait ce qui, selon La Croix, ne correspondait pas à l’univers de l’île. Le fait que le capitaine du Tony était républicain était, pour l’abbé Noël, particulièrement scandaleux. Ainsi, il écrit, dans l’édition de janvier 1892, que

[l]a Lanterne est étalée tous les jours sur la table du Tony et mise à la disposition des voyageurs. La Lanterne est un journal libre penseur rédigé par un Juif (…) Le héros de son feuilleton actuel intitulé (je rougis d’écrire ce mot) Bibi-Crapule est un prêtre que l’imagination du romancier traîne dans la boue. On se demande dans quel but l’Administration du Vapeur, désireuse d’offrir aux passagers une agréable distraction, a fixé son choix sur ce journal[82].

Le clergé local et ses alliés pointaient souvent du doigt les menaces venant « de l’extérieur », du continent. Dans ce cas, la navette représentait l’influence corruptrice de l’anticléricalisme.

Le second exemple illustre encore mieux ce besoin de définir l’île comme une oasis résistant encore et toujours aux coups de semonce de l’anticléricalisme et de la centralisation. Le rituel très solennel de la bénédiction des Coureaux, qui avait lieu en juin, avant le départ des bateaux pour la pêche, fut complété, en 1913, par une nouvelle tradition. À ce propos, le recteur J. M. Allain, le successeur de Laurent Marie Noël à la tête de la Croix, se réjouit, après la cérémonie, que

la bénédiction solennelle de la mer, de nos dundées [sic] à la veille de leur départ pour la campagne d’été. Tous, sans exception, tous vous avez voulu participer à cette fête qui désormais prend le nom de « Pardon de l’Ile de Groix ». « Sans exception » n’est cependant pas le mot très juste. Que voulez-vous ? Il y a toujours des esprits étroits ou mal équilibrés qui ne veulent pas comprendre les intérêts matériels du pays, du moment qu’il peut y avoir quelque mélange d’intérêts spirituels[83].

Ici encore, les intérêts du pays (qu’il faut probablement comprendre comme « pays de Groix ») sont mis en avant pour justifier l’invention d’une tradition dont le but était clairement de légitimer le statut de Groix comme port thonier de première classe… une tradition qui se devait, bien sûr, d’être sanctifiée par l’Église.

Conclusion

Bien que, de nos jours, le proverbe « cent pays, cent modes ; cent paroisses, cent églises[84] » ait perdu de son sens, il reflétait une certaine réalité il y a de ça une centaine d’années. Groix avait encore un dialecte (déjà, il est vrai, en voie de disparition) et des structures socio-économiques différentes de celles qui prévalaient de l’autre côté des Coureaux. Il n’est donc pas risqué ici de supposer que les Groisillons considéraient leur île comme une entité culturelle propre, comme un bro. Bien entendu, la majorité des îliens n’avaient certainement jamais lu La Villemarqué, Souvestre et les autres grands folkloristes – bien que quelques marins connussent bien la poésie de Calloc’h et écrivaient mêmes parfois leurs propres chansons et poèmes[85].

L’identité groisillonne se basait sur des réalités tangibles, issues de développements relativement récents. Au cours du xixe siècle, la population vit son mode de vie changer, ce qui engendra une exacerbation de la division du travail. L’essor du secteur de la pêche et l’introduction du dundee pour les campagnes thonières accélérèrent aussi l’acculturation linguistique. Ainsi, les marqueurs identitaires de Groix glissèrent d’une base linguistico-culturelle à une base qu’on pourrait appeler fonctionnelle. Groix pouvait donc à l’époque être identifiée comme « l’île des thoniers[86] » dont les femmes cultivent la terre. Cette identité simultanément maritime et agricole, toutes deux sanctionnées par les ecclésiastiques locaux (par le biais de bénédictions de bateaux, de descriptions d’ex-voto ou de vitraux ayant pour thème la pêche au large, ou autres[87]), finit par ne plus reposer que sur la fonction. Après une période de coexistence entre identité maritime et identité bretonnante, cette dernière finit par s’effacer progressivement, entre les années 1910 et les années 1930.

Faut-il donc en conclure que la trajectoire identitaire de l’île de Groix fut essentiellement francopète ? D’une certaine manière, oui. Il s’agit néanmoins d’une francopétie nuancée. La disparition d’une langue n’est pas forcément synonyme de reniement culturel. L’existence indiscutable d’idiosyncrasies socio-économiques contribua certainement à donner l’illusion d’une reformulation identitaire francofuge. À cela il faut ajouter les efforts, de la part des autorités ecclésiastiques de l’île (probablement avec la complicité de l’élite politique locale), d’exagérer les particularités du bro par le biais de rituels nouvellement créés, comme le pardon de l’île de Groix.

Cependant, l’entre-deux-guerres marqua la fin progressive de cet état de choses, avec le déclin de la flottille dans la seconde moitié des années 1930. La période qui s’étend de 1945 à nos jours marqua la victoire d’une certaine francopétie franco-française, dérivée du projet centralisateur et hégémonique issu de la Troisième République[88]. L’identité groisillonne changea encore pour se définir par son éloignement tout relatif du continent et par une idée plus ou moins précise, plus ou moins mémorialisée et folklorisée, de la bretonnité de l’île (adaptée au xxie siècle). Bien que la création de l’Écomusée de Groix, en 1984, ait grandement contribué à redonner conscience de l’importance du passé de l’île, ses efforts se sont surtout concentrés sur l’aspect mémoriel de ce passé plutôt que sur des analyses historiques (et donc critiques) de l’histoire locale[89]. Les années 1880-1940 correspondent donc à une période de transition qui n’était certainement pas vécue comme telle. Essentiellement hybride, francofuge de par l’affirmation de son caractère insulaire et francopète après avoir perdu son aspect linguistique, l’identité groisillonne de l’époque se basait essentiellement sur la fonction des Groisillons (pêche pour les hommes, agriculture pour les femmes). Il serait souhaitable, après cette étude, d’appliquer le modèle fugipétique à d’autres îles, afin de pouvoir établir des comparaisons et de tester cette approche au niveau de ces espaces particuliers que sont les îles. Groix constitue une exception de plusieurs points de vue, mais chaque île n’est-elle pas exceptionnelle, chacune à sa façon ?