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Dans sa « Défense et illustration de la notion de représentation », Roger Chartier souligne les différentes familles de sens de ce mot dans le Dictionnaire d’Antoine Furetière, publié en 1690. Dans sa dimension matérielle, la représentation se définit comme une « image qui nous remet en idée et en mémoire les objets absents ». Par ailleurs, elle « se dit au Palais de l’exhibition de quelque chose. […] Quand on fait le procès à un accusé, on lui fait la représentation des armes dont il s’est trouvé saisi […] ou autres indices qui sont contre lui ». La définition du verbe précise ce sens juridique de la représentation : représenter « signifie aussi comparoir en personne, et exhiber les choses ». Cette comparution répond à la volonté de la cour, toutefois la représentation est bidirectionnelle : représenter, c’est également « Remontrer, tâcher à persuader », donc saisir la justice de sa propre initiative pour faire valoir ses intérêts. Un dernier sens plus politique du verbe doit attirer notre attention. Représenter, c’est « Tenir la place de quelqu’un, avoir en main son autorité ». Cette définition de la représentation la rapproche de sa dimension matérielle, à savoir incarner ce qui est hors d’atteinte. Qu’il s’agisse d’une chose, d’un concept ou d’une personne, la représentation touche donc ce qui est présent comme ce qui est absent, elle est du domaine du matériel comme de l’immatériel[1].
Reflet de la polysémie du mot, ce dossier explore les multiples rôles et modalités de la représentation en Nouvelle-France, tant sur le plan symbolique à travers les rituels, l’art et l’architecture que sur le plan judiciaire à travers ses acteurs et procédures. Des tentatives de colonisation initiales jusqu’à la chute de la Nouvelle-France et même au-delà, il propose une vision plurielle de la représentation en abordant ses différents acteurs, soit ceux qui représentent, ceux qui se représentent et ceux qui font des représentations.
Représentative d’une historiographie qui s’est longtemps intéressée aux structures du pouvoir au détriment de ses pratiques[2], la représentation dans l’espace colonial a d’abord été analysée sous l’angle institutionnel, à travers les instances éphémères du XVIIe siècle telles que les syndics et les échevins. Si, par le passé, les historiens ont pu confondre représentation et pouvoir législatif et voir dans ces instances un embryon de démocratie, il est maintenant reconnu que la représentation sous le Régime français revêt un caractère ponctuel, consultatif et élitiste[3]. La représentation n’est pas pour autant réservée aux puissants, puisque des mécanismes d’interpellation des autorités comme la requête sont accessibles aux gens du commun, ceux-ci ayant aussi fait valoir leurs intérêts lors d’assemblées autorisées par l’intendant et plus rarement lors d’agitations collectives. La dimension institutionnelle de la représentation suscite désormais moins d’intérêt que les rapports de pouvoir sous-jacents, par exemple la préséance, les rivalités et les réseaux de clientèle[4].
Cet élargissement des problématiques vers l’aspect relationnel du pouvoir s’inscrit dans une réflexion sur la notion même de représentation, qui a contribué à réconcilier l’histoire politique avec l’histoire sociale et culturelle après des années de chambre à part[5]. Élargissant les frontières du politique, elle montre que le pouvoir ne s’exerce pas uniquement par l’usage de la force, mais aussi par une domination symbolique qui passe par l’image et les signes de la puissance et qui suscite l’obéissance sans exercice de la violence. Il y a donc représentation du pouvoir politique, mais aussi un pouvoir politique de la représentation. Critiqué pour éloigner l’histoire des « réalités objectives », le concept de représentation est pourtant parvenu à penser comme un tout cohérent des processus, des comportements, des discours et même des perceptions qui pour être abstraits n’en sont pas moins réels et constitutifs de la pratique du pouvoir[6].
Représenter qui, représenter quoi ? Avant tout, le roi, objet ou moteur de toutes les pratiques de représentation dont il sera question ici et qui rassemblent le souverain et ses sujets d’outre-mer en une même société politique. Abordant le Régime français dans sa globalité, l’article de Yann Lignereux offre une réflexion sur la représentation du pouvoir royal en Nouvelle-France en montrant le basculement entre deux régimes de représentation. Des voyages de Cartier et Roberval sous François 1er jusqu’au début du règne personnel de Louis XIV, la représentation s’opère par la délégation de l’autorité royale à des personnes ou compagnies privées par voie de commission. À partir des années 1660 et jusqu’à la fin du régime, la représentation ne vise plus à remplacer le roi dont la souveraineté est devenue indivisible, mais à rendre présent aux yeux des sujets le roi absent. L’un des gestes marquants à cet égard est l’installation à Québec en 1686 d’un buste de Louis XIV en pleine place du marché, donnant à ce lieu sa signification symbolique de place royale. Permettons-nous d’ailleurs de sortir du strict cadre chronologique de ce dossier pour souligner la charge mémorielle de ce buste, dont une copie trône aujourd’hui sur cette même place rebaptisée Royale en 1937[7]. Entouré de maisons restaurées qui constituent en elles-mêmes une mise en scène du Régime français, ce buste qui fait la couverture de ce numéro offre aux visiteurs et locaux l’ultime représentation de la Nouvelle-France. Mais revenons à la représentation en Nouvelle-France…
Passé la phase d’installation et de prise de possession, l’affirmation de la souveraineté royale passe par l’aménagement et la gestion du territoire. À travers le parcours d’Étienne Verrier, ingénieur en chef de l’île Royale, Agueda Iturbe-Kennedy présente la figure de l’ingénieur colonial comme maître d’oeuvre de représentations plurielles, à la fois individuelles, étatiques et symboliques. Dans ce texte qui montre l’intérêt d’élargir nos horizons au-delà de la vallée laurentienne, l’espace urbain devient le théâtre d’une mise en scène du pouvoir de ce roi absent qui s’incarne à travers l’architecture et l’urbanisme, l’entrée de ville et ses structures défensives offrant une démonstration de force et signalant son emprise sur les territoires conquis.
Le besoin de légitimation des puissants génère des luttes de représentation qui contribuent à forger des identités et des hiérarchies. Multidisciplinaire, ce dossier montre la fécondité du dialogue entre histoire et histoire de l’art pour analyser cette facette du politique sous l’Ancien Régime. Les textes de Pierre-Olivier Ouellet et Rosalie Mercier-Méthé abordent ainsi différents aspects de la représentation dans sa matérialité. Le service du roi étant au coeur de son identité, l’élite coloniale se raccroche à ce roi absent par divers symboles et pratiques. Le texte de Pierre-Olivier Ouellet explore un mode de représentation particulier : le portrait de roi dans les intérieurs domestiques laïques. S’intéressant à l’objet comme à son propriétaire, l’auteur analyse l’usage et la fonction symbolique du portrait de roi, dépassant l’aspect esthétique de l’oeuvre d’art vue non plus comme une pratique autonome, mais comme le véhicule d’un discours sur soi et sa place dans la société. Dans la même veine, l’article de Rosalie Mercier-Méthé analyse l’aménagement des résidences de l’élite coloniale à Québec et à Montréal, montrant comment la maison devient un outil de différenciation et d’affirmation de sa position sociale. Dans cette mise en scène de soi, la représentation se vit et se voit dans le quotidien, illustrant du même coup l’absence de frontière nette entre la vie publique et privée aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Dans cette société d’Ancien Régime où l’esprit de justice et la notion de fidélité lient au roi chaque sujet ou corps individuellement, la représentation se joue à plusieurs échelles et touche l’ensemble de l’organigramme, allant des tribunaux royaux jusqu’au roi lui-même en passant par son représentant le gouverneur et son délégué l’intendant. Le Régime français nous ayant laissé très peu d’archives personnelles, la réaction des sujets aux décisions du roi et de ses représentants nous échappe le plus souvent, ou alors elle passe par le filtre optimiste des sources officielles comme la correspondance et les actes royaux. Dans ce cadre, les pratiques judiciaires de représentation telles que les requêtes et placets ouvrent une rare fenêtre sur les relations entre les sujets et l’administration monarchique[8]. Le texte de Sébastien Didier nous présente des acteurs méconnus des processus de négociation et de collaboration développés entre les instances centrales et les sociétés locales : les subdélégués de l’intendant. Choisis par ce dernier pour « avoir en main son autorité », les subdélégués occupent une position de relais qui leur attribue un double rôle de représentation. Au service du roi à travers l’intendant dont il exécute les ordres, le subdélégué sert également les Canadiens en recevant leurs représentations sous forme de requête ou en transmettant à l’intendant leurs réclamations.
Les textes de ce dossier font la démonstration de la dimension transatlantique de la représentation sous le Régime français, tant sur le plan symbolique par l’affirmation de la souveraineté royale sur ses colonies que dans sa dimension pratique à travers les placets acheminés outre-mer pour faire cheminer des revendications. « Remontrer, tâcher à persuader », c’est ce à quoi s’appliquent sans ménagement les Augustines de l’Hôpital général de Québec, dont Sophie Imbeault ressuscite le combat pour récupérer les sommes dépensées pour soigner les malades durant la guerre de Sept Ans. La représentation y apparaît dans son aspect le plus incarné, mettant en scène le drame humain au milieu des enjeux financiers et politiques. Faisant le pont entre deux régimes, cette histoire de persévérance montre que le glissement entre les réseaux d’influence français et britannique est progressif et témoigne de la survie des pratiques de représentation de l’époque française et des liens unissant les communautés religieuses à leur ancienne métropole au-delà de la cassure de la Conquête. Montrant que si la représentation est affaire de symboles, elle est aussi et fondamentalement affaire de relations.
Parties annexes
Notes
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[1]
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, A. et R. Leers (La Haye), 1690, tome 3, non paginé [en ligne] Bibliothèque nationale de France, gallica.bnf.fr ; Roger Chartier, « Défense et illustration de la notion de représentation », dans Working Papers des Sonderforschungsbereiches 640, no 2, 2011, p. 5-6 [en ligne] edoc.hu-berlin.de.
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[2]
Marie-Eve Ouellet, « Structures et pratiques dans l’historiographie de l’État en Nouvelle-France », Bulletin d’histoire politique, vol. 18, n° 1, automne 2009, p. 37-49.
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[3]
Christian Blais, « La représentation en Nouvelle-France », Bulletin d’histoire politique, vol. 18, n° 1, automne 2009, p. 51-75.
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[4]
Colin M. Coates, « La mise en scène du pouvoir : la préséance en Nouvelle-France », Bulletin d’histoire politique, vol. 14, n° 1, 2005, p. 109-118 ; Léon Robichaud, Les réseaux d’influence à Montréal au XVIIe siècle : structure et exercice du pouvoir en milieu colonial, thèse de doctorat en histoire, Université de Montréal, 2009.
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[5]
Laurier Turgeon, « Présentation », dans : Laurier Turgeon (dir.), Les productions symboliques du pouvoir XVIe-XXe siècle, Sillery, Septentrion, 1990, p. 9-15.
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[6]
Roger Chartier, op. cit., p. 7-11.
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[7]
Sébastien Couvrette, « Place-Royale à Québec, l’image d’une ville », Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française [en ligne], ameriquefrancaise.org.
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[8]
Marie-Eve Ouellet, « Et ferez justice. Le métier d’intendant au Canada et dans les généralités de Bretagne et de Tours au 18e siècle (1700-1750) », thèse de doctorat en histoire, Université de Montréal et Université Rennes 2, 2015, p. 189-235.