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D’abord un mot sur les revues, puisque nous célébrons les 25 ans du Bulletin d’histoire politique.
J’ai bien apprécié, Michel, dans votre présentation, que vous ayez mentionné ma participation à la fondation de la revue Argument. Les revues d’idées, non strictement académiques, jouent un rôle crucial dans la vie intellectuelle québécoise. Malheureusement, elles sont souvent négligées. J’ajouterais qu’entre elles, les revues se négligent, ne s’entre-lisent pas assez, n’échangent pas assez. D’ailleurs c’était un des objectifs de la revue Argument : intensifier le dialogue entre les revues et entre les essayistes. On se disait qu’il y avait beaucoup trop d’essais qui n’étaient pas lus et commentés ici. Chacune des publications vit en « silo », ce qui nuit à la vie intellectuelle.
Je suis donc ravi d’être ici aujourd’hui pour participer à cette fête du Bulletin d’histoire politique, dans lequel, pourtant je n’ai jamais publié de texte ! Le BHP, une revue qui dure. Car elles durent souvent nos revues. Elles ne disparaissent pas toutes après le Volume 1, numéro 1 ! Argument célébrera d’ailleurs en 2018 ses 20 ans.
Reportons-nous donc en 1992. Une année importante. Pour le Québec. (Mais pour moi aussi ! J’ai commencé à écrire dans les journaux à l’époque. Je me suis marié aussi en 1992 ! J’ai terminé ma maîtrise en science politique cette année-là et étudié en droit à l’Université McGill. J’étais dans la vingtaine et j’entamais ma carrière qui me conduira à observer de près la politique québécoise comme fonctionnaire, professeur, reporter, éditorialiste).
Quoi de mieux pour commencer une telle présentation que de nous plonger rapidement dans les journaux d’avril 1992 pour prendre conscience d’où nous en étions à l’époque.
Dans les journaux du 19 avril 1992, on trouve entre autres ce titre : « Bourassa fait preuve de mépris, dit Bernard Landry ». Pourquoi ? Parce que le premier ministre de l’époque, lors d’un voyage en Europe, avait avoué au quotidien Le Monde son intention de faire un référendum sur les offres d’Ottawa plutôt que sur la souveraineté.
Les pages des quotidiens d’avril 1992 sont pleines de ce débat-là. Robert Bourassa proteste — et rétrospectivement c’est très drôle ; d’ailleurs, on imagine son sourire en coin — « J’ai toujours dit ça, moi ! ».
Éternels retours et contrastes frappants
En faisant l’exercice d’exhumer quelques articles de journaux d’il y a un quart de siècle, on détecte évidemment des « éternels retours » et des contrastes frappants.
Les éternels retours ? Potentiel d’inondations à Laval… C’est la reproduction de la vie, des cycles naturels. Comme les anniversaires. En 1992, on célèbre les 125 ans de la « confédération ». À l’époque, les activités qui sont annoncées font l’objet d’indifférence et de critiques. Pour le Dominion, la période était, il faut dire, beaucoup plus difficile qu’aujourd’hui.
C’est en effet un mélange d’éternel retour, mais aussi de contrastes, quand on voit à quel point le « 150e du Canada » célébré cette année avec faste ne semble susciter chez nous que peu de critiques et à peu près aucune hostilité. Où il y a une sorte d’acceptation tranquille de la célébration du « 150e du Canada », expression anachronique.
Je pense par exemple au marathon d’Ottawa de mai 2017, auquel j’ai songé à m’inscrire. Jusqu’à ce que je comprenne qu’il serait à peu près impossible de faire cette course sans crier quelque chose comme « Vive le Canada » !
« Soyez fiers d’être Canadiens et montrez-le ! », nous écrivait l’organisation du marathon dans un courriel le 19 janvier 2017. À côté de la photo d’un t-shirt, on pouvait lire : « Nous voulions que le chandail du Marathon de cette année représente cet esprit de célébration. » Voilà une opération sportive politique assez choquante pour tout coureur qui a envie de garder son sens critique quant à cette commémoration.
Revenons à mon retour dans le temps, si vous le permettez. En 1992, on était à l’époque du Bourassa « Naufrageur », selon le terme de Jean-François Lisée.
On peut lire par exemple que Bourassa fit un point de presse avec Jacques Delors, à l’époque représentant de la Communauté européenne, qui affirme que l’avenir est à la « souveraineté partagée ». À nous de voir si c’est effectivement ce qui se passe en 2017. On peut douter que le présent, marqué par la victoire du Brexit et du protectionnisme de Trump, soit effectivement tel que Delors et Bourassa l’imaginaient. Que dire aussi des décisions unilatérales d’Ottawa comme celle en matière de création de la « Banque de l’infrastructure ».
Parmi les anniversaires qui reviennent, il y a celui de Montréal. Un article intitulé « Montréal a-t-elle perdu son âme ? » d’avril 1992 a attiré mon attention. Déjà, on se posait la question. Mais on célèbre encore Montréal aujourd’hui, en s’interrogeant un peu de la sorte.
Autre titre : « Dans un Québec souverain, la SQ deviendrait le FBI québécois, dit Jacques Parizeau ». On nageait dans ce type de spéculations ; les mêmes qui, soulignons-le, contribuèrent à couler Pauline Marois en 2014.
Autre manchette moins surprenante : « Le patronat appuie l’idée de tenir d’abord un référendum sur les offres ».
Le marais des deux impasses
À partir de cette époque-là, on commence à voir poindre ce que j’aime appeler — gageons que la formule ne restera pas… — « Le marais des deux impasses ».
Il faudra attendre 1995, la défaite de justesse de la souveraineté au deuxième référendum, pour entrer pleinement dans une sorte de marais où les deux « solutions », les deux rêves québécois concurrents quant au statut politique du Québec, se sont butés tour à tour à des murs infranchissables ; du moins « infranchis » depuis. Ni le fédéralisme renouvelé ni le souverainisme n’arrivent à se recomposer.
Et pendant ce temps, l’affront qu’a été le rapatriement constitutionnel de 1982 devient tranquillement, mais sûrement, une question non réglée, mais à laquelle on s’habitue. « On n’oublie rien de rien / On n’oublie rien du tout / On n’oublie rien de rien / On s’habitue, c’est tout », chantait Brel.
Cela me rappelle l’affaire des frontières du Labrador. On sait qu’on s’est fait avoir en 1927 avec le jugement du Conseil privé de Londres. Sur cette affaire, tout premier ministre du Québec « testé » par les journalistes répondra de manière prévisible. Il aura lu son cahier de breffage et saura répondre selon son devoir lorsqu’on lui posera la question : « La frontière ne nous convient pas. » J’avais tenté l’expérience avec Jean Charest en 2008 lors de sa première — de plusieurs — conférence de presse annonçant le Plan Nord et c’est exactement ce qu’il avait réitéré. Mais certains de ses ministères vont quand même, par manque d’attention ou par ignorance, en raison justement de l’usure du dossier, publier des cartes avec la frontière droite imposée par le Conseil privé. Même des partis souverainistes, comme le Parti québécois ou Option nationale, ont déjà commis l’erreur !
Bref, la dénonciation de 1982 devient tranquillement comme le vol du Labrador : un vieux grief folklorique, sans effet sur la réalité actuelle. Au bas d’un de mes textes, récemment, un lecteur (qui prétend s’appeler Tiago Verret) m’a écrit : « L’ignominie de 1982, c’est devenu aussi ridicule que le but d’Alain Côté. » Ce n’est pas parce que c’est drôle qu’on rit.
Critique du modèle québécois et laïcité
Le quart de siècle que nous venons de passer, c’est aussi celui des années Bouchard. Celles de Lucien. Mais aussi celles de Gérard.
Les années « Lucien », après 1995, ce sont celles de l’esprit « lucide » (du nom de ce manifeste initié et signé par l’ancien premier ministre en 2005). Elles sont marquées par l’objectif — « obsession », au sens de certains — du déficit zéro. C’est l’avant-plan d’une remise en question de ce qui a été appelé « modèle québécois ».
Au terme des années « Lucien-lucide », le camp nationaliste éclatera. Le Parti québécois va devenir un parti de plus en plus écartelé entre un centre-droit critique du caractère dépensier et bureaucratique du modèle québécois et une gauche solidaire anti-lucide, estimant que le PQ est quelque chose comme un parti de sans-coeur : à preuve, selon cette gauche, la réduction de 20 % des salaires des enseignants et fonctionnaires de 1982 et le refus, en 1996, de hausser le salaire minimum, malgré la marche des femmes de Françoise David (cette dernière cite souvent cet événement pour justifier son désir de fonder un parti de gauche).
Depuis les années Lucien, tout chef du PQ se retrouve devant un dilemme constant qui le porte à donner un coup à gauche après en avoir donné un à droite. Cet écartèlement semble être particulièrement aigu en ce moment Lisée que le PQ traverse. Depuis les années Lucien, il n’a cessé de s’accentuer. Impossible pour les chefs de ce parti de reconstituer la fameuse union sacrée des souverainistes de la droite (Ralliement national de Garon) et de la gauche (les rinistes de Pierre Bourgault).
Autre phénomène important apparu dans les années Bouchard ; mais dans leur versant Gérard cette fois. On a déconfessionnalisé les commissions scolaires. Autrement dit, le débat sur la laïcité de l’État s’est solidement engagé à ce moment-là. On sait à quel point il deviendra immaîtrisable dans les sept années qui conduiront de la crise des accommodements raisonnables de 2007 au débat sur la charte des valeurs de 2013-2014.
Une vision de l’État transformée
Au reste, à la fin des années 1990, la querelle sur le modèle québécois débouchera sur une modification en profondeur de la conception dominante de l’État au Québec. Avant ces années, l’État était généralement envisagé comme un outil d’émancipation. Tranquillement de 1996 à 2006, il va devenir, pour à peu près tout le monde, d’abord et avant tout un prestataire de services. Dans cette perspective, l’État n’est plus un outil collectif, un levier pour la nation, mais une organisation à surveiller afin qu’elle donne de bons services au meilleur coût.
Après 1995, l’Action démocratique du Québec a rapidement pris les devants en ces matières. Ce parti était pourtant né de la cuisse du Parti libéral dans les années Meech-Charlottetown, en plein dans le débat déchirant autour du statut politique du Québec.
Pour se démarquer, le chef adéquiste Mario Dumont s’est senti obligé de développer plus à fond ce discours, réclamant un moratoire de 10 ans sur la question constitutionnelle. C’est pour lui une occasion électorale. À partir de 1998, Jean Charest va rapidement tenter de lui ravir cette idée-là. Il parlera de réingénierie, d’une seconde Révolution tranquille, et alla jusqu’à dire qu’il fallait « réinventer » l’État québécois.
La décennie Charest sera du reste celle du « fruit irradié ». La réponse clé de cette époque était en effet, lorsque les questions constitutionnelles et nationales soulevées, « le fruit n’est pas mûr ». Souvenons-nous du ministre Benoît Pelletier, qui l’utilisait sans retenue.
Construction et entretien
En avant-scène, donc, l’État québécois est de plus en plus réduit à son rôle de prestataire de services. Sur le plan de la politique de l’identité, c’est le blocage qui domine.
En arrière-plan cependant, dans les années 2000, d’anciens réflexes subsistent et ont un effet. Je pense notamment à cette nostalgie de la grande politique. Celle de l’époque où Renée Claude chantait « C’est le début d’un temps nouveau » où l’État fut, justement, un instrument d’émancipation collective. Et où il paraissait urgent de définir un nouveau statut politique (fédéralisme renouvelé ou souveraineté) afin qu’il puisse pleinement jouer son rôle. C’est ce qu’on pourrait appeler la nostalgie pour les années des « grandes constructions ». Construction des systèmes de santé et d’éducation, de politiques sociales, toutes choses qui vont se traduire dans la réalité par des bâtiments bien en brique et en ciment : hôpitaux, écoles, routes, autoroutes, etc.
Or, dans les années 2000, on voudrait continuer à couper des rubans lors d’inaugurations d’infrastructures neuves. Dans une bonne portion de l’électorat et des élites politiques, on rêve encore d’une politique qui construit, qui édifie, qui érige. Une politique ambitieuse, comme celle des années 1960 et 1970.
Que la politique était exaltante lorsque tout était à construire. Lorsque cinq ou six fonctionnaires visionnaires pouvaient inventer en une nuit, dans des salles enfumées, après des débats épiques, le réseau des Cégeps, des universités d’État, ou le système public de santé du Québec !
La réalité des années 2000 impose une autre nécessité : il faut entretenir ce qui a été construit lors de la Révolution tranquille. L’orgie de coupures de ruban du type années 1960 doit faire place à la déferlante de « cônes orange », source de blocages et moins payante politiquement.
Le slogan de l’éphémère chef péquiste André Boisclair, lors de la campagne de 2007, sera d’ailleurs « Reconstruisons notre Québec ». La politique de la construction propre aux années 1960 s’agence bien avec une démographie dynamique et en plein essor comme celle de ces années. L’éducation est alors souvent la priorité des candidats.
Lorsque cette même démographie se fait vieillissante, lorsque les systèmes craquent, montrent des signes de fatigue, une politique de l’entretien s’impose. Et ce, malgré la nostalgie pour les transports d’enthousiasme que suscitait l’autre. Il est beaucoup plus exaltant de bâtir maison que de refaire sa toiture ou de repeindre sa demeure.
Malgré ses slogans (cités précédemment) dignes de l’ère de la construction, Jean Charest se trouvera englué dans l’impératif de l’entretien. L’effondrement mortel du viaduc de la Concorde en 2006 l’avait placé devant l’impératif absolu de l’époque : soit entretenir, réparer, voire reconstruire.
Prenons par exemple l’échangeur Turcot. Elle faisait partie des merveilles que le Général de Gaulle lui-même célébra lors de sa fameuse visite d’il y a 50 ans. Après la catastrophe du viaduc de la Concorde toutefois, on ne pourra plus ignorer l’état déglingué du fameux échangeur et de combien d’autres (pensons au pont Champlain).
Turcot, c’est en quelque sorte une excellente analogie pour notre État : rutilant et célébré comme le nec le plus ultra de la modernité à ses débuts ; vers 2006, il s’effrite, tombe en ruine, tient grâce à un bricolage de « cage à poules » ; il n’a jamais coûté aussi cher à entretenir et malgré tout, met à risque la sécurité de ses utilisateurs et doit être reconstruit.
Charest tentera à sa manière de profiter de la nostalgie pour l’ère de la construction. Il cherchera — artificiellement et électoralement selon certains — à redémarrer la pompe à espérance politique des époques de grandes constructions.
Le projet des barrages sur la Romaine et le Plan Nord seront des tentatives en ce sens. Son parti le sacrera d’ailleurs dès 2010 de « grand bâtisseur ». Ce qui suscitera bien des moqueries.
Oubli du Québec
Quant à la politique québécoise, le quart de siècle s’étalant de 1992 à 2017 devrait apparaître, à mon sens, assez sombre dans les livres d’histoire.
Il s’ouvre sur « le marais des deux impasses » qui conduit à cette volonté d’imposer un nouveau tabou, celui des débats constitutionnels. On y promet des « moratoires constitutionnels », on irradie le « fruit », on dit qu’il n’y a « plus d’appétit pour ça dans le reste du Canada » et ce faisant, on réussit à désactiver presque totalement la question nationale. Rétrospectivement, les effets du scandale des commandites à Ottawa et le débat sur la reconnaissance de la nation québécoise par le parlement fédéral en 2006 apparaîtront peut-être comme des spasmes terminaux de ces questions qui nous avaient tant occupés dans les décennies précédentes.
En parallèle, l’État est réduit à une seule de ses fonctions, celle de prestataire de services. Un État s’avérant par ailleurs usé, défraîchi (à l’image de nos écoles).
La nostalgie de la « grande politique » de construction forcera les acteurs politiques à faire semblant de lancer des « projets de société ». Mais cela cachera mal leur grande difficulté de définir une politique de l’« entretien » qui soit exaltante (peut-être est-ce impossible ?). Ensemble, ces phénomènes vont selon moi tranquillement déboucher sur un nouveau réflexe d’« oubli du Québec ». J’en observe des signes et des manifestations un peu partout dans notre société.
De quoi s’agit-il ? Dans un pan de plus en plus grand de la population, l’identité québécoise, la langue française, les héritages français et québécois, semblent représenter un poids trop lourd ; comme s’ils nous empêchaient de vivre pleinement ce qui nous est présenté comme notre destin nord-américain.
L’oubli du Québec prend toutes sortes de formes. Les plus symboliques et d’apparence triviale : par exemple la Société des alcools qui, pour économiser 65 000 $, décide que le fleurdelisé ne flottera plus devant ses succursales. Les drapeaux s’abîmaient trop vite…, a-t-on expliqué.
Les mêmes raisons furent invoquées par le Musée national des beaux-arts du Québec pour retirer le fleurdelisé du toit de son pavillon d’origine (Gérard-Morrisset), sur les très symboliques Plaines d’Abraham. Heureusement, ces décisions seront annulées. Mais que des bureaucrates de l’État québécois aient cru pertinent de les prendre et de les annoncer est déjà étonnant.
L’oubli du Québec, c’est aussi, entre autres, la difficulté qu’éprouvent les professeurs d’université spécialisés dans les affaires québécoises — sociologie, science politique, histoire, économie — d’intéresser leurs étudiants au Québec, à son histoire, à son destin.
L’oubli du Québec fait son chemin jusque dans les cours d’histoire. Un étudiant de secondaire IV m’a raconté que son professeur d’histoire a décidé de ne pas enseigner le chapitre 5 du manuel. Celui-ci s’intitule « Un enjeu de société du présent : la souveraineté du Québec ». La raison : ce serait là une question « trop controversée ». Je me suis entretenu avec des professeurs de cette école pour comprendre qu’effectivement, certains en étaient venus à craindre ce sujet, car il y avait toujours un parent souverainiste pour dire que ce n’était pas assez ; ou à l’inverse, un parent fédéraliste qui y voyait un endoctrinement indépendantiste.
Comment bien comprendre le Québec d’aujourd’hui sans être au courant de ces événements qui ont marqué notre histoire récente ?
Dénationalisation médiologique
Cette tendance à « l’oubli du Québec » est selon moi renforcée par une nouvelle ère dans l’histoire des communications. En 1992, l’Internet est l’affaire de quelques informaticiens et universitaires. Son apparition est l’événement majeur du dernier quart de siècle. Les nouveaux médias travaillent au corps les nations.
Dans les années 1950, les élites et ecclésiastiques québécois craignaient que la télévision allât américaniser le Québec, effacer sa différence. La suite leur a globalement donné tort. L’ère télévisuelle a finalement aidé à souder les nations, dont la naissance il y a un demi-millénaire a beaucoup à voir avec une autre invention marquante, celle de l’imprimerie.
Le regretté professeur Jean-Pierre Desaulniers a bien démontré comment De La Famille Plouffe à La Petite Vie (Fides, 1996) le petit écran, notamment la fiction télévisuelle produite chez nous, avait eu une « fonction identitaire ». Elle aura aussi eu un « apport positif » pour les « débats publics, par la transposition dans l’imaginaire des enjeux sociaux de la vie quotidienne ou du devenir collectif », écrivait Jacques Lemieux de l’Université Laval en hommage à son collègue Desaulniers en 2005.
À l’époque de YouTube, de Facebook et autres Netflix, ce socle commun semble s’effriter. Une analyse médiologique (pour reprendre le terme de Régis Debray) reste à faire sur cette mutation déterminante pour la culture et la nation québécoise.
Les Québécois, jadis soudés autour des histoires de la famille Plouffe, de Lance et compte, ou de celle des Filles de Caleb, se passionnent désormais en nombre toujours plus grand pour les Game of Thrones, House of Cards et autres fictions américaines ou anglo-saxonnes, qu’ils écoutent directement en anglais.
Que les Québécois se passionnent pour des séries américaines n’est certes pas nouveau. À la maison, nous avions regardé en famille l’excellente et marquante série Roots d’Alex Haley en 1977. La plupart des Québécois l’ont toutefois vue après qu’elle fut traduite en français et diffusée par nos grands réseaux.
Au Festival d’été de Québec, jadis spécialisé dans les découvertes des talents de la francophonie, on entonne désormais majoritairement en anglais les grands succès anglo-saxons partagés sur les plateformes numériques mondiales comme Spotified. Les vedettes francophones doivent se contenter des petites scènes. « Même si on joue au Festival d’été de Québec, j’espère que vous ne serez pas choqués si notre show est en français », avait même ironisé Richard Desjardins au début de son spectacle en 2013.
Même phénomène dans nos écoles. Lors d’une remise de diplôme à laquelle j’ai assisté récemment, des finissants de secondaire V avaient eu à choisir un extrait d’une chanson qui les caractérise. Au moins 98 % des ritournelles étaient en langue anglaise.
Quand les enfants prennent leur courage à deux mains pour chanter devant leurs consoeurs et confrères, c’est en anglais qu’ils le font, systématiquement. Pour plusieurs, le français apparaît « kétaine », inintéressant. Ils en connaissent peu le répertoire. Peut-être qu’on leur en a trop peu parlé à l’école…
La culture de masse circule en anglais, qui devient une langue normale et quotidienne de communication. Or, c’est Pierre Elliott Trudeau lui-même en 1974 qui nous mettait en garde : « Le jour où 90 % des Québécois parleront les deux langues, le français sera foutu. Parce que l’anglais est dominant, ça sera la langue forte, le français disparaîtra. Il faut que le Québec soit beaucoup plus francophone qu’anglophone. » (On le voit et l’entend le dire en conclusion du documentaire La langue à terre de Jean-Pierre Roy)
Le sentiment national québécois a vécu ses grandes périodes, ses grandes fièvres, à l’époque des médias de masse. Cette masse québécoise actuellement éclate en diverses niches. Les journaux puis les bulletins d’information télévisés, jadis moment de grand rendez-vous nationaux, sont déclassés.
Quand les jeunes et la masse de citoyens s’informent sur leur fil Facebook, ils le font auprès d’« amis » qui ont souvent les mêmes opinions et intérêts qu’eux. Ils sont aussi d’emblée dans un univers international. Non seulement leur dit-on constamment à l’école que le nec plus ultra est l’éducation « internationale » et non nationale, mais leur vie quotidienne numérique leur renvoie aussi constamment l’idée que l’espace national est trop petit, limité, local. Ils ont littéralement la « tête ailleurs ».
Bref, à cause de ces importantes transformations médiologiques, pour un nombre croissant de Québécois, la question nationale en est une qui ne se pose même plus.
* * *
Quand on parle du présent, le cliché veut qu’on dise que telle nation est à un carrefour. J’ai pour ma part l’impression que le Québec n’a pas su, depuis un quart de siècle, décider. Et il semble bloqué (par des cônes orange ?) à ce carrefour depuis plus de 20 ans. Il s’y est assis et, tranquillement, semble s’endormir à ce même carrefour. C’est là une attitude délétère ; une certaine idée du Québec s’abîme, s’érode et risque de disparaître.
Lorsque j’arrive à ce type de constat déprimant, j’ai souvent le réflexe de me dire que j’exagère, que je noircis le tableau. Peut-être ai-je abusé ici des délices du pessimisme, une pente fréquente chez les intellectuels, ces sadiques qui raffolent d’annoncer la fin de ci ou de ça.
À ces moments, je regarde mes trois enfants et leurs amis, « beaux et jeunes », fiers Québécois quand même, qui se sont développés, ont grandi dans ces 25 dernières années dans cette société privilégiée.
Ils n’ont aucunement l’air, croyez-moi, de rejetons sans avenir et sans patrie. Je conclus alors que malgré les « marais », malgré les impasses, malgré certains phénomènes et tendances actuels, tout n’est certainement pas perdu.