Le spécisme est une notion clé en éthique animale. Proposée par Richard Ryder au début des années 1970, elle a été popularisée par le philosophe Peter Singer grâce à la publication de son ouvrage La libération animale. Singer y définit le spécisme comme « un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces » (1993 [1975], p. 36). Depuis, le terme apparaît dans un nombre croissant de publications où il est utilisé pour qualifier certaines relations interspécifiques ou pour préciser la nature de fautes morales ou d’injustices commises à l’endroit d’individus en fonction de leur espèce. Le spécisme a reçu un degré d’attention rarement accordé aux concepts philosophiques. En plus de faire l’objet d’échanges animés entre les chercheur·e·s en philosophie morale et dans le domaine des études animales critiques, il s’est invité dans plusieurs disciplines, telles que la criminologie (Beirne, 1999 ; Cazaux, 1999), la psychologie (Dhont et al., 2016; Caviola et al., 2019), la sociologie (Cudworth, 2011; Peggs, 2012), la géographie humaine (Gillespie et Collard, 2015; Springer et al., 2022) et la littérature (Cornwell, 2008 ; Smith, 2017). Décrié par les activistes du mouvement de défense des animaux et discuté par les journalistes s’intéressant de plus en plus à la manière dont nous traitons les autres animaux, le phénomène est désormais un véritable enjeu de société. Les antispécistes font remarquer que l’espèce, comme les autres caractéristiques biologiques d’un individu (la couleur de sa peau ou la classification de ses organes reproducteurs comme mâles ou femelles), n’a pas en soi la pertinence nécessaire pour justifier qu’on accorde à ses intérêts plus ou moins de considération morale qu’aux intérêts semblables d’autres individus (Singer, 1993 [1975]; Rachels, 1990). Selon eleux, le critère de l’espèce ne peut fonder la croyance en la supériorité morale des êtres humains par rapport aux animaux non humains ni les pratiques reposant sur une telle idéologie. La plupart des philosophes reconnaissent qu’il serait illégitime de hiérarchiser moralement les individus sur la seule base de leur espèce. C’est pourquoi celeux qui cherchent à justifier l’anthropocentrisme et l’exploitation d’animaux à des fins humaines se tournent généralement vers d’autres différences, réelles ou imaginaires, entre l’humanité et le reste du monde animal. Historiquement, il a été affirmé que les êtres humains sont exceptionnels en ce qu’eux seuls ont été créés à l’image de Dieu (Augustin, 1969 [397-401]). On a aussi soutenu que la possession d’une âme rationnelle est ce qui distingue essentiellement les membres de l’humanité du reste de la création et fait en sorte qu’ils occupent un rang moral privilégié (Descartes, 2016 [1637]). Aujourd’hui, ce sont principalement des attributs cognitifs associés à la notion philosophique de personne, tels qu’un type particulier d’intelligence ou de rationalité, l’aptitude à mobiliser les concepts nécessaires à la délibération morale, ou encore l’autonomie rationnelle (Kant, 1994 [1785]; Cohen, 1986; Kagan, 2019), qui sont invoqués pour contester la thèse de l’égalité animale. Les êtres humains posséderaient ces capacités cognitives de manière exclusive (ou à un degré plus élevé que les animaux d’autres espèces), d’où leur statut moral supposément supérieur et la priorité accordée à leur vie et à leurs intérêts. À cela, les antispécistes ont opposé l’argument dit « des cas marginaux » (Singer, 1974; Dombrowski, 1997; McMahan, 2005) : si le statut moral des individus dépendait de ce type d’aptitudes, certains êtres humains – comme les très jeunes enfants ou les personnes ayant perdu ou n’ayant jamais développé ces capacités – auraient un statut inférieur aux autres. Pour sauvegarder le principe de l’égalité …
Parties annexes
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