Les ateliers de l'éthique
The Ethics Forum
Volume 11, numéro 2-3, automne 2016
Sommaire (11 articles)
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Liminaire
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Éthique et justice climatique : entre motivations morales et amorales
Pierre André et Michel Bourban
p. 4–27
RésuméFR :
Dans un contexte d’urgence, les philosophes ne peuvent plus se contenter d’élaborer des théories idéales de la justice climatique fondées sur des motivations purement morales. Il est désormais nécessaire d’envisager des approches non idéales. Nous proposons ici de prendre au sérieux le problème de la motivation à l’action et nous mettons en avant certains motifs prudentiels pour lutter contre le changement climatique, en vue non pas de remplacer, mais de renforcer les motivations morales existantes, mais insuffisantes. Nous commençons par présenter trois grandes approches idéales qui ont prévalu jusqu’ici dans la recherche sur la justice climatique et sont fondées respectivement sur l’éthique déontologique, sur l’éthique des vertus et sur l’utilitarisme. Nous mettons en évidence leurs limites pratiques, en ciblant le problème de la motivation à l’action. Nous proposons ensuite quelques pistes pour résoudre ce problème en esquissant une approche non idéale de la justice climatique. Cette approche est centrée sur les motivations amorales ressortant de l’examen attentif des perturbations systémiques globales et des contextes nationaux et locaux spécifiques. Elle est à notre sens incontournable pour motiver les États-nations, les entreprises et les individus. Il s’agit cependant moins de la substituer totalement aux théories idéales de la justice climatique que de compléter celles-ci pour établir une vision plus compréhensive qui distingue le problème de la justification morale de celui de la motivation.
EN :
In a situation of urgency, philosophers can no longer rely exclusively on ideal theories of climate justice grounded on purely moral motives. It has become necessary to build nonideal approaches. We propose to give serious consideration to the problem of motivation to act by putting forward some prudential reasons for tackling climate change—with the aim not of replacing existing but inadequate moral motivations, but of strengthening them. First, we identify three major ideal approaches that have so far prevailed in climate justice research, grounded respectively on deontological ethics, on virtue ethics, and on utilitarianism. We highlight their practical limitations, particularly with regards to the problem of motivation to act. Second, we open the way for an alternative nonideal approach to climate justice based on amoral motivations issuing from a careful examination of global systemic disruptions as well as of specific national and local situations. This approach cannot be ignored if one wishes to motivate nation-states, corporations, and individuals to act. However, our goal is not to replace ideal theory with nonideal theory, but rather to complete the former with the latter for a more comprehensive account of climate justice that distinguishes the problem of moral justification from the problem of motivation.
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La conservation autologue de sang de cordon ombilical : vers une nouvelle forme de participation biocitoyenne ?
Anouck Alary
p. 28–64
RésuméFR :
La transformation du sang placentaire en une précieuse source de cellules souches a donné naissance à partir des années 1990 à une industrie globale de conservation de sang de cordon ombilical faisant désormais concurrence à un large réseau de banques publiques de sang de cordon. Cet article explore les soubassements socioculturels liés à l’émergence de cette industrie et tente d’élucider les enjeux éthiques et politiques qu’elle pose. Si les banques publiques de sang de cordon sont porteuses des valeurs d’altruisme et de solidarité nationale traditionnellement liées au modèle redistributif d’échange de sang et d’organes né après la Seconde Guerre mondiale, les banques privées renvoient, elles, à des formes de solidarité bien différentes. C’est effectivement sous couvert de la solidarité familiale et de la responsabilité morale des mères de protéger leurs enfants qu’elles définissent la conservation privée comme une forme d’ « assurance biologique » contre les risques à la santé de l’enfant. En permettant aux mères d’investir leurs tissus corporels à la fois dans le futur incertain de leurs enfants et dans des thérapies cellulaires expérimentales, ces banques promeuvent un nouveau modèle de participation du/de la patient.e à la coconstitution de futures innovations thérapeutiques. Nous inscrivons ce modèle de participation dans les reconfigurations contemporaines du biopolitique que le sociologue britannique Nikolas Rose (2007) voit s’incarner dans l’émergence d’une nouvelle forme de biocitoyenneté. L’article critique finalement ces services personnalisés en soulignant qu’ils ont le potentiel d’opérer de nouvelles formes de coercition sur les mères, dans un contexte sociopolitique caractérisé par une responsabilisation accrue des individus au regard de la « bonne gestion » de leurs risques à la santé. Ces services sont aussi jugés problématiques sur le plan éthique, au vu de leur incohérence avec un principe de justice distributive défendant l’accès égal pour chaque citoyen.ne à des soins de santé de base.
EN :
Since the 1990s, the transformation of cord blood into a precious source of stem cells has given rise to a global cord blood bank industry, which is now competing with a large network of public cord blood banks. This article explores the sociocultural context surrounding the emergence of this industry and aims at elucidating the ethical and political concerns that this industry raises. Whereas public cord blood banks are purveyors of values such as altruism and national solidarity traditionally linked to the redistributive model of human blood and organ donation that emerged after World War Two, private banks engage very different forms of solidarity. It is indeed under the guise of family solidarity and mothers’ moral responsibility to do their best to protect their children that they come to define private preservation as a form of “biological insurance” against potential risks to their children’s health. By allowing mothers to invest their bodily tissues simultaneously in their children’s uncertain future and in experimental cell therapies, these banks promote a new model of patient participation in the development of future therapeutic innovations. This article analyzes this model as embedded in the contemporary reconfiguration of biopolitics that sociologist Nikolas Rose (2007) envisions as constituting a new form of biocitizenship. The paper finally casts a critical eye on these personalized services, in particular because of the new forms of social coercion on mothers that are brought about in a social and political context characterized by an increasing moral accountability of individuals with regard to the “good management” of their own health risks. These services also appear ethically problematic in relation to political demands of distributive justice—e.g., the ideal of equal access to basic health care for every citizen.
Dossier : Metaethics, Normativity, and Value
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Sous la direction de Hichem Naar et Michele Palmira
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Metaethics, Normativity, and Value: Introduction
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Goodness: Attributive and predicative
Michael-John Turp
p. 70–87
RésuméEN :
There is little consensus concerning the truth or reference conditions for evaluative terms such as “good” and “bad.” In his paper “Good and Evil,” Geach (1956) proposed that we distinguish between attributive and predicative uses of “good.” Foot (2001), Thomson (2008), Kraut (2011), and others have put this distinction to use when discussing basic questions of value theory. In §§1-2, I outline Geach’s proposal and argue that attributive evaluation depends on a prior grasp of the kind of thing that is evaluated, which is another way of saying a prior grasp of a thing’s nature. In §§3-4, I discuss the evaluation of artifacts, which provide the clearest examples of attributive evaluation. This allows me to address a series of problems apparently facing the idea of attributive goodness. In §5, I consider the neo-Aristotelian idea that we can extend attributive accounts of goodness to human lives, and I pay attention to Foot’s account of natural goodness. This leads me to consider the goodness of human life as a whole in §6. At this point. I depart from Geach’s approach and argue that questions of attributive goodness finally give rise to questions of predicative or absolute goodness.
FR :
Il y a peu de consensus sur la vérité ou les conditions de référence pour les termes évaluatifs tels que « bon » et « mauvais ». Dans son article « Good and Evil » (1956), Geach a proposé de distinguer les usages attributif et prédicatif du « bon ». Foot (2001), Thomson (2008), Kraut (2011) et d’autres considèrent qu’il faut utiliser cette distinction lorsqu’il s’agit des questions fondamentales de la théorie de la valeur. Dans les parties 1-2, je décris ici la proposition de Geach et je prétends que l’évaluation attributive dépend d’une compréhension préalable du genre de chose qui est évaluée, ce qui est une autre façon de dire une compréhension préalable de la nature d’une chose. Dans les parties 3-4, je discute de l’évaluation des artefacts, qui fournissent les exemples les plus clairs d’évaluation attributive. Cela me permet d’illustrer une série de problèmes apparemment liés à l’idée de la bonté attributive. Dans la partie 5, je considère l’idée néo-aristotélicienne voulant que nous puissions étendre notre compréhension de la bonté attributive aux vies humaines, et je me penche sur l’idée de bonté naturelle selon Foot. Cela me conduit à considérer la bonté de la vie humaine comme un tout, dans la partie 6. De là, je m’éloigne de l’approche de Geach pour affirmer que les questions de bonté attributive suscitent finalement des questions de bonté prédicative ou absolue.
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On-Conditionalism: On the verge of a new metaethical theory
Toni Rønnow-Rasmussen
p. 88–107
RésuméEN :
This paper explores a novel metaethical theory according to which value judgments express conditional beliefs held by those who make them. Each value judgment expresses the belief that something is the case on condition that something else is the case. The paper aims to reach a better understanding of this view and to highlight some of the challenges that lie ahead. The most pressing of these revolves around the correct understanding of the nature of the relevant cognitive attitudes. It is suggested that the distinction between “dormant attitudes” and “occurrent attitudes” helps us to understand these conditional beliefs.
FR :
Cet article explore une nouvelle théorie méta-éthique selon laquelle les jugements de valeur expriment les croyances conditionnelles des sujets qui les font. Chaque jugement de valeur exprimerait la croyance selon laquelle quelque chose est le cas à la condition que quelque chose d’autre le soit. L’objectif de cet article est de parvenir à une meilleure compréhension de ce point de vue et de souligner certaines de ses difficultés. La plus urgente d’entre elles concerne la compréhension adéquate de la nature des attitudes cognitives pertinentes. Nous suggérons que la distinction entre « attitudes dormantes » et « attitudes occurrentes » permettrait de mieux comprendre les croyances conditionnelles.
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Two Conceptions of Practical Reasons
Christoph Hanisch
p. 108–132
RésuméEN :
I discuss and compare Joseph Raz’s and Christine Korsgaard’s accounts of reasons for action. One fundamental disagreement separating the two approaches is the role that they assign to two central features of practical deliberation: Korsgaard assigns priority to identity-constituting practical principles, whereas for Raz reasons are the fundamental normative units. In the course of this comparison, two claims are defended: (1) Taking-up a realist stance vis-à-vis one’s reasons is a non-optional feature of one’s first-personal deliberative standpoint. This remains true even if this renders the workings of an agent’s reasons analogous to a placebo. (2) The motivational aspect of an agent’s reasons should not be conceived along causalist lines. Exploiting a thought by Hegel, I discuss an alternative conception of reasons’ temporal genesis and force—i.e., one that allows reasons for a particular action to emerge at a later point.
FR :
Cet article résume et compare les théories de Joseph Raz et de Christine Korsgaard sur les raisons qui supportent l’action. Un désaccord fondamental séparant ces deux approches tient au rôle qu’elles attribuent à deux caractéristiques essentielles de la délibération pratique : Korsgaard accorde un primat normatif à l’identité constituant les principes pratiques, alors que Raz accorde ce primat aux raisons comme unités normatives. Au fil de cette comparaison, deux revendications sont défendues : 1) L’adoption d’une position réaliste quant aux raisons de quelqu’un est une caractéristique non facultative de son point de vue délibératif à la première personne. Cela reste vrai même si cela rend le fonctionnement des motifs d’un.e agent.e analogue à celui d’un placebo. 2) L’aspect motivationnel des raisons d’un.e agent.e ne doit pas être conçu selon une perspective causaliste. Exploitant une idée de Hegel, je discute d’une autre conception possible de la genèse temporelle et de la force des raisons d’agir, ce qui permet d’envisager qu’elles peuvent aussi apparaître après coup.
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A Stringent but Critical Actualist Subjectivism about Well-Being
Stéphane Lemaire
p. 133–150
RésuméEN :
Subjectivists about well-being claim that an object is good for someone if and only if this individual holds a certain type of pro-attitude toward this object. In this paper, I focus on the dispute among subjectivists that opposes those who think that the relevant pro-attitudes are actual to those who think that they are counterfactual under some idealized conditions. My main claim is that subjectivism should be stringently actualist, though our actual pro-attitudes may be criticized from an intrinsic perspective. To defend this claim, I first present three desiderata that a subjectivist theory of well-being should fulfil. Two of these desiderata result from the fact that a subjectivist theory of well-being should not be implicitly paternalist, while the other is that it should be able to play a normative role. I then show that several actualist theories that introduce light forms of idealization or other conditions that have a similar aim, fail to satisfy at least one of the antipaternalist desiderata. This gives some legitimacy to a very stringent version of actualism. I then describe three features of the kind of stringent actualism that I want to defend, which will explain the ability of what is good for someone to play its normative role. Finally, I show how these features allow us to deal with the classic objection that the objects of actual “defective attitudes” cannot be good for the holder of these pro-attitudes.
FR :
Les subjectivistes à propos du bien-être soutiennent qu’un objet est bon pour un individu si et seulement si cet individu possède un certain type d’attitude positive à l’égard de cet objet. Dans cet article, je me concentre sur le débat à l’intérieur du camp subjectiviste qui oppose ceux qui pensent que les attitudes positives pertinentes sont actuelles à ceux qui pensent qu’elles sont contrefactuelles sous une condition d’idéalisation. Ma thèse principale est que le subjectivisme devrait être rigoureusement actualiste bien que nos attitudes positives actuelles puissent être critiquées d’un point de vue qui leur est interne. Afin de défendre cette position, je présente d’abord trois desiderata qu’une théorie subjectiviste du bien-être devrait satisfaire. Deux de ces desiderata résultent du fait qu’une théorie subjectiviste du bien-être ne devrait pas être implicitement paternaliste, alors que le troisième résulte de ce qu’elle devrait pouvoir jouer un rôle normatif. Je montre ensuite que plusieurs théories actualistes qui introduisent des formes modestes d’idéalisation ou d’autres conditions ayant la même visée échouent à satisfaire au moins un des desiderata anti-paternalistes. Une version très rigoureuse de l’actualisme subjectiviste s’en trouve ainsi légitimée. Je décris ensuite les trois aspects de l’actualisme rigoureux que je souhaite défendre et qui permettront d’expliquer dans quelle mesure ce qui est bon pour un individu peut jouer un rôle normatif. Enfin, je montre comment ces aspects nous permettent de répondre à l’objection classique selon laquelle les objets d’« attitudes défectives » actuelles ne peuvent être bons pour ceux qui ont ces attitudes.
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Les attitudes appropriées verbatim
Fabrice Teroni et Julien Deonna
p. 151–170
RésuméFR :
Selon l’analyse FA des concepts évaluatifs, notre conception d’un objet comme ayant une valeur donnée est la conception d’une certaine attitude évaluative appropriée à son endroit. Cet article examine deux défis que doit relever cette analyse. Le défi psychologique exige de l’analyse qu’elle fasse appel à des attitudes qui soient à même d’éclairer nos concepts évaluatifs, tout en ne présupposant pas la maîtrise de ces mêmes concepts. Le défi normatif réclame quant à lui que la compréhension du caractère approprié des attitudes pertinentes s’articule autour d’une forme de normativité intimement liée à la nature de ces attitudes, sans pour autant dépendre de la maîtrise des concepts évaluatifs analysés. Afin d’établir si l’analyse FA peut relever ces défis, nous commençons par clarifier la nature des attitudes auxquelles il convient de faire appel. Dans la première section, nous considérons des attitudes génériques comme les désirs et présentons des raisons de privilégier des attitudes plus spécifiques, à savoir les émotions. La suite de la discussion évalue la plausibilité d’une analyse FA souscrivant à l’une ou l’autre des approches contemporaines en théorie des émotions. La deuxième section souligne qu’il est difficile d’associer l’analyse FA aux théories en termes de contenu évaluatif et la troisième présente les atouts d’une théorie en termes d’attitudes évaluatives. Dans la dernière section, nous revenons au défi normatif et esquissons une manière de le relever.
EN :
According to the FA analysis of evaluative concepts, our conception of an object as having a given value is the conception of a given evaluative attitude towards it as being appropriate. In this paper, we explore two challenges that this analysis has to take up. The psychological challenge requires that (i) the analysis appeal to attitudes that are apt to shed light on our evaluative concepts while (ii) not presupposing the mastery of these same concepts. The normative challenge requires that (i) we understand the appropriateness of the relevant attitudes in terms of a kind of normativity intimately related to these attitudes, again (ii) without this presupposing the mastery of the relevant evaluative concepts. To determine whether the FA analysis can meet these challenges, we start by clarifying the sort of attitudes the analysis should appeal to. In section 1, we consider generic attitudes like desires and give some reasons to favor more specific attitudes, namely emotions. The ensuing discussion assesses the prospects of an FA analysis in light of contemporary accounts of emotions. In section 2, we argue that the FA analysis should not be combined with accounts according to which emotions have evaluative contents and then offer, in section 3, some reasons for combining the FA with an account in terms of evaluative attitudes. In section 4, we show how this allows for solving the normative challenge.
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Le réalisme moral