Bien qu’elles ne représentent qu’une portion minime de la superficie terrestre, les villes abritent désormais plus de la moitié de l’humanité. Et le poids démographique des grands centres urbains, par rapport à celui des milieux ruraux, ne cesse d’augmenter. Les acteurs publics, privés, sociaux, individuels ou collectifs qui les gouvernent ont par ailleurs un impact profond sur la vie quotidienne des individus. L’organisation d’un grand nombre de services de base, comme les transports et les déchets, relève de la compétence des gouvernements urbains depuis la moitié du XVIIIe siècle en Europe occidentale et le XIXe siècle dans les villes des Amériques (Tarr et Dupuy, 1988). La prise en charge de certains services comme l’eau ou l’électricité par les gouvernements centraux ne fait que confirmer le caractère géostratégique des espaces urbains et métropolitains, centres d’impulsion du développement des territoires et espaces vulnérables aux dysfonctionnements (Graham, 2009). Enfin la mise en place et la gestion d’espaces physiques publics, tels que les parcs, les trottoirs, les espaces verts, les marchés ou les places publiques, ainsi que la règlementation relative au zonage sont généralement des compétences municipales. En bref, les villes aménagent et règlementent les espaces que nous occupons, que nous utilisons et que nous traversons au quotidien. Pourtant, les philosophes politiques contemporains ont donné peu d’importance aux enjeux éthiques et politiques spécifiques au contexte urbain. Leurs travaux se sont surtout consacrés à élaborer des principes de justice visant à évaluer les inégalités socio-économiques au sein de la société dans son ensemble. Ainsi en va-t-il des travaux de John Rawls sur la justice distributive (1971). Même si leur portée dans le champ des études urbaines et régionales est largement reconnue (Bret, 2002; Gervais-Lambony et al., 2014; Harvey, 2001; Reynaud, 1981; Soja, 2010), la ville ne constitue que l’une des nombreuses échelles infra-étatiques auxquelles peuvent s’appliquer les principes de compensation et de correction interterritoriales. Les travaux en philosophie politique ont aussi énoncé des modèles de délibération démocratique plutôt abstraits par rapport aux espaces physiques concrets au sein desquels se déroulent les interactions et les échanges entre citoyens, décideurs et praticiens du territoire. Cet enracinement de la philosophie politique dans une démarche qui englobe la société dans son ensemble a pour présupposé principal que l’échelle d’analyse et d’action pertinente d’un point de vue éthique et politique est celle de l’État-nation. Or, un tel présupposé a été mis en question, autant par les analystes en sciences sociales que par les philosophes. Pour les premiers, l’affirmation croissante du poids des villes dans les décisions sur les territoires a ouvert la discussion sur les conditions matérielles et qualitatives de ce que certains ont décrit comme une « opportunité historique pour les villes » (Bagnasco et Le Galès, 1997). L’augmentation du nombre des acteurs, la diversification des transactions, mais aussi le « rééchelonnement » de l’action de l’État (Brenner, 2004) ont conduit à une redistribution des cartes du pouvoir au profit des agglomérations urbaines et tout particulièrement des plus grandes d’entre elles. Le développement de nouvelles formes spatiales, la concentration des fonctions politiques, culturelles, économiques ainsi que l’apparition de relations inédites entre ces pôles d’organisation des territoires ont contribué à briser et à remodeler les hiérarchies centre- périphéries. Ces transformations ont donné lieu au constat de la « diffusion » des espaces urbains (Secchi, 2004) et de leur polynucléarisation, et à celui de leur organisation en « lieux et en liens » (Veltz, 2002), selon le principe de la connectivité (ou de l’abolition de l’importance de la distance par les télécommunications et les moyens de transport rapides). La métropole deviendrait même un nouveau point de repère dans …
Parties annexes
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