Dossier : Éthiques et philosophies politiques du care, du soin et de la sollicitude. Perspectives ricoeuriennes et féministes

Éthiques et philosophies politiques du care, du soin et de la sollicitude. Perspectives ricoeuriennes et féministesIntroduction[Notice]

  • Marjolaine Deschênes

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  • Marjolaine Deschênes
    Chercheuse associée, École des hautes études en sciences sociales/Centre d’étude des mouvements sociaux, Paris

En 2013, où je commençais à constater certaines similitudes entre l’éthique ricoeurienne et celles, féministes, du care, très rares étaient les travaux analysant celles-ci, ou conjuguant ces théories éthico-politiques de traditions philosophiques à première vue si différentes. Chercheuses et chercheurs de l’éthique appliquée aux métiers de soin avaient déjà trouvé chez Paul Ricoeur de quoi raffiner leurs théories. Christen Erlingsson s’inspirait de la « symbolique du mal » de Ricoeur en vue d’améliorer la compréhension du récit de la femme âgée abusée. Marie-Josée Potvin estimait que la « petite éthique » ricoeurienne offre un cadre théorique efficace pour les clinicien.ne.s-bioéthicien.ne.s, grâce au savoir, au savoir-faire et au savoir-être qu’elle thématise. D’autres en appelaient à Ricoeur dans leurs travaux sur la « conversation caring » entre soignant.e et soigné.e, sur la compréhension du récit des patient.e.s en santé mentale ou celle des responsabilités qui incombent aux infirmières et infirmiers. Des auteur.e.s invoquaient le dernier Ricoeur afin de repenser le concept de responsabilité en bioéthique, ou encore son éthique médicale dans le cadre d’une réflexion sur le pacte de soin entre médecin et patient.e. Claire Marin et Nathalie Zaccai-Reyners éditaient le texte de Ricoeur, « La souffrance n’est pas douleur », suivi de contributions relevant de l’éthique du soin. Se référant à la poétique éthique de Ricoeur, Myriam Revault d’Allonnes avait réfléchi aux « vies invisibles », « sans narrateurs », tandis qu’Olivier Abel rapprochait les éthiques du care de la sagesse pratique selon Ricoeur, orientée vers autrui sous la fine dialectique du proche et du lointain. Guillaume Le Blanc se penchait sur la précarité et la fragilité ordinaires en mobilisant les travaux de Ricoeur sur l’incapacité du soi. Fabienne Brugère avait évoqué le fait que Carol Gilligan et Ricoeur partagent l’idée selon laquelle « [l]’éthique plus que la morale suppose une culture démocratique, enracinée dans le débat public et la possibilité du dialogue », replaçant tous deux l’accent sur la voix (et l’écoute, devrait-on ajouter). Ces travaux diversifiés, riches et inspirants ne me semblaient pas s’inscrire au coeur des enjeux propres aux éthiques féministes du care ou, dans le cas de Brugère, fouiller l’intuition citée plus haut. J’entendais ainsi explorer ce terrain de recherche, qui me paraissait plutôt vierge, dans le deuxième axe de mon projet de recherche postdoctoral dont l’hypothèse de départ était double. Il s’agissait premièrement de démontrer que Ricoeur partage avec Gilligan un souci de la différence identitaire où la compréhension et l’émancipation de soi, menacées par les idéologies, restent possibles, entre autres grâce à la réinterprétation de mythes fondateurs et de leur violence tragique. Gilligan et Ricoeur revisitent notamment les philosophèmes amour/justice et décèlent leurs enchevêtrements profonds dans les grands mythes (Bible, Oedipe, Antigone, Psyché, Ulysse, Oreste…), plaçant ainsi la fragilité humaine au coeur des débats entourant la démocratie contemporaine. Après avoir confronté les théories ricoeurienne et butlérienne du discours dans le premier axe de mon projet, j’entendais contribuer à ce que les études féministes recentrent leur discours ainsi que les mouvements d’émancipation des femmes sur les capacités innovantes du soi, tout en affinant leurs stratégies de reconnaissance du soi politique et en tirant parti de l’herméneutique des grands textes chez Gilligan et Ricoeur. Le second axe de mon hypothèse s’appuyait sur la dialectique dynamique entre amour et justice, chez Ricoeur et Gilligan, afin de tracer les prémices d’une poétique de la fragilité fondée sur une phénoménologie de la voix. Cette partie de mon travail est encore inédite. En 2014, Damien Tissot signait un article aussi important qu’original où, peut-être le premier, il expliquait comment la critique ricoeurienne de la théorie rawlsienne de la justice serait …

Parties annexes