Les ateliers de l'éthique
The Ethics Forum
Volume 10, numéro 1, hiver 2015
Sommaire (10 articles)
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Liminaire
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L’obsolescence des produits électroniques : des responsabilités partagées
Claudia Déméné et Anne Marchand
p. 4–32
RésuméFR :
La diminution de la durée de vie des produits électroniques est à l’origine de nombreux débats. Le fabricant a traditionnellement été désigné comme le principal responsable de ce phénomène, alors que l’usager est généralement considéré comme une victime. Bien que le fait soit peu reconnu, les autorités politiques exercent également une influence sur la pérennité des biens par le biais des stratégies qu’elles adoptent et des règlements qu’elles instaurent. À partir d’une analyse critique de la littérature sur ce thème, le présent article a pour objectif de jeter un nouveau regard sur l’obsolescence en discutant des responsabilités souvent ambiguës de ces trois acteurs qui, à différents niveaux, influencent la durée de vie des appareils électroniques. Cet article révèle que le cadre législatif européen, visant principalement les fabricants, offre des résultats mitigés pour lutter contre l’obsolescence des équipements électroniques. Sur la base de ce constat, les autorités politiques devraient également reconnaître l’influence de l’usager dans la diminution de la durée de vie des produits électroniques en vue d’instaurer des outils de politique environnementale permettant une gestion plus durable et efficace de ce type de biens. À cette fin, l’affichage environnemental de la durée de vie est explorée dans le but de mieux informer l’usager, à l’achat, de la durée de vie des appareils électroniques, et potentiellement minimiser l’obsolescence.
EN :
The decrease in the lifespan of electronic products is the source of many debates. The manufacturer has traditionally been designated as the main cause of the decrease in the lifespan of electronic devices, while the consumer is usually considered as a victim. Although it is little known, political authorities have also an influence on the goods durability regarding the strategies they choose and the regulations they establish. Based on a critical analysis of literature, the present article aims at bringing a new perspective on obsolescence by discussing the ambiguous responsibilities of these three actors who, at different levels, influence the lifespan of electronic appliances. This article reveals that the current legal framework first aims at the manufacturers, but offers mitigated results to take concrete measures against obsolescence. In the view of this finding, political authorities should also recognize the influence of user in the decrease in product lifetimes in order to introduce environmental policy instruments to tend towards sustainable management of electronic equipment. To this end, the environmental labelling in product lifetimes is explored to better inform the user, at the time of purchase, on the electronic device lifespan and potentially minimize obsolescence.
Dossier : Vertus civiques et institutions démocratiques
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Sous la direction de Jérémie Duhamel et Robert Sparling
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Vertus civiques et institutions démocratiques : introduction
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Il était une fois la vertu : généalogie de la représentation sacrificielle de la moralité civique
Jérémie Duhamel
p. 37–57
RésuméFR :
Cet article explore l’une des modalités conceptuelles par lesquelles le rejet de la catégorie multiséculaire de vertu s’est imposé dans le champ de la pensée politique dès lors qu’il s’est agi de désigner les attributs du citoyen. Je défends l’hypothèse selon laquelle la critique du langage de la vertu est indissociable de l’élaboration préalable d’une conception intransigeante de la morale où l’abnégation tend à prévaloir. De façon concomitante à son refoulement, la vertu du citoyen en vient ainsi à se réduire à une forme sacrificielle dans laquelle l’intérêt particulier et le bien commun sont mutuellement exclusifs. L’objectif de cet article est double : il s’agit, d’une part, de restituer la généalogie de cette opération en soulignant la contribution décisive de Montesquieu et, d’autre part, d’interroger les principales implications méthodologiques de cette configuration conceptuelle pour l’histoire des idées politiques.
EN :
This paper examines how a certain conceptual framework led to the widespread rejection of the centuries-old category of virtue in the field of political thought, insofar as the attributes of the citizen are concerned. I hold that the critique of the language of virtue has been inextricably linked to the rise of a rigorist conception of morals where self-denial tends to prevail. Rejection of this language is concomitant with reducing civic virtue to its aspect of sacrifice, to a form in which private interest and the common good are mutually exclusive. The aim of this article is double: on the one hand, I intend to trace the genealogy of this process, focusing on the decisive contribution of Montesquieu; on the other hand, I strive to examine the main methodological implications of this configuration of concepts for the history of political ideas.
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« Faire parler les Dieux ». De la démocratie impossible au problème de la religion civile chez Rousseau
Christophe Litwin
p. 58–82
RésuméFR :
Au sens strict, la démocratie est pour Jean-Jacques Rousseau la forme de gouvernement où les corps du gouvernement et du peuple souverain sont identiques. Rousseau jugeant cette forme de gouvernement impossible, les commentateurs opposent à cette acception du terme une acception plus large : « démocratie » désignerait non plus la forme du gouvernement, mais celle de la souveraineté populaire elle-même. Cet article réfute cette interprétation encore trop formelle. Partant du constat que la démocratie est impossible comme forme de gouvernement, sauf pour « un peuple de dieux », je montre d’une part que son idée doit moins se comprendre comme forme que principe de gouvernement, et d’autre part que l’emploi du législateur s’identifie rigoureusement à la mise en application initiale de ce principe. Je dégage ensuite la relation entre ce sens principiel du concept de démocratie et la vertu politique dont Rousseau reprend de façon critique le concept à Montesquieu. Dans la dernière partie, je discute du problème que pose cette conception de la démocratie et de la vertu – qui suppose qu’on mette la loi au-dessus de l’homme – dans le contexte historique et moral de l’Europe moderne où la vertu ne peut plus s’appuyer sur un ressort religieux national.
EN :
According to Rousseau, “democracy” in the strict sense is a specific form of government in which the bodies of government and of the sovereign people are identical. Since Rousseau considers democracy in this formal sense to require a “people of gods” to be possible, commentators often identify “democracy” in Rousseau with the broader notion of popular sovereignty. I argue that they thus substitute one formal conception of democracy for another and that democracy in Rousseau names not so much an impos-sible form of government or form of sovereignty as it does the active principle of every l egitimate state. I identify the initial enactment of this democratic principle with the action of the legislator and his ability to “make the gods speak” to the people and I show the relationship between democracy as such a principle and Montesquieu’s concept of political virtue. Then, I examine how this principle operates in Rousseau’s Project of Constitution for Corsica. Finally, I discuss the problems raised by this conception of democracy and virtue—which requires that the laws be placed above men—in the historical and moral context of modern Europe in which virtue cannot stem from a national religion.
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La psyché du bon citoyen : sur la psychologie de la vertu civique
Shelley Burtt
p. 83–99
RésuméFR :
Quelles sont les sources psychologiques de la vertu civique dans la tradition républicaine? Cet article en identifie trois : l’éducation des passions, la manipulation des intérêts et la contrainte du devoir. L’auteure explore chacune de ces sources et conclut qu’une meilleure appréciation de ce qui les distingue est porteuse de nouvelles possibilités pour raviver la vertu républicaine dans le monde moderne.
EN :
What are the psychological sources of civic virtue in the republican tradition? This article identifies three: the education of the passions, the manipulation of interests, and the compulsion to duty. The author explores each and concludes that an appreciation of their distinctions suggests possibilities for reviving republican virtue in the modern world.
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Vertu civique, intérêts personnels et bien commun. Repenser la politique de la vertu
Christopher Hamel
p. 100–128
RésuméFR :
Dans cet article, je tente de montrer que la vertu civique repose sur le souci du bien commun, sans être exclusive des intérêts personnels. À cette fin, j’examine les travaux que Shelley Burtt a consacrés à l’élaboration d’une conception privée de la vertu civique. Burtt juge cette conception privée compatible avec les prémisses réalistes de la citoyenneté contemporaine, car contrairement à la conception publique de la vertu civique héritée des Anciens (qui exige le sacrifice des intérêts personnels au nom d’un bien commun transcendant), la conception privée fonde la vertu civique dans la poursuite des intérêts personnels. Je montre que les reproches que Burtt adresse à la conception publique sont équivoques et que leur clarification ne permet pas de défendre la conception privée de la vertu. Je soutiens ensuite qu’en voulant faire l’économie du souci du bien commun, la conception privée échoue à assurer ce pour quoi elle est conçue : la stabilité des institutions libres. Je montre enfin que dans son explicitation de la conception d’esprit privé, Burtt présuppose en fait l’esprit public qu’elle cherche à écarter. Je conclus que la vertu civique est nécessairement enracinée dans l’esprit public, et propose des éléments définitionnels de la vertu civique dans ses rapports au bien commun et à la satisfaction des intérêts personnels.
EN :
I argue that while civic virtue relies on the concern for the common good, it is not exclusive from self-interests. To do so, I scrutinize Shelley Burtt’s works that elaborate a private conception of civic virtue. She takes it to be compatible with the premises of contemporary citizenship, because unlike the public conception of civic virtue (which requires the sacrifice of one’s own self-interests in the name of a transcendant common good), the private conception grounds civic virtue in the pursuit of self-interest. I show that Burtt’s criticisms to the public conception are equivocal and that their clarification does not stand up for the private conception of civic virtue. I then claim that by trying to do without the concern of the common good, the private conception fails to provide what it is conceived for: the stability of free institutions. Finally, I show that in her own exposition of the case for the private conception, Burtt presupposes indeed the public spirit that she wanted to dismiss. I conclude that civic virtue is necessarily grounded in public spirit and I propose some definitional elements of civic virtue in its connexion with the common good and the satisfaction of self-interests.
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La responsabilité comme mode de gouvernement néolibéral : l’exemple des programmes d’aide aux familles aux États-Unis de 1980 à nos jours
Philippe Fournier
p. 129–154
RésuméFR :
Le point de départ de ma proposition est que la responsabilité est un terme plus approprié que la vertu pour désigner les exhortations au devoir civique dans l’ère contemporaine. De même, à défaut de voir l’implication citoyenne comme l’expression de la rationalité individuelle ou de la conscience morale dans la sphère publique, je propose de comprendre la responsabilité comme une matrice discursive et gouvernementale qui perpétue des modèles comportementaux bien spécifiques. J’entends ainsi démontrer que la responsabilité est devenue une modalité indispensable du « gouvernement de la conduite » au sein d’une rationalité néolibérale. En plus de constituer une série de dispositions morales qui remédierait aux failles et aux lacunes de l’individualisme (néo)libéral, la responsabilité se matérialise dans les incitations à une citoyenneté active et participe de ce fait à la rationalisation du retranchement de l’État de la sphère sociale. Comme l’illustrent des courants aussi divers que le néoconservatisme, le communautarisme et l’économie sociale, la responsabilité se présente moins comme une solution de rechange aux créneaux du néolibéralisme qu’une série de techniques et de standards comportementaux visant à compléter et renforcer l’application élargie d’une logique micro-économique. Je montrerai que le recours à la notion de responsabilité est particulièrement visible dans les politiques d’aide sociale et au sein des nouveaux partenariats entre l’État, le milieu communautaire et les communautés locales. En effet, l’aide étatique est de plus en plus conditionnelle à la démonstration de certaines dispositions morales et psychologiques comme la volonté, la ténacité et la probité. L’article se divise en quatre parties. La première s’attarde à définir brièvement la « gouvernementalité », concept initialement développé par Michel Foucault. La deuxième se penche sur des travaux plus contemporains, notamment ceux du sociologue britannique Nikolas Rose qui se préoccupe de la responsabilité en tant que modalité gouvernementale au sein du néolibéralisme. La troisième partie met en relief les particularités du néolibéralisme américain. En vue de cerner les pratiques et discours associés à la responsabilité de façon plus précise, la dernière partie examine l’un des principaux programmes d’aide sociale aux États-Unis, l’Aid to Families with Dependent Children (AFDC), devenu le Temporary Assistance for Needy Families (TANF) en 1996, des années 1980 jusqu’à aujourd’hui.
EN :
Our point of departure is that responsibility is a more appropriate term than virtue to designate the contemporary exhortations to civic duty. Instead of seeing civic engagement as a means to express individual rationality or moral conscience in the public sphere, this paper suggests that we should understand responsability as a discursive and governmental matrix that perpetuates specific behavioral standards. More specifically, the article aims to show that responsability has become an indispensable instrument of rule within a neoliberal rationality of government. As well as pointing to a range of moral dispositions that can offset neoliberalism’s shortcomings, the notion of responsibility is mobilised in the repeated public calls to active citizenship and plays a strategic role in the discursive justification of the state’s withdrawal from the social sphere. As illustrated by strands of thought as diverse as neoconservatism, communitarianism and social economy, responsibility is less an alternative to neoliberal tenets than a series of techniques and behavioral standards that complement and reinforce the extension of a microeconomic logic to all spheres of human activity. The appeals to responsibility are particularly visible in contemporary social policies and in the strategic partnerships between the state, community organisations and local communities. Indeed, state assistance has become increasingly conditional on the demonstration of aptitudes and moral qualities like earnestness, tenacity and willpower. The article proceeds in four parts. The first part briefly defines governmentality, a concept initially developed by Michel Foucault. The second part explores Nikolas Rose’s work on advanced liberalism and takes a look at contemporary articulations of responsibility. The third part examines the specificities of American neoliberalism. In order to identify the practices and discourses linked to the notion of responsibility, the final part of the article looks at one of the main social programs in the United States, namely the Aid to Families with Dependent Children (AFDC), renamed the Temporary Assistance for Needy Families (TANF) in 1996, from the early 1980s to our day.