Les ateliers de l'éthique
The Ethics Forum
Volume 8, numéro 1, été 2013
Sommaire (6 articles)
Articles
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La théorie du développement moral défendue par Elliot Turiel et Larry P. Nucci peut-elle apporter un fondement empirique à l’éthique minimale ?
Nathalie Maillard
p. 4–27
RésuméFR :
Les recherches menées dans le champ de la psychologie morale par Larry P. Nucci et Elliot Turiel conduisent à identifier le domaine moral avec le domaine des jugements prescriptifs concernant la manière dont nous devons nous comporter à l’égard des autres personnes. Ces travaux empiriques pourraient apporter du crédit aux propositions normatives du philosophe Ruwen Ogien qui défend une conception minimaliste de l’éthique. L’éthique minimale exclut en particulier le rapport à soi du domaine moral. À mon avis cependant, ces travaux de psychologie morale ne permettent pas du tout d’affirmer que nous sommes, empiriquement parlant, des minimalistes moraux. Les résultats des recherches de Nucci et Turiel montrent que les personnes considèrent intuitivement que le domaine personnel – le domaine des actions qui affectent prioritairement l’agent lui-même – doit échapper au contrôle ou à l’interférence des autres personnes. Mais affirmer que c’est l’agent lui-même qui possède l’autorité légitime de décider dans le domaine personnel ne signifie pas que tout ce qu’il y fait soit moralement indifférent.
EN :
In the field of moral psychology, researches led by Larry P. Nucci and Elliot Turiel tend to show that the moral domain contains only prescriptive judgments pertaining to how people ought to relate to each other. These empirical researches appear to give credit to the normative thesis of the french philosopher Ruwen Ogien, who supports the idea of a “minimalist ethics”. His theory is called “minimalist” because it excludes in particular self-regarding actions from the domain of morality. According to me however, Turiel and Nucci’s researches cannot back up the propositions of minimalist ethics. Their works only show that people intuitively consider that actions belonging to the personal domain— the domain of self-regarding actions—are under their (and not somebody else’s) legitimate control. But to affirm that people have the legitimate authority to decide in the personal domain doesn’t imply that what they do in this domain is beyond moral consideration.
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Le trilemme anarchiste
Bertrand Cassegrain
p. 28–46
RésuméFR :
Dans son article « L’anarchie en philosophie politique », Francis Dupuis-Déri (2007) tente de réhabiliter l’anarchisme face au silence dont il est victime en philosophie politique. Dans cet article, j’entends accepter l’invitation de Dupuis-Déri à prendre au sérieux l’anarchisme et, plus particulièrement, le modèle général d’organisation politique qu’il propose en tentant de répondre à cette question : l’anarchisme est-il un régime politique moralement défendable ? Je réponds par la négative en montrant que l’anarchisme fait face à un trilemme qu’il ne peut, par définition, résoudre. Ainsi, (1) soit l’anarchisme n’est pas moralement souhaitable, (2) soit il se confronte aux mêmes problèmes que rencontrent (selon les anarchistes) la démocratie ainsi que les autres régimes politiques concernant l’autorité et la coercition, (3) soit son application, dans sa version « pragmatique », se réduit à des communautés, ce qui permet en quelque sorte d’évacuer les problèmes soulevés dans les deux autres branches du trilemme, mais ne les résout pas pour autant.
EN :
In his article “L’anarchie en philosophie politique”, Francis Dupuis-Déri (2007) aims to rehabilitate anarchism within political philosophy. As Dupuis-Déri enjoins us, I aim to take anarchism seriously, and particularly the general model of political organization it proposes, by answering this question: is anarchism a political regime morally defensible? I will answer “no”, considering that anarchism is facing a trilemma that, by definition, it cannot resolve. Thus, (1) either anarchism is morally undesirable, (2) or it faces the same problems that (according to anarchists) democracy and the other political regimes face concerning authority and coercion, (3) or its application, in its “pragmatic” version, is reduced to a kind of communities that evacuate the problems raised in the two other horns of the trilemma but does not resolve them.
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Le libéralisme de la prudence : contribution à un minimalisme politique
Nicolas Tavaglione
p. 47–69
RésuméFR :
Il s’agit ici de présenter une version raffinée du libéralisme de la peur de Judith Shklar : le libéralisme de la prudence. Après en avoir brièvement présenté les grandes lignes et les principales faiblesses, j’esquisse les contours du libéralisme de la prudence et montre comment il réalise, mieux que libéralisme de la peur, le programme minimaliste poursuivi par Shklar. Je montre ensuite comment le libéralisme de la prudence nous permet de sortir du dilemme libéral posé par la tradition postrawlsienne : justifier le libéralisme sur des bases morales, au risque de le priver de neutralité, ou le justifier sur des bases réalistes hobbesiennes, au risque d’en faire l’otage des rapports de force changeants. Enfin, j’examine comme le principal défaut apparent du libéralisme de la prudence – à savoir son ascétisme programmatique – est en fait son principal mérite.
EN :
The purpose of this article is to present a refined version of Judith Shklar’s liberalism of fear—namely: the liberalism of prudence. After having sketched the strengths and weaknesses of Shklar’s proposal, I give a rough outline of the liberalism of prudence and show how it satisfies Shklar’s minimalist program better than Shklar’s own version of liberalism. Then I show how the liberalism of prudence sets us free from the dilemma brought to us by the postrawlsian liberal tradition: either we justify liberalism on a moral basis, thus abandoning neutrality; or we justify it on a Hobbesian realistic basis, thus turning it into a hostage to changing power games. At last, I examine how the liberalism of prudence’s apparent main drawback—its programmatic asceticism—is in fact its main virtue.
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Le comité d’éthique, la vie privée et l’intimité. Interpréter les droits des usagers
Michèle Clément et Éric Gagnon
p. 70–90
RésuméFR :
Le respect de la vie privée et de l’intimité est un droit reconnu aux usagers des services de santé et des services sociaux par différents codes d’éthique, par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et par la Loi sur les services de santé et les services sociaux. Pour autant, la signification que prend ce droit demeure incertaine. Il n’y a pas une signification, mais bien des significations. S’appuyant sur un important travail d’observation dans deux comités d’éthique clinique situés dans des établissements de santé et de services sociaux, les auteurs présentent et analysent ici un certain nombre de situations litigieuses dans lesquelles une interprétation du droit à la vie privée et à l’intimité a été faite. Au terme de l’exercice, il ressort entre autres que, selon les situations analysées, les discussions qui se font dans les CÉC conduisent à des modalités différentes (« déplacement et hiérarchisation », « opposition et évitement », « ouverture et compromis », « élargissement et remise en question ») qui ont pour effet de changer le regard porté sur l’usager et plus spécifiquement de faire comprendre son point de vue. En outre, si le droit à la vie privée et à l’intimité contribue à modifier l’interprétation que l’on se fait d’une situation ou des usagers, il est lui-même objet d’interprétation. C’est la diversité de sens qu’il peut prendre qui lui préserve son pouvoir d’interroger.
EN :
Respect for privacy and intimacy is currently a right recognized for users of health and social services by codes of ethics, charters and laws. However, the meaning of this right remains uncertain. There’s not only one meaning, but several meanings. Based on detailed observations in two clinical ethics committees located in health facilities and social services centers (centres de santé et de services sociaux), the authors present and analyze a number of contentious issues, in which an interpretation of the right to privacy and intimacy has been made. In regard to the analysed situations, it is concluded that the discussions held in the CEC lead to different modalities (“displacement and ranking”, “opposition and avoidance”, “openness and compromise”, “enlargement and questioning”) which modify the way that the user is perceived and the comprehensibility of his viewpoint. Furthermore, if the right for privacy and intimacy alter the way we see the user or a situation, it is subject to interpretation.
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“The Animal” After Derrida: Interrogating the Bioethics of Geno-Cide
Norman Swazo
p. 91–123
RésuméEN :
Bioethics tends to be dominated by discourses concerned with the ethical dimension of medical practice, the organization of medical care, and the integrity of biomedical research involving human subjects and animal testing. Jacques Derrida has explored the fundamental question of the “limit” that identifies and differentiates the human animal from the nonhuman animal. However, to date his work has not received any reception in the field of biomedical ethics. In this paper, I examine what Derrida’s thought about this limit might mean for the use/misuse/abuse of animals in contemporary biomedical research. For this, I review Derrida’s analysis and examine what it implies for scientific responsibility, introducing what I have coined the “Incompleteness Theorem of Bioethics.”
FR :
Cet article défend la thèse que l’idée de la dignité humaine a un sens précis et philoso La bioéthique a tendance à être dominée par des discours centrés sur la dimension morale de la pratique médicale, l’organisation des soins médicaux et l’intégrité des recherches biomédicales sur des sujets humains et sur des animaux. Jacques Derrida a exploré la question fondamentale de la « limite » qui identifie et différencie l’animal humain de l’animal non humain. Pourtant, son oeuvre n’a pas encore trouvé résonance dans le domaine de l’éthique biomédicale. Il s’agit ici d’examiner, à la lumière de la pensée de Derrida sur cette limite, les questions de l’utilisation des animaux, de leur maltraitance et de la cruauté à leur égard dans la recherche biomédicale contemporaine. Dans ce document, je passe en revue l’analyse de Derrida et considère ses implications en matière de responsabilité scientifique, présentant de ce fait ce que j’appelle le « Théorème de l’incomplétude de la bioéthique ».