Éthique et politique

Les prochaines guerres seront-elles des guerres de religion ?[Notice]

  • Alain Renaut

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  • Alain Renaut
    Université de Paris IV-Sorbonne

Le spectre des guerres de religion qui avaient déchiré toute une partie de l’espace européen lors de la naissance de la modernité politique, a en principe cessé de hanter notre être-ensemble. Nombre de philosophes contemporains ont naguère rappelé comment leurs devanciers s’étaient employés, à l’issue des guerres de religion anglaises du XVIIème siècle, à fonder un système politique directement conçu pour éviter à l’avenir ce genre d’affrontements. Ils ont ainsi fait preuve, à l’égard de la complexité des interrogations que soulève le fait religieux, d’une forme d’optimisme dont force est de bien prendre la mesure, avant que d’affronter directement ce qui le dément aujourd’hui. De fait, chez Milton et surtout Locke, la principale valeur qui se dégagea des guerres de religion, et autour de laquelle, sur le temps long, le libéralisme politique est venu se structurer, fut celle de la neutralité religieuse de l’État. Deux siècles plus tard, John Rawls avait repris dans un long développement de sa Théorie de la justice (1971, § 33-35) le principe de la réconciliation des « conceptions religieuses » par le « principe de l’intérêt commun » à la tolérance réciproque. D’un côté, la pluralité des « intérêts religieux » est cause du fait démocratique : les sociétés ayant éprouvé en elles l’irréductibilité qui en résulte dans la façon de concevoir les obligations ont perçu que « l’intérêt commun pour l’ordre et la sécurité » exigeait de rejeter « la notion d’État confessionnel » pour confier à l’Etat la tâche de faire « respecter la liberté religieuse et morale ». En conséquence de quoi, d’un autre côté, la pluralité des croyances va aussi être l’effet de la liberté religieuse : cette liberté, n’étant limitée que dans les cas, ceux de sectes particulièrement intolérantes par exemple, où « elle [la limitation de la liberté] est nécessaire à la liberté elle-même, pour éviter une atteinte à la liberté qui serait encore pire » (Rawls, 1971, pp. 248-251), ne pourra en effet qu’être mieux préservée et même protégée que si son gouvernement comprend « qu’il n’a ni le droit ni le devoir de faire ce que lui ou une majorité (ou quiconque) veut concernant les questions de morale et de religion ». Bref, ce que Max Weber avait décrit comme un « polythéisme des valeurs » risquant, du fait de la diversité des conceptions du bien et du mal ancrées dans des convictions religieuses, de dégénérer en « guerre des dieux » (Weber, 1919, p. 83 sqq.), ne serait en définitive qu’un élément constitutif d’un « régime démocratique libre » (Rawls, 1993, p. 6). Après la deuxième guerre mondiale notamment, un choix plus sensible encore à l’acuité des conflits susceptible de déchirer l’humanité aura réenclenché, à partir des années 1970, tout le pari de sociétés fondant la coexistence sur la dissociation entre les règles formelles ou les procédures de l’être-ensemble et la multiplicité irréductible de conceptions du bien le plus souvent véhiculées par des religions ou du moins héritées d’elles, puis laïcisées. De Weber à Rawls, nul recul pourtant sur la conscience de la conflictualité virtuelle contenue dans le « polythéisme des valeurs » : simplement un autre éclairage de celle-ci par le constat qu’une normativité unique ne se trouvait décidément nulle part inscrite dans le ciel des Idées ni dans le passé de la tradition. Il en résulte une gestion pacifiée de la conflictualité, à partir de la double expérience « tardive » que la vie commune n’est pas « exempte de désaccords sur des questions profondes » (Larmore, 1982, p. 182) et que l’humanité est un champ illimité de convictions et de croyances. La …

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