Agrémenté de nombreuses illustrations qui font l’une des spécificités de la collection Natures en sociétés, l’ouvrage nous plonge dans le flot des disciplines et des approches adoptées par les auteurs. Navigant entre l’anthropologie et la sociologie des sciences et des savoirs, l’histoire, en passant par l’archéologie et l’anthropologie cognitive, le livre fait coexister dans ses pages une variété de pistes méthodologiques et épistémologiques. C’est d’ailleurs l’un de ses intérêts majeurs : la profondeur historique, la portée comparative et l’interdisciplinarité que lui insufflent les diverses contributions entrent en résonance avec ce qui préoccupe, au-delà de la mer, nos sociétés anthropocéniques, où les controverses s’articulant autour d’une frontière nature/culture à géométrie variable se multiplient. Cet ouvrage intéressera ainsi autant les anthropologues et les spécialistes des sciences sociales que les experts, les gestionnaires, les biologistes ou plus généralement le grand public en manque de repères tant les conflits portant sur la mer et ses vivants semblent inextricables. Prenons l’exemple français des captures accidentelles de dauphins, problématisées par différentes associations et ONG, ayant conduit, en hiver 2024, à l’arrêt des activités pendant un mois dans le golfe de Gascogne pour plusieurs métiers de la pêche. Deux contributions permettent de contextualiser la complexité de cette controverse impliquant aujourd’hui pêcheurs, acteurs associatifs, scientifiques, experts, politiques, tribunaux, etc. L’historien de l’environnement spécialiste de la Méditerranée moderne et contemporaine, Daniel Faget, esquisse une archéologie des représentations et des relations des sociétés côtières nord-méditerranéennes aux dauphins et aux marsouins. Si les espèces marines sont source de peur et de nuisance à l’époque moderne, elles se défont, avec la désacralisation et le désenchantement du monde, de leur image de monstres diaboliques. À partir du XVIIIe siècle, pour les pêcheurs en particulier, dauphins et marsouins ne relèvent alors plus du malin et deviennent des concurrents sans valeur marchande dans l’appropriation de ressources ichtyennes se faisant rares. Ceux-ci étant devenus nuisibles, plusieurs initiatives de destruction massive des cétacés verront ainsi le jour au cours du XIXe siècle. Ce n’est qu’avec les Trente Glorieuses, la démocratisation de la mer, l’exploration des fonds et des écosystèmes marins, leur mise en visibilité médiatique, le souci et l’émotion qu’ils suscitent, que les mammifères marins deviennent les ambassadeurs de la nature que l’on connaît. Daniel Faget invite ainsi à penser la dialectique entre pratiques d’acteurs divers — exorcismes de dauphins réalisés par des prêtres, torpilleurs chargés de tirer sur les mammifères par la marine militaire — et représentations sociales pour mieux saisir l’ambiguïté de nos relations aux espèces marines, aimées, honnies, exploitées, négligées. Dans un registre davantage ethnographique, Véronique Servais, anthropologue de la communication et des interactions humains/animaux, vient prolonger cette réflexion à partir du cas du quotidien des soigneurs et des dauphins d’un delphinarium. Celui-ci est inséré dans un réseau de parcs où, pensés et gérés comme réservoirs de gènes, les dauphins circulent à des fins de conservation et sont mis en spectacle. Par sa conception gestionnaire des mammifères marins, le delphinarium impose aux soigneurs et aux dauphins un travail émotionnel pour supporter les séparations à répétition. Or, les soigneurs, en interaction et par leurs pratiques, conçoivent et façonnent les dauphins comme partenaires capables de réponse dans l’établissement d’une relation de confiance qui sert une relation de travail efficace. Il s’agit donc d’être affecté et d’affecter pour s’ajuster mutuellement dans des interactions que Véronique Servais déplie à travers une approche relationnelle des affects et qui pose l’animal comme sujet dans l’interaction. En ce sens, comme le font ses interlocuteurs en créant le cadre relationnel qui permet de considérer les actions des dauphins comme commentaires de leurs actions, elle indique une piste possible pour …
Parties annexes
Références
- Artaud H., 2018, « Anthropologie maritime ou anthropologie de la mer ? », Revue d’ethnoécologie, [en ligne], 13.
- Di Piazza A., 2005, « L’oiseau, cet animal si bavard… », Journal de la Société des Océanistes, [en ligne], 120-121.
- Michalon J., A. Doré et C. Mondémé, 2016, « Une sociologie avec les animaux : faut-il changer de sociologie pour étudier les relations humains/animaux ? », SociologieS, [en ligne], Dossier : Sociétés en mouvement, sociologie en changement, décloisonner la sociologie.
- Swanson H. A., 2017, « Methods for Multispecies Anthropology: Thinking with Salmon Otoliths and Scales », Social Analysis, 61, 2 : 81-99.