En couverture du dernier ouvrage de Sarah Gensburger figure une photo du monument l’« Anneau de la mémoire de Notre-Dame-de-Lorette », l’un des hauts lieux de la mémoire nationale française commémorant la Première Guerre mondiale. On y observe une voie dallée bornée d’immenses panneaux où figurent des centaines de milliers de noms de soldats tombés lors de la Grande Guerre. Le cliché, pris à taille humaine comme si l’on s’y promenait, esquisse un itinéraire balisé qui se courbe et fuit vers l’avant, telle une invitation pour le lecteur à progresser au sein du monument… à moins qu’il s’agisse plutôt d’en sortir. Le titre, Qui pose les questions mémorielles ? nous renseigne alors sur le chemin que la sociologue et politiste Sarah Gensburger nous propose ici d’emprunter : celui des coulisses des initiatives mémorielles, au plus près des acteurs qui parlent, agissent et dessinent les contours d’un domaine d’action politique rattaché à la mémoire et aux commémorations. L’ouvrage est consacré aux liens complexes qui unissent État, société et mémoire dans le cas français. À partir d’une enquête multi-située, diachronique et multiscalaire, l’auteure étudie la mise en oeuvre de politiques publiques axées sur la thématique mémorielle entre 2007 et 2017. L’objectif principal de la sociologue est de prendre à rebours le présupposé martelé à l’envi par les discours politiques — mais aussi scientifiques — et présentant l’État comme un « simple acteur en réaction » (p. 11) à une demande de mémoire émanant de différents groupes sociaux. L’autre voie ouverte ici par Sarah Gensburger est de placer l’État au coeur de l’analyse du phénomène mémoriel « en action », soit d’examiner les « manières concrètes dont les administrations et les gouvernements mettent en oeuvre des politiques publiques dans ce domaine » (p. 12). La démonstration vise à inverser la doxa plaçant l’origine des « questions mémorielles » au sein de communautés en concurrence sur le sens à donner au passé, vers un ensemble d’acteurs institutionnels pour qui la mémoire est avant tout un « créneau » à investir pour légitimer des actions liées à l’organisation interne de l’État et à sa gestion de l’ordre social. L’auteure montre ainsi en quoi les politiques de mémoire relèvent davantage du domaine de la « gouvernance » que de celui de la « connaissance » : « Il ne s’agit pas de faire savoir, mais d’orienter les rapports sociaux entre gouvernants et gouvernés » (p. 70). L’analyse se fonde sur trois méthodes : des ethnographies, un travail de dépouillement d’archives et l’examen de données macrosociologiques. Les cinq chapitres de l’ouvrage intercalent différents niveaux d’observation : l’État central (I ; II), les pouvoirs locaux (III ; IV) et les publics (V). C’est grâce à cette variation d’échelle que sont mis au jour les liens entre les actions mémorielles et les transformations structurelles de l’État français contemporain (démilitarisation, dénationalisation, tension entre État-nation et État multiculturel, etc.). À la fin de l’ouvrage, l’auteure appelle de ses voeux un programme de recherche axé sur l’attention au caractère transnational et globalisé de la mémoire. C’est alors à ce dernier moment — et c’est là peut-être un regret qui peut être ressenti lors de la lecture, alors même que la « mémoire » et l’« État » font l’objet d’un cadrage définitionnel serré dès l’introduction — qu’apparaît pour la première fois explicitement ce que l’auteure entend par « régime mémoriel », soit « [l’]agrégation de variables qui permet de comprendre le type d’articulation entre État, mémoire et société » (p. 267). Les dernières pages font état de ces « variables » que l’enquête a mises au jour et de l’apport du cas …
Parties annexes
Références
- Gensburger S. et S. Lefranc (dir.), 2017, À quoi servent les politiques de mémoire ? Paris, Les Presses de SciencesPo.
- Gensburger S. et S. Lefranc (dir.), 2023, La mémoire collective en question(s). Paris, Presses universitaires de France.