Le 4 décembre 2001, le sénateur Nicolas About présentait au Parlement une proposition de loi « autorisant la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, dite “Vénus hottentote” à l’Afrique du Sud ». Originaire « d’une ethnie sud-africaine », amenée en Europe pour y être réduite en esclavage, Saartjie Baartman fut exhibée comme une curiosité à Londres et à Paris, où elle servit d’objet sexuel au début du XIXe siècle. À sa mort, en 1815, son corps fut disséqué, certains de ses organes furent conservés dans du formol, et son squelette fut exposé au musée de l’Homme « comme un vulgaire trophée ramené d’Afrique ». Près de deux siècles après sa mort, cette proposition de loi visant à permettre un traitement funéraire digne de cette dépouille devant « reposer en paix, dans une sépulture décente », suivant les termes du sénateur, nous paraît révélatrice des sensibilités nouvelles à l’égard du corps mort, mais aussi exemplaire des enjeux politiques, sociaux et symboliques dont sont aujourd’hui investis les restes humains. Au-delà de la destinée singulière de Saartjie Baartman, cette restitution était aussi conçue comme un symbole, un hommage rendu « aux dizaines de femmes bushman qui connurent un sort identique en Europe », et une manière de reconnaître « l’exploitation et l’humiliation vécues par les ethnies sud-africaines, pendant la douloureuse période de la colonisation ». Le cas célèbre et amplement commenté de la « Vénus hottentote » — dont les restes furent remis à l’ambassadrice d’Afrique du Sud à Paris le 29 avril 2002, en vertu de la Loi no 2002-323 — démontre ainsi la capacité de la matière morte à signifier davantage qu’elle-même et notamment à re-présenter le passé (colonial, dans le cas de Saartjie Baartman). Rassemblant des contributions issues de recherches multidisciplinaires (anthropologie, histoire, géographie), le présent numéro se penche sur l’articulation entre la matérialité de la mort et la mémoire pour comprendre l’impact du destin matériel des corps sur les processus de mémorialisation ; que font les matérialités à la mémoire des disparus et des événements qu’ils sont censés incarner ? Si la mort est depuis longtemps inscrite au programme des sciences sociales (Hertz 1906 ; Ariès 1975 ; Elias 1982), les travaux portant sur les morts ont connu une recrudescence et un renouvellement majeurs depuis une vingtaine d’années. En sciences sociales, et singulièrement en anthropologie, deux lignées principales de recherche peuvent être dégagées, qui s’articulent sans toutefois se superposer. La première questionne les « vies posthumes » (Boucheron 2019) des défunts, leurs « modes d’existence » (Despret 2015), les mémoires qu’ils suscitent et les relations qu’ils — sous des formes variées : fantômes, revenants, spectres, etc. — entretiennent avec les vivants. La seconde, impulsée par le travail pionnier de Verdery (1999) sur la « vie politique » des cadavres, porte le regard sur la matérialité de la mort et le traitement des restes humains, ossements, cendres, cadavres, pour éclairer les enjeux symboliques, sociaux et techniques soulevés par la prise en charge des corps morts (Esquerre et Truc 2011 ; Guy, Jeanjean et Richier 2013 ; Ferrándiz et Rubben 2015). Parmi la diversité des contextes investigués — des crises sanitaires (Panizo et Robin Azevedo 2020 ; Clavandier et Rousset 2024) aux morts en/de la migration (Lestage 2012 ; Kobelinsky 2020 ; Kobelinsky et Rachedi 2023 ; Cleuziou 2023) —, celui des violences de masse a donné lieu à une littérature particulièrement riche, dans le prolongement de laquelle s’inscrivent la plupart des travaux rassemblés ici. Car si ces violences ont produit des « cadavres en masse », rendant saillante la question de la gestion …
Parties annexes
Références
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- Anstett É. et J.-M. Dreyfus, 2015, Human Remains and Identification. Mass Violence, Genocide and the “Forensic Turn”. Manchester, Manchester University Press.
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