L’étude de l’anthropologue Sebastián Fuentes sur les clubs de rugby en Argentine s’ouvre sur un match, en avril 2017, à Buenos Aires, entre l’équipe locale professionnelle, les Jaguares, et les Sharks, joueurs provenant d’Afrique du Sud. La rencontre se tient dans un contexte de récente commercialisation du rugby argentin et se solde par la défaite des Jaguares (p. 13-14). À la lumière de ce moment emblématique de l’histoire du rugby argentin, l’auteur revient sur l’évolution de cette pratique sportive importée, transformée et nationalisée, qu’il inscrit en résonance sociale, politique et culturelle avec la société contemporaine argentine et mondiale. Fuentes retrace la genèse de ce sport au sud de l’Amérique latine, à la fin du XIXe siècle, parmi les élites locales, à l’instar du mouvement olympique relancé par Pierre de Coubertin (p. 63). Le rugby est introduit par les immigrants anglais qui résident à Buenos Aires vers 1870, une pratique qui appartient au capital culturel de l’Empire britannique transmis par ses représentants autour du globe. Les élites locales, séduites par le style de vie anglais, se l’approprient. En six chapitres, suivant une analyse bourdieusienne, Fuentes montre comment cet héritage est converti en marque de distinction, à travers le cas à l’étude du Club universitaire de Buenos Aires (CUBA), fondé en 1918. Comme l’olympisme moderne, le rugby contribue à produire de jeunes hommes virils et distingués, des caballeros ou gentlemen, par les règles de sociabilité, de pratiques corporelles et culturelles. Il participe à la production d’identités dans le processus de construction nationale et transnationale, à la création d’un imaginaire par ses héros, articulant une vision genrée et racialisée (p. 105-106 et 262-266). Dans le cadre du CUBA, dont les membres sont des héritiers de propriétaires terriens, de commerçants ou de dirigeants politiques, la formation universitaire, le statut socio-économique familial et la jeunesse sont un prérequis pour s’affilier au club et pratiquer le rugby en amateur. Graduellement, en consolidant sa base sociétaire, sa puissance économique et son rôle dans le développement du rugby dans la capitale argentine, le Club joue un rôle croissant dans la formation des élites de la Nation. Sa jeunesse blanche et dorée accède également au pouvoir politique. Cette matérialité du privilège assigne à la subalternité les étudiants des universités des provinces, moins prestigieuses, les femmes et les Autochtones (p. 262-263), ainsi que d’autres sports jugés moins élitaires, comme le football (soccer). L’éloge de la distinction dans la reproduction d’une classe privilégiée explique l’opposition que les membres du Club manifestent durant la dictature de Perón (deux présidences 1946-1951-1955 avant exil, puis retour à la présidence de 1973 à 1974) à ses politiques de démocratisation du sport vers les masses (p. 89-92), bien que certains de ses membres occupent de hautes fonctions ministérielles dans son gouvernement. La presse sportive contribue également à façonner le prestige des joueurs de rugby argentins à l’étranger, à l’exemple de leur tournée en Afrique du Sud en 1965, où leur comportement exemplaire, bien au-delà du terrain sportif, vaut à l’Argentine les félicitations des hôteliers (p. 71). Cependant, progressivement, les défenseurs du rugby comme sport amateur se voient dépassés par l’évolution de la société globale et par la situation nationale. L’évolution du champ sportif vers sa médiatisation et sa commercialisation, la quête de la performance et la course à l’exploit favorisent la professionnalisation des joueurs de rugby, qui doivent se soumettre à un entraînement de plus en plus contraignant. D’autres éléments déclencheurs concourent à l’évolution du rugby. Fuentes mentionne l’intégration de ce sport aux Jeux olympique de Rio en 2014, ce qui va promouvoir son expansion et sa diversification (création de multiples clubs ainsi que …
Fuentes Sebastián, 2021, Cuerpos de élite. Educación, masculinidad y moral en el rugby argentino. Buenos Aires, Prometeo Libros, 320 p.
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Mari Carmen Rodríguez
Université de Fribourg et Université de Lausanne, Suisse
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