L’ouvrage de Jean-Pierre Warnier se lit comme un roman d’amour, une histoire politique, une psychanalyse familiale. Il offre, à partir d’un exceptionnel corpus d’archives privées, une ethnographie intime qui s’attache à « un travail d’anthropologie historique et compréhensive du politique » (p. 411), s’étirant au long du vingtième siècle français. Composé de onze chapitres, d’un prologue et d’un épilogue, il entrelace trois niveaux d’écritures : transcriptions de documents, récit de l’auteur et (dans une autre typographie) hypothèses interprétatives. Il s’agit toujours, comme dans Construire la culture matérielle. L’homme qui pensait avec ses doigts (1999), de comprendre, à la suite de Marcel Mauss et de Michel Foucault, les processus par lesquels les expériences sensori-motrices et les incorporations du milieu participent des subjectivations, à la fois manières d’être au monde et de le concevoir, et comment les socialisations des corps dans leurs rapports aux objets constituent des technologies du pouvoir. Mais l’anthropologue de Régner au Cameroun. LeRoi-Pot (2009) ne travaille plus à étudier l’organisation politique et les subjectivations contemporaines des Grassfields du haut plateau de Bamenda, auxquels il a consacré plusieurs décennies de recherche. Il investit d’autres espaces, d’autres altérités, à la fois plus proches et plus lointains, aujourd’hui disparus. Dix ans de bonheur. Un couple bourgeois à l’âge des extrêmes (2023) invite ses lecteurs et lectrices à la découverte d’une épopée conjugale et familiale française qui traverse les guerres, les crises économiques et les ruptures politiques, qui suit les mutations industrielles des outils productifs, les transformations de l’organisation du travail et de la consommation, et l’évolution des rapports de classe et de genre. Jean-Pierre Warnier y relate en ethnographe son enquête au coeur des archives privées d’une famille bourgeoise sur trois générations. Son récit (auto)biographique décrit la finesse des articulations entre « techniques du corps » et « techniques de soi » ; il s’attache à comprendre les façonnements physiques et les ressorts psychiques qui animent les actions, à traquer les marges de manoeuvre individuelles tout en prenant acte de la détermination des forces historiques et sociales. C’est d’abord dans les corps que s’impriment la classe et le genre, leurs façons de faire et de penser, d’être exposés ou non à des expériences — et que s’expriment les individualités, que se forgent les sujets. Mais cette fois-ci, L’homme qui pensait avec ses doigts est non seulement celui ou celle qui se subjective dans la culture matérielle, mais aussi celui ou celle qui écrit, trace de sa main des mots. En surcroît d’une attention constante à « l’expérience corporelle » de ses protagonistes, Jean-Pierre Warnier accorde une large place aux écrits. Par exemple, à partir de l’échange épistolaire des deux fiancés autour des ouvrages Le Dieu des corps (1928) de Jules Romains, et Amour nuptial (1929) de Jacques de Lacretelle, l’auteur trouve les indices de leurs rapports différenciés à l’érotisme, au mariage et à la religion (p. 38). Plus loin, il explique que c’est en se positionnant par rapport à un livre d’Henri Barbusse que l’homme exprime son expérience de la guerre face à sa famille (p. 64). L’ethnographie est ici médiée par les traces des relations écrites au monde et des relations aux mondes écrits de ses « informateurs ». D’autant que les personnes dont elle retrace la vie lisent et écrivent abondamment, du double fait d’une appartenance à une époque (le « moment postal », p. 438) et à une classe bourgeoise (6000 lettres échangées entre les conjoints, des journaux intimes, des agendas, de nombreux documents comptables et administratifs… 15 mètres linéaires au total). Il est particulièrement intéressant de voir par quels méandres un amour peut naître d’un mariage …
Parties annexes
Références
- de Lacretelle Jacques, 1929, Amour nuptial. Paris, Gallimard.
- Romains Jules, 1928, Le Dieu des corps. Paris, Gallimard.
- Warnier Jean-Pierre, 1999, Construire la culture matérielle. L’homme qui pensait avec ses doigts. Paris, Presses universitaires de France.
- Warnier Jean-Pierre, 2009, Régner au Cameroun. Le Roi-Pot. Paris, Karthala.