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Les biographies relèvent d’une approche transversale des sciences humaines et sociales. Elles s’inscrivent dans une démarche globale de réflexivité sur leurs pratiques de recherche, elles impliquent de poser un regard projeté depuis soi vers soi pour identifier les manières d’être au monde en tant que chercheur sur son terrain. Au-delà d’écrire des ego-histoires à la manière de Pierre Nora (1987), ou des auto-analyses proposées par Pierre Bourdieu (2004), l’ouvrage collectif coordonné par Nicolas Adell, La vie savante. La question biographique dans les sciences humaines, propose une approche épistémologique afin d’intégrer pleinement les différentes pratiques et méthodes biographiques dans la construction du savoir en sciences humaines et sociales. Savoirs construits et vie personnelle du chercheur sont intimement liés, et cet ouvrage entend apporter des illustrations à travers différents cas concrets issus de diverses disciplines. S’il fallait trouver un défaut à l’ambitieux projet qu’est cet ouvrage, c’est peut-être qu’à l’instar du coordinateur, les anthropologues sont très représentés. Cela peut s’expliquer tant par la pratique ethnographique qui implique que le chercheur s’immerge dans une société autre que la sienne et s’y intègre en tant qu’individu avec ce qui l’a construit personnellement que par une sensibilité académique actuelle qui assume la part de subjectivité de chacun dans la construction des enquêtes de terrain. Ainsi, il y aurait autant d’approches lors d’enquêtes qualitatives que de chercheurs se rendant sur le terrain : autrement dit, cent chercheurs sur un terrain identique produiraient cent réflexions différentes, car ils ne verraient pas la même chose du fait de leur construction individuelle.

Nicolas Adell propose ainsi l’élaboration d’une réflexion individuelle et collective sur les manières dont les vies personnelle et savante s’entremêlent dans le cadre de la construction du savoir. Dans la première partie intitulée « Coupures », deux contributions proposent des retours sur la vie de chercheurs qui ont eu des approches quelque peu différentes de celles attendues dans leurs disciplines respectives. Dylan Simon, dans son chapitre, revient sur le choix opéré par quelques géographes qui ont décidé de ne pas être des chercheurs de terrain au profit d’un positionnement en lecteur du monde, comme des « academic armchairs ». Céline Trautman-Waller, ensuite, présente le parcours de celui qui fut considéré comme l’un des premiers ethnologues allemands, Karl Van der Steiner, qui, à la fin du XIXe siècle, a quitté son statut de psychiatre pour explorer les régions polaires.

La seconde partie de l’ouvrage, « Sutures », propose des chapitres où des chercheurs ont tenté de relier vie individuelle et vie savante, que ce soit en termes d’engagements politiques ou amicaux. Éléonore Devevey propose une lecture du parcours personnel et intellectuel de Pierre Clastres à partir de ses Chroniques. Elle croise la mise à distance de certains maîtres, l’écoute des terrains et les engagements politiques du chercheur. Cet agencement, qui pourrait paraître anarchique, fait parfaitement sens dans l’oeuvre de Pierre Clastres et sous la plume de l’auteure. Dans le chapitre suivant, Jean-François Bert et Jérôme Lamy reviennent sur des parcours intellectuels et personnels qui ont pu se croiser et nourrir mutuellement les réflexions d’anthropologues du XXe siècle. Pour cela, ils reviennent sur des amitiés fécondes telles que celles entre Mauss et Hubert, entre Haudricourt et Hédin, ou encore entre Lévi-Strauss et Jakobson. Agnès Fine termine cette partie avec un chapitre sur le parcours de Claudine Vidal, en s’intéressant à la manière dont se sont articulés ses engagements politiques et féministes avec sa quête d’une anthropologie des femmes en Afrique. Elle revient ainsi sur un parcours de vie qui n’est pas perméable, où axes d’études et positionnements idéologiques se recoupent.

La dernière partie, « Vies rêvées », aborde la place de la fiction dans les parcours de vie de recherche. Nicolas Ginsburger propose un texte qui reprend les nécrologies qui ont suivi le décès du géographe Paul Vidal de la Blache. Ces textes ont amené des témoignages sur la mort de l’homme de science, sur son parcours académique, mais aussi des billets plus personnels, voire intimistes, pour enfin interroger son héritage. Tassadit Yacine, dans son chapitre, propose quant à elle une comparaison des parcours de vie de trois chercheurs, dont les travaux ont notamment porté sur les mondes berbères, semblables dans leur attachement à l’ethnologie et différents dans leurs engagements politiques. Pierre Bourdieu et sa méthode posthume d’objectiver la subjectivité du chercheur, Mouloud Mammeri et sa volonté de sauvegarder la culture berbère, et Germaine Tillion, qui voua l’ethnologie à la résistance mentale, que ce soit lors de son internement dans les camps de concentration durant la Seconde Guerre mondiale ou lors de ses recherches dans les Aurès, en Algérie après-guerre. Enfin, Sylvie Sagnes se penche sur des biographies de chercheurs dont se sont emparés des romanciers.

L’ouvrage offre ainsi de nombreux intérêts : disciplinaires, méthodologiques, thématiques. Comme annoncé dans le titre, il est cependant dommage que peu de disciplines des sciences humaines et sociales soient représentées. Il serait extrêmement intéressant de pouvoir comparer ces différentes méthodes et pratiques en tentant, pourquoi pas, des écritures à plusieurs mains sur un même sujet, à partir d’un même terrain. Ou encore de comparer d’autres disciplines comme le droit, l’histoire ou l’économie, pour voir aussi dans ces sphères comment la vie personnelle des savants peut entrer en résonance avec leurs recherches.