Corps de l’article

Chaque année, 118,5 millions de poches de sang sont collectées dans le monde (World Health Organisation 2018), permettant de soigner et de sauver des millions de personnes souffrant de maladies du sang et de cancers, ou victimes d’hémorragie. L’importance des besoins de produits sanguins relève d’une sorte d’évidence arithmétique liée à un accroissement de la demande entraîné par le vieillissement des populations et l’amélioration des prises en charge d’un ensemble de pathologies. Cependant, comprendre les liens entre cette demande médicale et la disponibilité des produits sanguins n’est pas si aisé, et implique d’analyser comment des pratiques de don et de prélèvement sont façonnées par des choix éthiques et politiques.

En effet, le recrutement des donneurs varie selon la diversité des législations des États (Charbonneau et Tran 2012). Dans certains pays, comme aux États-Unis, en Autriche ou en Allemagne, une forte proportion du plasma est issue de « dons » rémunérés. Selon l’OMS, en 2013, dans les pays à faible revenu, un tiers des dons de sang total est issu de dons rémunérés. En 2018, 56 pays recueillaient plus de la moitié des approvisionnements en sang total à partir de « dons de remplacement[1] » (World Health Organisation 2018). À l’inverse, en France, où se situe notre étude, le concept de « médecine du don » apparu dans les années 1990 (Danic 2003) promeut, dans l’esprit des travaux de Richard Titmuss (2018 [1970]), une culture du don volontaire, libre, gratuit et anonyme afin de garantir le respect de la personne humaine, faisant que le corps doit échapper à toute transaction commerciale (Gateau 2010). Recommandé par l’OMS depuis sa résolution de 1975, ce modèle dit « altruiste » tend à s’imposer comme norme internationale de référence. Et, de fait, les dons volontaires non rémunérés sont en augmentation et représentent plus de 90 % des approvisionnements en produits sanguins dans 79 pays (World Health Organisation 2018).

Ces agencements liant des questions éthiques et sociopolitiques avec des choix techniques construisent des dispositifs sanitaires spécifiques à chaque État et ces débats révèlent les dimensions sociales de l’échange (Godelier 2014 ; Mauss 1923), la place des normes éthiques dans le commerce (Fontaine 2008) et l’importance d’une économie morale pour corriger l’économie de marché (Weber 2011). Mais, d’un point de vue pragmatique, qui est celui que nous adoptons, quelles que soient les modalités de prélèvement choisies, la question reste semblable : comment assurer une régulière disponibilité des produits sanguins dans les services de santé ?

Ce choix d’une étude anthropologique soucieuse d’améliorer l’offre de soins a défini l’objectif de notre enquête réalisée en France, où le don est gratuit et anonyme : comprendre globalement les raisons de donner son sang et leurs fluctuations en période de pandémie de COVID-19. En effet, le contexte de pandémie, l’injonction de « rester chez soi » et la peur de la contamination laissaient craindre une diminution des dons. Cependant, comme dans d’autres pays (Gammon et al. 2021), bien que certains donneurs réguliers se soient abstenus de donner lors des premières vagues, d’autres sont au contraire revenus vers le don dans cette période particulière. Ainsi, en 2020, 3,68 % des personnes en âge de donner (18-70 ans), soit 1 562 086 donneurs, ont réalisé un don de sang (Établissement français du sang 2020), chiffre relativement comparable à celui des années précédentes. Aussi, avons-nous souhaité questionner comment la crise sanitaire de COVID-19 a reconfiguré les raisons et l’acte de donner son sang. Outre l’intérêt de cerner ces variations, notre hypothèse était que la compréhension de ces dons en contexte de pandémie permettrait de mieux comprendre les raisons de donner son sang en général (Haw et al. 2020).

Du quantitatif au qualitatif : approches complémentaires d’un même terrain

Pour répondre à la question : « Pourquoi donner (ou pas) ? », nous avons lié deux études, l’une par questionnaire et l’autre par entretien, et plus que distinguer selon une « dichotomie machinale » des approches quantitatives et qualitatives, nous les avons considérées comme des moments de l’enquête et des types d’assertions à articuler (Passeron 1995).

Nous avons donc, tout d’abord, construit puis testé un questionnaire. Celui-ci a été diffusé par voie informatique jusqu’aux donneurs de l’Établissement français du sang (EFS) dans trois régions géographiques différentes (Bretagne, Île-de-France, Provence), soit 84 124 personnes au total, pendant la période du second confinement, du 17 au 27 novembre 2020. Nous avons reçu 15 391 réponses, soit un taux de réponse de 18 %.

Les répondants à ce questionnaire sont 6 355 hommes (41 %) et 9 036 femmes (59 %). Parmi ces répondants, 2 110 avaient entre 18 et 25 ans (14 %), 9 505 avaient entre 26 et 55 ans (62 %), et 3 736 avaient entre 56 et 70 ans (24 %). Socialement, 51 (0,3 %) étaient agriculteurs propriétaires ou simples exploitants agricoles, 363 (2 %) étaient ouvriers, 635 (4 %) étaient artisans, commerçants ou chefs d’entreprise, 1 338 (9 %) étaient de professions intermédiaires, 3 419 (22 %) étaient employés, 5 778 (38 %) étaient cadres ou de professions intellectuelles supérieures, et 3 806 (25 %) appartenaient à une autre catégorie. Une large majorité de ces répondants (84 %) a donné son sang pendant la première vague de la pandémie.

Ces aspects descriptifs sont incontournables pour caractériser socialement les personnes ayant répondu à l’enquête. Mais notre but n’était pas, en croisant des types de réponses avec des caractéristiques sociales et professionnelles, de tenter d’établir une consécution entre le niveau socioprofessionnel (PSC : profession et catégories socio-professionnelles) des donneurs et leurs conduites. L’objectif de notre enquête était de définir ce que ces différents acteurs

ont en commun (une grammaire) [plutôt] que ce qui les différencie (des positions sociales) et [à viser] davantage l’explication de leur système de représentation que l’explication de leurs comportements effectifs par des paramètres externes.

Heinich 2017 : 190

C’est pourquoi nos questionnaires incluaient des questions ouvertes portant sur les circonstances du premier don, les raisons d’avoir donné et de continuer à donner, ainsi que les émotions et sentiments ressentis lors du don ou face à un refus ou une impossibilité de donner.

Concrètement, cette première partie de notre enquête, qui a reçu l’accord du Comité d’éthique de l’Établissement français du sang, s’est déroulée en liant méthodiquement quatre modalités d’investigation.

Dans un premier temps, nous avons traité ces réponses « ouvertes » en effectuant un tri lexical grâce au logiciel Excel. Cette première opération de recherche nous a permis de repérer et de classer les termes énoncés par nos divers interlocuteurs, selon la fréquence de leurs usages, et de croiser ces occurrences avec les caractéristiques socio-démographiques des donneurs et le fait qu’ils aient donné leur sang ou non pendant la pandémie.

Deuxièmement, nous avons lu et traité manuellement l’ensemble des réponses afin de repérer, grâce à cette lecture cursive et à une analyse thématique de contenu, la façon dont les donneurs construisaient leurs argumentaires (Paillé et Mucchielli 2012).

Troisièmement, lorsque ce travail fut accompli, nous avons procédé à 45 entretiens téléphoniques avec des personnes choisies dans le fichier informatique initial, selon un choix raisonné, pour approfondir la compréhension des raisons de donner, des vécus du don et des parcours de donneurs. Ces dialogues avaient pour objet de préciser le passage d’une « inclinaison à donner » à l’acte concret de donner, et de cerner ainsi les contextes socio-affectifs et normatifs des « régimes d’engagement » (Thévenot 2006) dans ce domaine sanitaire. Pour ces entretiens, nous avons pris soin de maintenir une diversité des régions, des genres, des âges, et des types de professions parmi les personnes que nous interrogions.

Enfin, pour valider certaines hypothèses et ouvrir à d’éventuels autres thèmes de réflexion, nous avons constitué une nouvelle liste d’interlocuteurs, choisis « mécaniquement » en ajoutant « 1 » à la fin du numéro de téléphone de quelques personnes précédemment interrogées. Nous disposons ainsi de 21 réponses aléatoires de personnes non inscrites dans la base de données de l’EFS et donc non-donneuses au moment de l’entretien. Tous ces entretiens téléphoniques, portant sur les opinions envers le don et les raisons de ne pas donner ou de ne plus donner, ont été réalisés entre les mois de mai et juillet 2021, pendant et après le troisième confinement. Ils ont été retranscrits in extenso, ce qui représente un corpus d’environ 250 pages. Cette posture méthodologique orientée vers l’acteur nous a permis d’aborder la question du don du point de vue de l’expérience des donneurs et a été accomplie durant la pandémie de COVID-19, ce qui a permis de conduire une réflexion sur les modalités des dons en temps « ordinaires » ou lors d’évènements sanitaires ou sociaux « extraordinaires ». Les retranscriptions des entretiens ainsi que les réponses aux questions ouvertes des questionnaires ont été analysées à l’aide d’un arbre thématique construit dans un processus itératif, par ajustements progressifs entre la question de recherche et les données recueillies, permettant d’identifier sept ensembles de raisons d’agir.

Les mots, les raisons, les émotions et les morales ordinaires

Il nous a semblé que nous pouvions décrire cette « expérience » du don en l’abordant par ses trois dimensions constitutives : 1) le sens accordé au don tel qu’il apparaît dans les mots utilisés pour dire le don et ses valeurs ; 2) les logiques comportementales et les raisons de donner ; 3) les affects et les émotions liés au don ou à l’impossibilité de donner. Nous analysons, ensuite, ce que révèlent les conduites des donneurs lorsqu’ils sont confrontés à la pandémie de COVID-19.

Les mots du don

L’analyse distributionnelle du lexique (Marcellesi 1976) utilisé par les répondants pour évoquer leurs raisons de donner fait apparaître un ensemble de termes correspondant à des valeurs sociales et morales. Les occurrences lexicales les plus fréquentes liées aux raisons de donner son sang sont : besoin, aider, vie, sauver, utile, solidarité, don, santé, citoyen. Les raisons invoquées pour donner son sang en période d’épidémie sont similaires, s’y ajoutant des termes relatifs à la crainte du manque de sang : réserves, manques, pénurie.

Connaître la façon dont les acteurs disent leur don est essentiel puisque ce maillage lexical évoquant une certaine conception de la citoyenneté, des éthiques religieuses ou l’affirmation d’une sorte d’humanisme ordinaire construit des ordres de valeurs. Mais cette approche linguistique pose deux problèmes.

Tout d’abord, concernant ce corpus, sans doute faut-il se méfier d’un biais d’enquête où, plus que cerner des motifs de conduites, notre questionnaire ne « récolterait que ce qu’il a semé », ou autrement dit, ne ferait que révéler le réseau sémantique et les connotations usuelles du mot don. Plus encore, la tendance à reprendre les termes répétés par les campagnes de l’EFS — sauver des vies, pouvoir de donner — souligne que les représentations et les sentiments évoqués par les répondants sont largement liés aux termes et aux arguments utilisés lors des campagnes de sensibilisation au don.

Par ailleurs, la compréhension des effets pragmatiques — de la performativité — de ces termes risque fort de tourner à la tautologie. En effet, si l’on interprète — voire surinterprète — ces termes et les dimensions morales qu’ils évoquent comme étant des causalités à l’origine de l’acte oblatif, le raisonnement tourne court : c’est parce que l’on est civique ou altruiste que l’on donne.

Choisir entre ces deux options se révèle donc impossible. En fait, l’analyse lexicographique permet simplement de reconstituer le réseau conceptuel du langage ordinaire dans lequel l’action est dite. Si les acteurs se réfèrent à ces dimensions sémantiques fondant une certaine hiérarchie sociale des valeurs, il ne peut s’agir de stricts liens de causalité entre des mots et des actes. Le lexique du don et ce qu’il induit comme ensemble de représentations composent toujours avec d’autres systèmes normatifs et,

de situation en situation, [ce] niveau « macro » […] est accompli, réalisé et objectivé à travers des pratiques, des dispositifs et des institutions, sans lesquels il pourrait certes être réputé exister, mais ne serait plus en mesure, cependant, d’être rendu visible et descriptible.

Barthe et al. 2013 : 178

Les raisons de donner son sang

C’est pourquoi nous avons choisi de questionner les relations que les acteurs entretiennent avec les valeurs qu’ils invoquent en usant de ce lexique ainsi que la façon dont ces mots induisent des conduites.

Une sociologie des valeurs ne peut […] en rester à une approche purement mentaliste des valeurs : elle n’a de sens qu’appuyée sur la description des situations où se produisent effectivement ces jugements […].

Heinich 2017 : 31

Pour interroger ces formes d’implication du sujet dans ses actions, nous avons isolé dans l’ensemble de notre corpus (questionnaires informatiques, entretiens téléphoniques avec des donneurs et des non-donneurs), les évocations de séquences comportementales articulant l’acte de donner — ou de ne pas donner — à des circonstances et des contextes précis. Ces récits expliquant le fait de donner son sang sont matériellement divers. Mais cette apparente diversité laisse apparaître des similitudes dans les circonstances du don. Ces matériaux se répondent, dévoilant des régularités dans ces modes d’engagement. Sept ensembles de raisons d’agir — ou logiques comportementales — subsument l’ensemble des réponses et lient le don à des dimensions de la vie quotidienne, expériences, mémoires et sentiments des donneurs. Nous les présentons succinctement.

La première configuration ou mode d’engagement rattache le don à une sorte d’habitude initiale, souvent liée aux univers professionnels ou scolaires. Par exemple, il peut s’agir d’une entreprise facilitant le premier don en attribuant aux donneurs une demi-journée de congé « pour récupérer ». Cette première incitation à donner du sang dans un cadre professionnel, souvent soutenue par un collectif, permet de franchir un seuil.

La première fois, c’est quand j’étais embauché à EDF à Nîmes. Des collègues de travail m’ont emmené avec eux, et m’ont dit : « Voilà, on y va ! » Et j’ai dit : « Oui, j’y vais. » Donc, je n’ai pas hésité à y aller et c’est parti comme ça. En fait, si vous voulez, EDF nous incitait aussi à faire ce don, en nous donnant la demi-journée.

Homme, 67 ans, Provence

La deuxième configuration du don est liée aux professions du soin, qui confrontent quotidiennement les soignants à la nécessité de disposer de sang.

Voilà, en fait je suis infirmière de formation, donc je vois bien ce qu’on fait des poches de sang. Je pense que c’était ça, ma motivation première. J’ai dû commencer quand j’étais élève infirmière. […] Ce qui l’a emporté, c’était la fonction soignante.

Femme, 63 ans, Provence

Le troisième mode d’engagement provient de la sphère biographique. Il peut s’agir de l’inscription d’un geste dans une « tradition familiale ».

En fait, il y avait une espèce d’histoire… […] Maman y allait très souvent […] ce qui nous avait marqués, c’est qu’elle nous ramenait des petits biscuits, chaque fois qu’elle y allait. […] Et voilà, il y avait toute une histoire autour des biscuits du Centre de transfusion. Donc… ça a toujours fait partie un peu de ma vie.

Femme, 50 ans, Provence

Dans ce verbatim, le don est lié à une mémoire sensible quasi gustative ; mais le plus fréquemment, la décision de donner est liée à l’inscription d’une maladie dans l’histoire familiale ou amicale, de la connaissance d’un malade ayant bénéficié d’une transfusion.

La quatrième configuration est liée au sentiment de bénéficier du privilège biologique d’être en bonne santé, et plus encore, d’être un « donneur universel ».

J’aurais dû le faire depuis toujours, parce que j’ai le poids pour, j’ai la condition physique pour, donc je pouvais le faire. Quand je dis « une bonne action », je me dis [que] ça peut aider des gens qui ont besoin de mon sang. En plus après, je me suis rendu compte que j’étais O négatif, je crois, c’est celui qui peut donner à tout le monde…

Femme, 45 ans, Bretagne

Le cinquième mode d’engagement met au premier plan l’importance de valeurs citoyennes ou religieuses incorporées par les acteurs, et qu’ils considèrent comme faisant partie de leur personnalité ou de leur identité.

Quand je peux donner un coup de main, apporter un conseil ou quelque chose, c’est volontiers. Ça fait un peu partie de moi. C’est comme ça que j’ai été élevée et que j’ai vu fonctionner mes parents. […] Ma mère procédait de la même démarche. […] Avec une connotation un peu plus religieuse pour elle. Moi, je m’inscris dans un truc un peu citoyen, je suis depuis cette année conseillère municipale.

Femme, 55 ans, Provence

La sixième configuration s’apparente à un raisonnement « coût-bénéfice » dans lequel un investissement corporel assez « faible » peut avoir une très bonne « rentabilité morale ».

Donner son sang, c’est un acte qui est gratuit, qui ne demande rien d’autre que du temps et de la bonne volonté… Et encore, du temps, c’est quarante-cinq minutes tous les six mois, on a vu pire. Donc quand on peut aider à moindres frais, c’est agréable.

Homme, 23 ans, Bretagne

Enfin, le septième mode d’engagement est simplement de répondre à un appel de l’EFS, rappelant la nécessité des dons de sang, ou d’être influencé par la proximité du lieu de prélèvement.

Bien sûr, ce découpage en sept thématiques distinctes correspond à une sorte de « séquençage » permettant d’isoler des conduites spécifiques. Dans le cours ordinaire des vies, ces motifs se conjuguent et composent des agencements comportementaux toujours pluriels.

Ma mère a été très malade, enfin gravement. Et donc, j’ai toujours entendu dire qu’il fallait une transfusion… Ça fait un paquet d’années. Mon père qui était là, du coup, il a donné son sang. Enfin, il s’est senti obligé. […] Et puis, il travaillait à l’usine Renault et chaque fois qu’il y avait une collecte, il y allait. Donc, c’était un peu dans la famille, quoi.

Femme, 42 ans, Île-de-France

Bien qu’orientées par un motif principal, les conduites des donneurs agrègent, le plus souvent, plusieurs logiques. Cependant, il est important de remarquer que les sept justifications ou raisons d’agir que nous venons de présenter subsument l’ensemble des réponses constituant notre corpus, démontrant que l’apparente singularité des façons de devenir un donneur correspond, en fait, à des configurations récurrentes.

Il en résulte que, si d’un strict point de vue médical, le don correspond à un contact entre une personne et une équipe sanitaire, d’un point de vue social, la décision de donner est liée à une plus longue temporalité biographique articulant de façon sensible l’évocation d’une certaine fidélité mémorielle, un travail de transmission ou le sentiment d’appartenir à une « communauté » spécifique. Si la gestion « technique » des rendez-vous est incontournable, tenir compte du sens du geste, de cette mise en récit des raisons de donner et de la fidélité du don est essentiel.

Affects, émotions et accroches

En toutes ses étapes, l’acte concret de donner, loin de se limiter au geste technique du prélèvement sanguin, engage diverses émotions et les modalités sociales de leur expression. De manière discontinue, trois circonstances cristallisent et révèlent l’importance des catégories affectives et des morales ordinaires dans ce domaine sanitaire : l’importance du corps et de la présentation de soi, l’expression adéquate du don et la question de la reconnaissance du donneur.

Tout d’abord, passer à l’acte de donner, c’est-à-dire à « l’affirmation physique d’une opinion » (Champagne 2015), engage le corps des donneurs, et très simplement, cette dimension corporelle affleure dans la moindre crainte des piqûres ou les façons de se sentir « fort », ou au contraire fatigué après le don. Elle se présente comme une incertitude quant aux réactions physiques et émotionnelles lors du prélèvement, induisant des inquiétudes, des réserves et des hésitations quant au don.

Surtout, je sais qu’en ce moment, il y a des pénuries de sang. Le seul problème que je rencontre, c’est que j’ai un petit souci avec les aiguilles et j’ai une petite tendance à tomber dans les pommes.

Homme, donneur, 48 ans, Île-de-France

Liée à cette crainte assez répandue « de la piqûre », donner, c’est prendre le risque de perdre la face, de dévoiler une part de son intimité et de ses éventuelles fragilités.

Je considère le don de sang comme une bonne action, mais il y a peu de bonnes actions qu’on fait avec son corps, avec sa chair. […] Au moment où on est allongé sur le lit avec la piqûre dans le bras, on se retrouve face à des inconnus ou pas… Et puis en fait, du coup, on bascule un peu dans l’intime. On se retrouve au milieu de gens, des fois avec la tête qui tourne, avec le teint tout blanc, etc. Quand on va aider à une distribution de repas aux Restos du Coeur, on ne se dévoile pas autant.

Homme, donneur, 27 ans, Provence

Comme le soulignait Goffman (1974 : 121), « […] l’individu est […] exposé d’une certaine façon du fait des conjonctures fortuites, de la vulnérabilité de son corps et de la nécessité de préserver les convenances ». Donner ne suppose donc pas seulement un accord avec un système de justifications morales, mais un engagement corporel adéquat et une forme de présence soutenue par la mobilisation des sens et une certaine maîtrise de soi.

Outre cette dimension corporelle, le don est aussi un objet de narrations, qui sont souvent très simples et présentent le geste de donner comme une sorte « d’évidence » n’impliquant aucune réflexivité. « C’est un élan, quoi, je ne sais pas comment dire ça. C’est une façon de voir les choses. Je ne saurais pas faire autrement, en fait » (Femme, infirmière, 36 ans, Provence).

Cette modestie des raisons d’agir est redoublée par une forme d’expression idoine, comme si le don — comme tout acte de générosité, de charité ou de solidarité — impliquait une norme comportementale de discrétion. Nos interlocuteurs qualifient leur geste de « normal » ou « naturel » et, selon eux, cette « banalité du bien » n’a pas à être commentée. Si nul n’est censé dissimuler son geste, le fait de donner son sang ne doit pas être utilisé à des fins de promotion personnelle. Comme le souligne Veena Das (2012 : 136), « le langage devient bien plus qu’un système de communication : il exprime des engagements éthiques qui sont devenus complètement ancrés dans la vie de tous les jours » (notre traduction). Et sans doute faut-il entendre dans cette modestie quant au geste et à la discrétion une certaine résonance avec divers préceptes des religions monothéistes énonçant qu’« un homme doit faire l’aumône discrètement sans que sa main gauche ne sache ce qu’a donné sa main droite ». Se glorifier de ses « bonnes actions » transformerait l’altruisme et la noblesse désintéressée de l’acte en une vulgaire vantardise. « Je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque », dit autrement Emmanuel Lévinas (1982 : 94-95). Ce qu’illustrent parfaitement ces propos :

Ah ! Non, non… On ne va pas nous donner des médailles ! Je n’attends pas après ça… […] Je ne cherche pas de reconnaissance. Je le fais parce que je peux le faire, je pense que c’est quelque chose qu’il faut faire. Tout simplement.

Homme, 35 ans, Bretagne

Par un apparent paradoxe, le troisième point concerne pourtant la reconnaissance du donneur. En effet, si celle-ci ne doit pas être explicitement sollicitée, elle est cependant implicitement attendue dans l’ordinaire des interactions, sous la forme d’une attention spécifique accordée au donneur. « Le monde ordinaire est le monde de l’importance, de ce qui compte » (Fasula et Laugier 2021 : 5), et un certain souci de l’autre (care) se définit justement par une attention portée à des choses et des interactions « simples » et souvent négligées (Cavell 2018).

La régularité des réactions face à un refus de don l’atteste. En effet, ce refus est très souvent ressenti par nos interlocuteurs comme un manque d’attention ou de considération, comme un refus de reconnaissance de l’engagement, voire de l’identité du donneur.

A minima, dans cette situation, l’émotion peut prendre la forme d’un simple agacement.

Je sais rétrospectivement que ce n’est pas leur faute, il manquait une infirmière. Mais j’ai répondu à une urgence et on m’a dit : « Vous n’avez qu’à rentrer chez vous. » […] J’ai trouvé que c’était quand même fort de café compte tenu de l’importance… Si on m’a appelé en urgence, c’est qu’il y avait besoin de sang O négatif…

Homme, médecin généraliste, 61 ans, Bretagne

De façon plus virulente, ces défauts d’interaction peuvent entraîner de véritables ruptures entre les donneurs et l’institution sanitaire, comme lorsque des donneurs, découragés d’attendre ou de voir que l’on ne s’intéresse pas à eux, repartent sans avoir donné leur sang.

Enfin, certains refus sont vécus comme une véritable ségrégation ou stigmatisation.

C’est simple. Nous sommes deux, ici, mariés, et nous sommes deux hommes. Et jusqu’à preuve du contraire, les homos ne peuvent pas donner leur sang en France. Aux dernières nouvelles, il semblerait qu’un gay qui veut donner son sang, il faut qu’il soit abstinent pendant au moins un an, je crois… C’est compliqué, c’est scandaleusement… compliqué, je dirais, même… c’est complètement con, quoi[2].

Homme, 63 ans, Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA)

Ces interactions sanitaires témoignent, en négatif, de l’investissement affectif et de l’inscription identitaire du don. « Se considérer comme rabaissé, infériorisé ou méprisé par autrui sans être en mesure d’analyser lucidement cette situation et de trouver les moyens d’inverser la domination que l’on subit » (Rosanvallon 2021 : 51-52) laisse aussi penser que ces refus sanitaires évoquent — voire réactivent — toutes les situations sociales où les acteurs ont éprouvé le sentiment d’être méprisés. « En échouant à reconnaître la douleur des autres, on en vient à les nier, eux, à annihiler l’existence de ceux qui souffrent » (Cavell 2021 : 69). Si l’acceptation du don confirme institutionnellement des valeurs éthiques et des choix d’existence, le refus résonne des multiples questions que soulèvent les humiliations et l’application de l’égalité des droits dans une démocratie (Haroche 1998 ; Sennett 2011).

Toujours liées à cette vaste dimension de la reconnaissance, à l’inverse, d’autres interactions qui, d’un strict point de vue médical, pourraient sembler accessoires, valorisent et « fidélisent » les donneurs. Il en est ainsi de l’accueil.

Moi, j’ai toujours été très bien accueillie par le personnel. Il n’y a jamais eu aucun problème, au contraire. Et ça, je trouve ça très important. […] On n’est jamais perdu, il y a toujours quelqu’un à tous les niveaux. Dès l’arrivée, c’est bien fléché. Ensuite, il y a toujours quelqu’un qui accueille. […] Et tout le monde est très sympa à tous les niveaux et on sent que les gens nous remercient beaucoup.

Femme, 47 ans, Bretagne

De même, la collation proposée après le prélèvement sanguin est ressentie comme un moment essentiel.

J’aime bien ce moment-là. Il y a toujours un des bénévoles qui est là avec le sourire, à raconter des blagues. Moi, je trouve que c’est un moment sympa. On poursuit la discussion avec ceux qui ont été dans la file d’attente en même temps que nous. On noue des petites relations avec de nouvelles personnes.

Femme, 39 ans, Bretagne

Une nouvelle fois, ces verbatim évoquent le banal. Mais ces témoignages soulignent combien les diverses déclinaisons de la reconnaissance du donneur — son accueil, les propos échangés lors du prélèvement, la collation — se présentent comme un « contre-don » modeste, mais essentiel. Plus que dans le dire, la gratitude envers le donneur s’exprime dans de multiples attitudes et manières de faire, et ce qui semble le plus banal — nommer le donneur, lui adresser une parole ou un sourire, demander de ses nouvelles, l’inciter à s’asseoir — constitue en acte une reconnaissance de celle ou celui qui donne. Et c’est pourquoi, pour perdurer, l’accroche initiale doit être soutenue par un ensemble de dispositifs concrets exprimant implicitement la considération que l’institution accorde au donneur.

Les paradoxes de l’incertitude : donner ou ne pas donner en contexte de pandémie de COVID-19

Durant la pandémie de COVID-19, caractérisée par une forte incertitude quant aux risques, notamment pendant la période de confinement, certains ont continué de donner leur sang, d’autres se sont abstenus. Il est fort difficile de différencier strictement ces deux populations, de faire la différence entre ceux qui n’ont pas donné du fait du contexte sanitaire, et ceux qui n’ont tout simplement pas donné à cette période, de la même façon qu’ils ne donnent pas certains mois. Ni le genre, ni la catégorie socio-professionnelle, ni le lieu de résidence ne peuvent massivement expliquer ces conduites et leurs différences.

En revanche, en réduisant l’échelle d’analyse, l’approche qualitative permet d’interroger des dimensions qui, bien que discrètes, n’en sont pas moins essentielles. Ceux qui n’ont pas donné leur sang pendant la pandémie évoquent surtout des obstacles logistiques, et la peur d’une éventuelle contamination. Leur intention de donner leur sang apparaît aussi découragée par des changements dans l’organisation des collectes.

Donneur, ça ne me gêne pas. Je le fais très volontiers, et c’est normal. Mais ce qui me gêne maintenant, c’est de prendre les rendez-vous. Quand on prend les rendez-vous, c’est toujours galère. Dès qu’on dit qu’on prend un traitement régulier pour x ou y raisons, ça vous annule la demande. […] On veut bien faire, et se retrouver bloquée par tous ces algorithmes…

Femme, 47 ans, PACA

À l’inverse, quelques-uns de ceux qui ont donné leur sang évoquent des raisons additionnelles liées au contexte de pandémie, notamment un surplus de disponibilité. Beaucoup d’autres soulignent simplement une continuité ordinaire des dons :

En fait, la période du COVID, j’y suis allée parce que voilà, c’était un moment où j’aurais dû y aller, et voilà, je ne me suis pas trop posé de questions par rapport au COVID.

Femme, 43 ans, Île-de-France

Cette idée de « ne pas se poser trop de questions » est essentielle et peut être déclinée selon plusieurs dimensions. Tout d’abord, comme un bruit de fond dans l’ensemble de nos entretiens se dessine la très grande confiance que les donneurs accordent à l’Établissement français du sang. Plus théoriquement dit, l’EFS est un système expert fiable (Giddens 1994).

Aucune crainte. Ils nous donnaient un masque quand on arrivait […] ils nous faisaient nous laver les mains au savon, ils nous mettent du gel hydroalcoolique, alors… Il n’y avait pas de risques ! D’accord. [Rire] Je pense que c’était un peu trop, mais après, c’est bien… Au moins, ils faisaient tout comme il fallait, donc on ne pouvait rien leur reprocher.

Femme, 37 ans, PACA

Pour les personnes s’exposant à un risque de contamination à d’autres occasions, le risque additionnel paraît négligeable, le lieu du don apparaissant surprotégé par rapport à d’autres lieux beaucoup plus à risque.

Certes, certains présentent leur démarche de don en soulignant que

c’était l’occasion de sortir. […] Je me suis dit : « Ça va être une bonne occase de sortir de la maison. » [Rire] Donc, ça ne m’a pas posé problème.

Homme, 43 ans, Île-de-France

Mais globalement, en regard de cette confiance accordée à l’institution sanitaire, nos interlocuteurs évoquent leurs choix et leurs conduites comme étant très peu réfléchies, et leurs propos, souvent présentés sur le mode de l’évidence, miment cette immédiateté décisionnelle : on fait parce que l’on fait.

Quand je peux donner un coup de main, quand je peux apporter un conseil ou quelque chose, c’est volontiers. Donc, je crois que ça fait un peu partie de moi, en réalité […] c’est assez naturel… Si je peux, je fais. […] Enfin, pour moi, ce n’est pas un geste héroïque. C’est une chose assez naturelle.

Homme, 46 ans, Bretagne

Cette simplicité n’est qu’apparente. En effet, ces quelques verbatim démontrent que « la gestion des risques faite par ces diverses populations n’est aucunement naïve » (Massé 2007 : 18) et correspondent à un ensemble de sélection des conduites envisageables (Seca 2012) et à une certaine familiarisation de l’étrange (Jodelet 1989). Les acteurs acceptent de prendre certains risques ou un certain niveau de risque en regard d’une « utilité espérée » (Massé 2007 : 18) ou pour tenir un engagement essentiel à une certaine estime de soi.

Quand je peux donner un coup de main, quand je peux apporter un conseil ou quelque chose, c’est volontiers. Donc, je crois que ça fait un peu partie de moi, en réalité […] c’est assez naturel… Si je peux, je fais. […] Enfin, pour moi, ce n’est pas un geste héroïque. C’est une chose assez naturelle.

Femme, 42 ans, Bretagne

Par ailleurs, pour expliquer leur décision de poursuivre leur don, nos interlocuteurs se réfèrent au « naturel », au « banal », au « rituel », à la « routine » ou à « ça fait partie de moi ». Leur décision est ainsi présentée, représentée et vécue comme relevant d’une immédiateté décisionnelle où le choix s’effectue automatiquement, avec peu ou pas d’efforts, et sans volonté de contrôle délibéré.

Ces caractéristiques correspondent au schéma conceptuel proposé par Daniel Kahneman (2012), différenciant deux vitesses de la pensée et soulignant que dans la plupart des situations ordinaires, la décision d’agir provient d’un mode d’analyse cognitif qu’il nomme Système 1, qui émet constamment des suggestions, des impressions, des intuitions, des intentions, et des sentiments pour un Système 2, plus réflexif, où ces inclinaisons peuvent se transformer en convictions plus fondées (Kahneman 2012 : 33). Autrement dit, et non sans un apparent paradoxe, moins les raisons d’agir ont besoin d’être évoquées et remises en question et plus elles sont efficaces. Le don étant incorporé comme une dimension de l’existence et de l’identité, « il n’y a plus à revenir sur ce choix ». Ce que dit dans d’autres mots cette donneuse :

Je trouve ça normal d’aller donner mon sang. Je ne me pose pas forcément de questions… à savoir pourquoi je le fais. Je le fais pour des personnes qui peuvent être dans le besoin, et si moi j’étais à leur place, j’aimerais bien pouvoir avoir de l’aide de ces personnes-là, quoi.

Femme, infirmière et pompière, 29 ans, PACA

En fait, déclinée selon divers niveaux d’analyse et d’hypothèses explicatives, la régularité du don apparaît comme sorte de « rite profane » (Piette 2013) conjuguant une éthique ordinaire orientant les choix, une démarche rationnelle permettant d’accorder une grande confiance aux centres de prélèvement, et une « routine [qui] libère d’avoir à décider trop souvent » et apporte, en réduisant l’incertitude liée au contexte sanitaire, une certaine « sécurité ontologique » (Juan 2015 : 20).

Banalité du don, pragmatique de l’action et améliorations « par le bas »

À l’issue de cette enquête, nous retiendrons trois principaux axes de réflexion liant une certaine posture méthodologique à la définition de trois types d’actions.

L’empirique versus le risque de surinterprétation

Le don de sang est l’objet de vastes hypothèses interprétatives le présentant « comme l’acte de solidarité collective par excellence » (Caillé 2021) et il est certes possible, d’un point de vue de philosophie politique, de caractériser in abstracto ce don comme l’illustration d’une économie morale s’opposant à une marchandisation du monde, voire comme une forme d’engagement stable répondant à une fluidité des liens sociaux caractérisant nos sociétés contemporaines (Bauman 2013). Nos analyses lexicographiques confirment que ces valeurs morales constituent une trame sémantique de référence permettant aux acteurs de qualifier leurs choix et leurs jugements.

Cependant, sans doute faut-il se méfier de quelques facilités interprétatives usant d’une sorte d’extension métaphorique abusive de la notion de don. Dire « j’ai sacrifié un week-end pour travailler » ou « j’ai explosé ma carte bancaire » n’évoque aucunement une référence à un ensemble de cérémonies religieuses ou à quelque talent d’artificier. Autrement dit, user d’un terme n’implique nullement que l’on puisse lier des conduites aux diverses connotations qu’une expression peut lexicalement subsumer. Et, plus qu’à de vastes théories anthropologiques mettant globalement le don et le contre-don au coeur du fonctionnement social ; comme nous l’évoquions précédemment, les raisons d’agir de nos interlocuteurs se réfèrent à des dimensions biographiques, professionnelles ou à une sorte de morale pragmatique.

Notre approche empirique souligne ainsi que, sur cette « toile de fond » d’un vaste ensemble de valeurs et de catégories morales, les donneurs agissent en fonction d’une « perception partielle de l’espace social » (Gribaudi 2013 : 288) selon des configurations restreintes liant le don à des dimensions pragmatiques, professionnelles et biographiques spécifiques. Ces pluralités de contextes induisent des modes d’engagement, ou des logiques comportementales variables par lesquelles un sentiment diffus et une inclinaison favorable se transforment en une conduite et un acte de don.

Les situations performatives et les régimes d’engagement

Ce qui précède explique que plus que décrire des systèmes de représentation du don, nous nous sommes attachés à rendre compte de la façon dont des sémantiques sociales en lien avec des trajectoires biographiques spécifiques et des univers matériels concrets constituent des « régimes d’engagement » expliquant les conduites des acteurs (Thévenot 2006).

D’un point de vue descriptif, cette posture axée sur l’analyse des logiques d’action nous a permis d’identifier sept embrayeurs sociographiques du don, et cet angle d’analyse, en dévoilant ces raisons d’agir, ouvre de manière isomorphe sur quelques modestes propositions pratiques.

Tout d’abord, si une grande partie de nos interlocuteurs n’est pas opposée au fait de donner, ils se situent pour la plupart originairement dans des régimes faibles d’engagement, qui se manifestent par des hésitations ou des attitudes de procrastination. Outre l’impact des environnements professionnels dans la santé ou le soubassement de quelques « traditions familiales » ; des circonstances organisationnelles favorables — collectes dans un lycée, une usine, un centre proche, etc. — feront que ces inclinaisons se traduiront en un don concret. Ce passage à l’acte ou cette première expérience sont essentiels puisqu’ils permettent de « franchir le pas », d’affronter l’incertitude de l’environnement technique de prélèvement et de dépasser les craintes liées à « la piqûre » ou aux réactions involontaires de son corps et de finalement mécaniquement, devenir donneur en donnant.

Concrètement, notre analyse souligne que tout autant que des sensibilisations discursives, favoriser ces premiers dons en intervenant pragmatiquement sur des lieux de travail ou d’éducation est primordial. Ce premier contact constitue une première « accroche » incontournable pour passer d’une intention morale à un engagement corporel effectif.

La discrète importance du banal et de l’ordinaire

Ici encore, la posture d’enquête attentive aux témoignages des donneurs ainsi qu’à la description de l’ordinaire (Cavell 2003) peut être déclinée en des propositions d’actions. En effet, l’analyse des propos de nos interlocuteurs a pour but de « rendre visible ce qui est précisément visible […] faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne le percevons pas » (Foucault 1994 : 540-541). Et c’est ainsi qu’au plus « évident » et au plus banal, nos interlocuteurs évoquent l’importance des actes simples qui scandent les interactions avec les équipes de prélèvement et expriment le respect et la reconnaissance. « J’ai appris à reconnaître la délicatesse de l’attention portée aux autres dans leurs moindres gestes » nous dit Veena Das (2010 : 241, notre traduction). Et effectivement, les remerciements, l’usage du nom et du prénom du donneur, les conversations « personnalisées », les collations « humanisées », le partage d’expériences des donneurs, etc., contribuent à une « fidélisation » des donneurs : à une seconde accroche plus pérenne. Ces pratiques ordinaires, où des subjectivités peuvent se rencontrer par-delà les rôles sociaux, construisent un échange dont la réciprocité n’est pas fondée sur une quelconque équivalence, mais dans une sorte de confirmation d’existence que tissent discrètement ces gestes semblant accessoires. Au plus simple et banal, le souci de l’autre qui s’exprime par le don de sang n’appelle aucun retour équivalent, mais par ces gestes d’accueil, l’expression d’une gratitude (Ricoeur 2004). Concrètement, notre enquête plaide pour une poursuite de ces actions de care qui débordent ou nimbent les gestes techniques.