Corps de l’article

Introduction

Le réservoir du barrage hydroélectrique de Saint-Alban, sur la rivière Sainte-Anne, est envahi durant la saison estivale par la navigation de plaisance. Des pontons, des bateaux à moteur et des canots se croisent et se rencontrent, conduits soit par des résidents saisonniers, des résidents permanents ou des visiteurs du Parc naturel régional de Portneuf. Il est difficile d’imaginer, en regardant ce ballet d’embarcations, qu’il y a plus d’un siècle (1894), le plus grand éboulis de l’histoire du Québec en termes d’ampleur a tout ravagé sur son passage, en plus de faucher la vie de quatre Albanois. Même si les berges de ce tronçon de rivière sont demeurées inoccupées pendant des décennies, elles sont aujourd’hui parsemées de chalets saisonniers et de résidences permanentes. Comment un espace jugé dangereux devient-il un espace prisé ? Est-ce parce que les risques de glissements de terrain ne sont plus d’actualité ? Ou est-ce parce que les différents acteurs sociaux (riverains, plaisanciers, gestionnaires du Parc et gestionnaires municipaux) ne sont pas conscients des risques ?

Pour répondre à ces questions et mieux comprendre les attitudes de ces habitants, qui considèrent aujourd’hui le réservoir du barrage de Saint-Alban comme un lieu de loisir et de villégiature, cet article souhaite faire l’examen des processus historiques, économiques et sociaux qui sous-tendent la transformation de cet espace riverain. En mobilisant l’approche théorique de l’écologie politique des catastrophes récurrentes, cet article retrace la mise en place des « vulnérabilités territoriales » associées au contexte historique du bassin versant de la rivière Sainte-Anne, telles que l’aménagement du territoire, les activités économiques et les particularités culturelles (Bouchard-Bastien 2023). Cet angle d’analyse ne positionne d’aucune façon les riverains comme étant des populations vulnérables, mais focalise plutôt sur les relations et les assemblages qui produisent et reproduisent le risque et les iniquités (Faas 2016 ; Companion et Chaiken 2017 ; Oliver-Smith 2020). Retracer les processus historiques de l’occupation du territoire du secteur à l’étude et les représentations sociales de la nature et du risque qui les sous-tendent contribue ainsi à interroger la production de l’espace riverain, les pratiques et les savoirs qui y sont associés.

Basé sur une approche ethnographique et des résultats d’observations non participantes, de recherche documentaire dans des archives et d’entretiens semi-dirigés menés en 2019 avec des riverains et des acteurs institutionnels ayant des rôles et des responsabilités dans la gestion du territoire, cet article retrace les changements d’usages de la rivière Sainte-Anne, à Saint-Alban (Québec, Canada), et les représentations sociales des usagers qui en découlent. Pour ce faire, les notions d’espace amphibien et d’oubli du risque sont présentées, suivies de la méthodologie de l’étude, de la description des résultats et de leur analyse, qui permet de dégager trois caractéristiques de l’espace amphibien du réservoir.

Une approche spatio-temporelle des catastrophes récurrentes

Les études anthropologiques portant sur l’écologie politique des catastrophes postulent que le vrai visage de la « catastrophe » n’est pas l’aléa, mais plutôt la distribution inégale des ressources et des risques produite par l’ordre social en cours (les organisations sociales, les dynamiques politiques, l’histoire, les activités économiques, les valeurs et les croyances, etc.) qui façonne l’environnement physique, et inversement (Button et Schuller 2016 ; Oliver-Smith et Hoffman 2020 ; Hoffman et Barrios 2020 ; Garcia-Acosta 2020 ; Revet 2021). Ainsi, au lieu de ne documenter que la crise et les mesures d’urgence qui y sont associées, cette approche spatio-temporelle amène l’anthropologue à définir les éléments sociaux et environnementaux qui font partie de la co-construction de la catastrophe dans le temps, tels que les transformations du territoire, les systèmes économiques et les dynamiques de pouvoir (Langumier et Revet 2011 ; Faas et Barrios 2015). Dans un contexte de catastrophes récurrentes, il est judicieux de poursuivre l’examen des rapports socio-environnementaux dans le temps afin d’anticiper les futures catastrophes.

L’anthropologie amphibienne d’un réservoir

En se penchant sur un espace créé par le réservoir d’un barrage hydroélectrique sur une rivière québécoise, cet article souhaite contribuer au développement de l’anthropologie amphibienne en mobilisant cette approche dans un contexte de catastrophes. Ce cadre théorique propose un regard sur la confluence des ontologies de l’eau et de la terre, deux dimensions traditionnellement séparées qui génèrent ensemble des spécificités qui s’articulent dans les expériences et la production sociale des lieux (Lefebvre 1998 ; Gagné et Rasmussen 2016). L’anthropologie amphibienne permet ainsi d’examiner des caractéristiques sociales et des changements environnementaux associés à ces matérialités perçues, utilitaires et symboliques que sont les accumulations de sable, les glissements de terrain et les fluctuations mécaniques et saisonnières de l’eau. Cet angle d’analyse ethnographique s’avère pertinent dans l’examen des phénomènes de l’érosion et des inondations récurrentes afin de mieux comprendre les représentations des risques et de la nature dans le temps.

Basée initialement sur les travaux du géographe Erik Swyngedouw (1999) et sur le concept d’« hydrosocialité », qui fait référence aux relations sociales, économiques et politiques induites par l’eau en tant que ressource naturelle (Krause 2017 : 404), l’anthropologie amphibienne suggère d’examiner les relations sociales en vertu de leur lien avec un environnement amphibien, tel que les deltas de rivières (Cortesi 2021 ; Krause et Harris 2021), la fonte des glaciers et du pergélisol (Orlove 2016 ; Krause 2022) ou la fracturation hydraulique (Willow 2016). À l’instar des zones deltaïques, l’érosion des berges et l’ensablement de la rivière Sainte-Anne génèrent aussi pour les riverains une profonde implication avec les mouvements de l’eau qui se matérialisent comme étant

[…] une interaction en constante évolution entre la terre et l’eau, résultant de l’inondation, du drainage, de l’assèchement et de l’irrigation, de l’enfoncement, de l’envasement, de la sédimentation, de la canalisation, de l’érosion et de la poldérisation.

Krause 2017 : 403, ma traduction

Faisant écho à la « rythmanalyse » d’Henri Lefebvre (2004, cité dans Krause 2017 : 407), ces cycles de la nature, de l’eau et du sable décrits précédemment par Krause, et qui caractérisent l’hydrosocialité, la vie quotidienne, les représentations sociales et les interrelations entre les habitants, seront mobilisés dans cet article pour faciliter la prise en compte du caractère social de l’espace créé par le barrage hydroélectrique de Saint-Alban.

L’anthropologie amphibienne sera particulièrement intéressante à mobiliser dans cet article pour l’examen de ce que sont les « zones inondables » et les « zones à risque » pour les riverains qui y vivent. Ces espaces amphibiens sont socialement construits et leurs représentations varient selon les organisations, les groupes et les individus. Contrairement au traitement qu’en font certains acteurs sociaux, cet espace n’est pas une zone homogène où l’ensemble des résidents serait vulnérable, mais plutôt un lieu où chacun perçoit et vit une interaction particulière avec les composantes terrestres et aquatiques en mouvement. Ainsi, cet angle d’analyse permettra de mieux comprendre pourquoi certains phénomènes (érosion, inondation) sont perçus comme des risques territoriaux systémiques pour certains groupes, et comme des anecdotes ponctuelles pour d’autres (Apthorpe et Borton 2019).

L’oubli du risque d’érosion et d’inondations

Dans une perspective spatio-temporelle, la mise en place du barrage hydroélectrique de Saint-Alban et la création du réservoir, de même que les changements dans l’occupation du territoire et les usages de la rivière qui en découlent semblent avoir interféré dans la mémoire et l’oubli des risques environnementaux des acteurs sociaux de ce secteur. Ainsi, cet article vise également à mettre en lumière l’apport (ou le non-apport) de cet espace amphibien sur ces capacités qui entrent dans la composition d’une culture riveraine du risque.

En tant que processus de production de sens, les notions de mémoire et d’oubli sont socialement organisées dans le temps et dans l’espace, ce qui permet de dégager, grâce à leur commémoration ou à leur omission, certains éléments de la relation entre les sociétés et leur environnement (Connerton 2008 ; Centemeri 2013 ; Reghezza-Zitt et al. 2020). L’oubli n’est donc pas qu’une absence de mémoire, mais également un processus conscient ou inconscient et aux fonctions particulières dans une dynamique de groupe (Monteil etal. 2020). D’un regard socioanthropologique, l’oubli peut ainsi résulter d’une répression ou viser à assurer une continuité (Connerton 2010). En revanche, dans une perspective de gestion des risques d’érosion et d’inondations, l’oubli du risque peut devenir un facteur de vulnérabilité, en favorisant notamment un relâchement des mesures de protection, d’où l’intérêt de s’y pencher (Oliver-Smith 2020). S’attarder à ce processus est tout aussi éclairant sur les sens et les dynamiques de pouvoir que de cibler ce qui a été commémoré et transmis (Weiss et al. 2006). La mise en mémoire collective étant un processus dynamique et politisé qui permet de comprendre, dans une perspective d’écologie politique, les mécanismes de luttes d’accès aux ressources et au pouvoir ainsi que les représentations sociales du risque, il devient révélateur de s’attarder à ce qui a été écarté et « oublié » (Revet et Langumier 2013).

Terrain d’étude et méthodologie

Cet article est basé sur une ethnographie[1] du bassin versant de la rivière Sainte-Anne (régions de Portneuf et de la Mauricie, Québec, Canada), réalisée auprès de riverains vivant dans un contexte d’inondations et d’érosion récurrentes et d’acteurs institutionnels qui ont des rôles et responsabilités dans la gestion du risque. Incluant des rivières tributaires telles que la Bras-du-Nord, la Blanche, la Noire et la Niagarette, et le fleuve Saint-Laurent à son embouchure, le bassin versant de la rivière Sainte-Anne offre une topographie qui est sujette aux inondations récurrentes par endroit (CAPSA 2014). De plus, ce territoire bénéficie d’une occupation ancienne, ce qui permet d’inscrire l’analyse dans un récit historique d’interrelation entre la rivière et la population de ces régions (Mercier et Hamel 2007 ; Fressoz et al. 2014). Le choix méthodologique de circonscrire l’étude dans l’espace d’un bassin versant a également été un moyen de tenir compte de la dimension spatiale comme étant une productrice de localités, à travers les legs historiques, les pratiques de voisinage, les rituels quotidiens et les fonctions économiques (Strang 2006 ; Oliver-Smith et Hoffman 2020).

Quatre municipalités (Saint-Raymond, Saint-Alban, Saint-Casimir et Sainte-Anne-de-la-Pérade) vivant des catastrophes récurrentes (inondation, érosion et submersion) dans le bassin versant ont été identifiées, et un échantillon par quotas a été constitué dans chacune d’elles, afin d’assurer une représentativité la plus fidèle possible de la population (Gauthier et Bourgeois 2016). Cet article se penche spécifiquement sur le cas des villégiateurs de Saint-Alban (voir Fig. 1).

Fig. 1

Site de l’étude de cas et nouveaux aménagements dans le réservoir du barrage hydroélectrique de Saint-Alban

Site de l’étude de cas et nouveaux aménagements dans le réservoir du barrage hydroélectrique de Saint-Alban
Source : Michelle Brais (2023)

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L’article mobilise des entretiens semi-dirigés réalisés en 2019 avec 14 riverains et 5 acteurs gouvernementaux et communautaires (n=19). Les 14 citoyens rencontrés (4 femmes et 10 hommes) étaient âgés de 40 à 89 ans et ils détenaient une expérience comme riverains variant entre 9 et 60 ans. Une recherche avec l’aide d’un archiviste professionnel au Centre d’archives régional de Portneuf a également été menée durant cette période. Cet exercice a permis de colliger l’ensemble des documents en leur possession (photographies, recueils de textes, coupures de journaux, comptes rendus de séances municipales, articles scientifiques) qui abordait le thème des inondations et des glissements de terrain. Une recherche dans les archives photographiques de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) a également été réalisée avec des mots clés associés au territoire du bassin versant de la rivière Sainte-Anne et aux événements catastrophiques.

Le recrutement de riverains volontaires s’est effectué au moyen d’affiches publicitaires diffusées dans quelques médias sociaux, des lieux publics et dans les bulletins municipaux, alors que les acteurs institutionnels ont été recrutés par contact téléphonique direct, puisque ces derniers étaient préalablement identifiés grâce à leur fonction. Les riverains étaient encouragés à m’accueillir à leur domicile afin de compléter l’entrevue semi-dirigée par le relevé à pied, en bateau ou en motoneige d’une trajectoire particulière au bord de la rivière (transect ethnographique) permettant d’identifier les éléments mobilisés par les riverains (outils, paroles, gestes, etc.) et de poursuivre les discussions thématiques (Denzin et Lincoln 2005). Une visite de la centrale Saint-Alban 2 sur la rivière Sainte-Anne a également été réalisée à la suite d’un entretien semi-dirigé avec un riverain.

Les entrevues semi-dirigées ont été enregistrées avec l’accord de chacun des participants. D’une durée moyenne d’une heure et demie, les entretiens ont été conduits en français et retranscrits dans leur intégralité. Les textes ont par la suite été découpés en unité de sens et classés selon les thématiques de la recherche (Gauthier et Bourgeois 2016). Notamment, les catastrophes significatives pour les riverains rencontrés ont été consignées comme marqueurs temporels afin de documenter les processus historiques, la mémoire collective et l’oubli. Au final, la triangulation des données (entretiens semi-dirigés, recherche documentaire, observation non participante et transects ethnographiques) a permis d’explorer les dynamiques de rapport de pouvoir entre les différents acteurs et la construction des savoirs dans une perspective spatio-temporelle.

Parmi les limites de l’étude, il faut mentionner qu’il est possible que certains types de riverains aient choisi de ne pas participer à l’étude, notamment pour se préserver psychologiquement. Par ailleurs, l’étude reflète l’état de la situation entre 2019 et 2020 seulement. L’adaptation aux changements environnementaux est un processus dynamique et plusieurs mesures ont été mises en place depuis la réalisation du travail de terrain, notamment le Plan de protection du territoire face aux inondations et le déploiement de bureaux de projets régionaux. Ainsi, des récits et des pratiques de certains riverains peuvent avoir changé.

D’une rivière industrielle et dangereuse à une rivière « naturelle » et prisée

Cet article soulève l’hypothèse que la mise en place du barrage hydroélectrique de Saint-Alban et le développement de la villégiature ont transformé et requalifié cet espace riverain risqué en espace amphibien prisé. Cette redéfinition du paysage et les changements de flux qui y sont associés modulent les expériences du lieu (Gagné et Rasmussen 2016 : 151). Initialement, la paroisse de Saint-Alban a développé, au milieu du XIXe siècle, son coeur villageois détaché des rives escarpées de la rivière Sainte-Anne au profit des plaines fertiles des rivières Blanche et Noire. Ainsi, contrairement à d’autres coeurs villageois traversés par la rivière Sainte-Anne, tels que Saint-Raymond, Saint-Casimir et Sainte-Anne-de-la-Pérade, les berges du secteur de Saint-Alban sont demeurées inhabitées pendant plusieurs décennies. La survenue d’un important éboulis le 27 avril 1894, qui a causé la mort de quatre Albanois en emportant des bâtiments (maisons, granges et moulin à pulpe) et une surface de plus de six millions de pieds cubes d’argile et de sable dans la rivière, contribua certainement à consolider la représentation de la rivière Sainte-Anne comme un endroit dangereux, décourageant du même souffle la construction d’habitations à ses abords et la pratique d’activités récréatives (Gariépy 2005). Selon les témoignages de l’époque[2], l’éboulis a créé un grand coup d’eau qui a ravagé les rives de la rivière sur des kilomètres et emporté les ponts de Saint-Alban, Saint-Casimir et Sainte-Anne-de-la-Pérade (ibid.). Les amas de terre ont par la suite complètement asséché la rivière Sainte-Anne durant quelques heures, ce qui a forcé le cours d’eau à se trouver un nouveau chemin. S’en sont suivi des torrents d’eau boueuse et des débris variés qui ont été charriés jusqu’au fleuve Saint-Laurent. La section du rang où résidaient les quatre victimes n’a pas été reconstruite. Afin de sécuriser définitivement les rives érodées devenues à risque, une douzaine de maisons ont également été démolies ou déplacées à la suite de l’événement dans le coeur villageois de Sainte-Anne-de-la-Pérade (ibid.).

Quelques années après la survenue de l’éboulis, la vocation industrielle de la rivière Sainte-Anne s’est consolidée grâce aux activités d’exploitation forestière menées par les municipalités de Saint-Raymond et de Saint-Casimir, respectivement en amont et en aval de Saint-Alban. Jusque dans les années 1960, la rivière Sainte-Anne fut ainsi utilisée pour le flottage de bois entre les chantiers, les usines de transformation (planches et pâte à papier) et les voies ferrées (Genois 2012 ; Tessier 2012). Comme l’illustre ce participant octogénaire natif de Saint-Alban, cette activité économique ne permettait pas d’avoir accès à la rivière Sainte-Anne pour les loisirs tels que la baignade ou la navigation de plaisance :

La rivière à l’époque, moi quand j’étais jeune, elle était exploitée pour le transport de la pitoune[3]. Donc on n’avait pas accès tant que ça, l’été, à la rivière, pour aller se baigner. On ne pouvait pas faire de bateau dessus. On n’avait pas ces possibilités-là, parce qu’on aurait pu traverser la rivière en marchant sur les pitounes.

Avec un coeur villageois un peu en retrait, la rivière Sainte-Anne semble donc avoir joué un rôle secondaire dans les activités récréatives des premiers Albanois. Les hameaux de villégiature pour ces résidents majoritairement agriculteurs se seraient plutôt concentrés autour des lacs situés dans l’arrière-pays.

De la production d’électricité à l’accueil de touristes

Déjà exploitée par l’industrie forestière, la force motrice de l’eau de la rivière Sainte-Anne a également été repérée pour son potentiel de production d’hydroélectricité. C’est ainsi qu’une première centrale hydroélectrique (Saint‑Alban 1) et son barrage ont été aménagés entre 1911 et 1917 sur le site d’une chute naturelle de plusieurs mètres (Dubois et al. 2014). Ce projet avant-gardiste pour l’époque a été réalisé par la Compagnie hydraulique de Portneuf, et visait à répondre à la demande domestique en électricité des municipalités de Saint-Alban, Saint-Marc-des-Carrières et Deschambault (ibid.). Les ambitions de ce groupe d’investisseurs ont toutefois été de courte durée puisque Saint‑Alban 1 a été détruite lors d’importantes inondations en septembre 1924[4], et la Compagnie hydraulique de Portneuf a fait faillite la même année (MCC 2013).

Racheté par la Portneuf Power Company, une filiale de la Shawinigan Water and Power, le site a été rapidement reconstruit entre 1925 et 1927 à proximité des vestiges de Saint-Alban 1, dont les ouvrages de retenue en béton dans la rivière sont toujours visibles aujourd’hui (Dubois et al. 2014). Prenant acte du passé, la relocalisation de la centrale Saint-Alban 2 par les nouveaux propriétaires visait à exploiter le potentiel hydroélectrique de la rivière tout en se protégeant des crues. Pour ce faire, une conduite forcée hors sol en bois de 628 mètres de longueur a été aménagée pour amener l’eau jusqu’à la turbine, ce qui a permis de préserver la centrale durant sa phase d’exploitation (MCC 2013). Prise en charge par la société d’État Hydro-Québec lors de la nationalisation de l’hydroélectricité en 1962, la centrale Saint-Alban 2 aurait dû être assurée d’une pérennisation de son exploitation, mais elle a été désaffectée en 1983 en réponse à la récession économique, qui a entraîné un ralentissement de la demande en électricité et qui a occasionné une réorientation des mandats d’Hydro-Québec (Mercier et Hamel 2007 ; Hydro-Québec 2022). Les infrastructures ont été laissées à l’abandon à ce moment, et ce, jusqu’en 1996, où une nouvelle centrale (Saint-Alban 3) a été aménagée en amont des installations initiales par une entreprise privée ontarienne (Algonquin Power Holdings Inc.) afin de reprendre une production hydroélectrique de proximité (Mercier et Hamel 2007 ; MCC 2013).

Depuis les années 2000, un organisme d’économie sociale (Action plans d’eau — plein air) a été mandaté par la municipalité de Saint-Alban pour valoriser le site des gorges de la rivière Sainte-Anne (voir Fig. 2).

Fig. 2

Gorges en aval du barrage de Saint-Alban, rivière Sainte-Anne

Gorges en aval du barrage de Saint-Alban, rivière Sainte-Anne
Source : Emmanuelle Bouchard-Bastien (2019)

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Ce projet, bien accueilli par la population locale selon les participants rencontrés, n’a pas été freiné par les risques associés à l’érosion ni par les inondations. Situé en aval du barrage de Saint-Alban, ce site prisé des grimpeurs est composé de roches sédimentaires et comprend également la centrale hydroélectrique désaffectée de Saint-Alban 2 (voir Fig. 3).

Fig. 3

Centre d’interprétation, centrale hydroélectrique Saint-Alban 2

Centre d’interprétation, centrale hydroélectrique Saint-Alban 2
Source : Emmanuelle Bouchard-Bastien (2019)

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Le bâtiment principal en brique et en béton, la cheminée d’équilibre et la conduite forcée hors sol en bois ont ainsi été aménagés en centre d’interprétation afin d’y accueillir des visiteurs (MCC 2013). La cheminée d’équilibre en acier a également été aménagée en salle d’exposition sur le métier d’opérateur de centrale et la fabrication de l’électricité, ce qui fait de l’ensemble du site un témoin remarquable de l’histoire de l’hydroélectricité dans la région (ibid.). La préservation de ce site, et plus particulièrement du barrage de Saint-Alban, qui empêche la submersion de la centrale et des parois rocheuses, comprend également l’amont de la rivière Sainte-Anne, qui est composé d’un réservoir navigable de 14 kilomètres. Le maintien du barrage de Saint-Alban est donc ardemment souhaité par bon nombre de riverains et d’acteurs socio-économiques, puisque son démantèlement entraînerait des conséquences significatives sur les usages connexes actuels qui touchent le tourisme, le plein air et la villégiature.

Des ensembles résidentiels récents et informels

Comme mentionné plus tôt, la rivière Sainte-Anne ne semble pas avoir été un endroit très fréquenté par les premiers Albanois, car elle était perçue comme un endroit dangereux. Or, à partir des années 1960, des propriétaires terriens auraient commencé à céder des droits de passage sur leurs terres agricoles pour permettre à des villégiateurs provenant de l’extérieur de bénéficier d’un accès à l’eau du réservoir navigable (voir les « nouveaux aménagements » sur la Fig. 1). Ces premiers villégiateurs saisonniers étaient majoritairement issus de la municipalité voisine de Saint-Marc-des-Carrières, composés notamment de familles ayant fait fortune grâce aux carrières de pierres et aux industries connexes. Face à cette nouvelle demande, des propriétaires terriens ont commencé à vendre de petits lots sur le bord de la rivière, et des chalets rudimentaires ont vu le jour. Exclusivement basé sur le bouche-à-oreille, le peuplement de cette zone a été dans les premiers temps très homogène, c’est-à-dire composé de membres de la même famille ou d’amis proches. Le cadastrage des lots et l’aménagement des chemins, quant à eux, étaient réalisés par les propriétaires des terrains qui agissaient comme maîtres d’oeuvre du développement de leur parcelle. Ce secteur se développa donc en marge des règles d’urbanisme[5] et par des groupes qui ne partageaient pas les mêmes représentations sociales de la rivière et des risques que les familles albanoises de longue date.

Aujourd’hui, les droits de passage sont devenus dix « entrées » privées à partir de la route régionale 354, où la plupart des nouveaux propriétaires ont subdivisé les terrains riverains en dizaines de petits lots. Une des conséquences de cette initiative est que les lots sont petits et les résidences très rapprochées, ce qui génère des défis de cohabitation entre voisins, en plus de respecter difficilement les normes environnementales aujourd’hui en vigueur à propos des bandes riveraines et des installations septiques. La conception artisanale des chemins pose également certains défis pour les riverains actuels, tels que des dénivellations importantes vers la rivière qui demandent l’utilisation d’un véhicule à quatre roues motrices et l’ajout annuel de pierres concassées pour restreindre l’érosion. L’attrait de la rivière n’en demeure pas moins important, et une demande grandissante pour ces secteurs est remarquée par les riverains et acteurs institutionnels rencontrés. Comme l’explique ce riverain en racontant l’histoire de son chalet, certains lots commencent à être vendus sur le marché à des citoyens du Québec provenant de l’extérieur de la région de Portneuf :

Des amis sont venus s’installer à côté, ensuite des membres de la famille. À un moment donné, c’étaient que des oncles et des tantes. Puis là, à un moment donné, ça a commencé à arrêter. Il y a des intrus qui ont acheté.

Une tendance vers la conversion des chalets saisonniers en résidences permanentes est également observée. Unanimement, ces nouveaux riverains ont choisi d’investir dans ce milieu de vie pour l’accès à la nature qu’il leur procure. Les risques d’érosion et d’inondations ne semblent pas avoir pesé lourd dans la balance, même s’ils sont pourtant visibles et documentés.

Comme en témoigne l’éboulis de Saint-Alban de 1894, ce secteur du bassin versant en pleine expansion domiciliaire demeure propice à l’érosion. Ce phénomène est aujourd’hui bien documenté, comme l’explique ce représentant municipal de Saint-Alban en décrivant une carte géographique :

Tu vois où c’est rouge, ce sont des zones de mouvement de terrain. Rouge, c’est plus à risque. Ici, c’est moins à risque. […] Tu vois, partout où ce qu’il y a une courbe, c’est plus à risque. Il y a plus de talus aussi, tu vois que ça déboule. Où c’est rouge, ça déboule.

Comme l’illustre cet intervenant, l’érosion est plus importante dans les courbes de la rivière, où le débit s’accélère et les embâcles s’accumulent au printemps, ainsi que dans les zones escarpées. Or, certains des chalets construits entre les années 1950 et 1970 sont situés dans ces zones vulnérables et subissent actuellement des pertes de terrain importantes et récurrentes (voir Fig. 4).

Selon les témoignages recueillis, un chalet aurait déjà été démoli à cause de l’importance du phénomène, et un autre aurait déjà été déplacé. Au moment de la collecte des données, ces riverains composaient de manière individuelle avec les conséquences de ces vulnérabilités territoriales. Il est à prévoir que d’autres résidences subissent un sort similaire dans les années à venir, puisque plusieurs riverains observent de l’érosion chaque année, incluant la chute d’arbres.

Un espace amphibien créé par le barrage hydroélectrique et son réservoir

L’étude de l’occupation récente du réservoir de la rivière Sainte-Anne à Saint-Alban permet de mettre au jour les relations discursives de ces riverains avec la composition (les animaux, le sable) et les usages (le tourisme et la navigation) de cet espace amphibien socialement construit (Swyngedouw 1999 ; Krause 2017). L’espace créé par le réservoir du barrage hydroélectrique de Saint-Alban module ainsi les représentations sociales de la nature et des risques de ces citoyens, en plus d’influencer leur vie quotidienne et leur vision d’avenir (Low 2011 ; Claus et al. 2015 ; Marino et Faas 2020).

Fig. 4

Érosion des berges, rivière Sainte-Anne, Saint-Alban

Érosion des berges, rivière Sainte-Anne, Saint-Alban
Source : Emmanuelle Bouchard-Bastien (2019)

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Un espace naturel

Les riverains occasionnels et permanents du réservoir de Saint-Alban sont sensibles aux bienfaits pourvus par l’accès à la rivière Sainte-Anne, et ont développé pour la plupart un attachement fort à leur milieu de vie à cause de la présence de l’eau, de la végétation et de la faune qui y est associée (oiseaux, castors, renards, chevreuils, etc.). Le tronçon de la rivière Saint-Anne à cette hauteur semble particulièrement « naturel », car qualifié de « sauvage »[6] par la majorité des riverains rencontrés. La présence d’arbres matures et le fait qu’il y ait peu ou pas de bâtiments sont les causes évoquées pour appuyer cette représentation, comme le décrit cette riveraine permanente de Saint-Alban :

La rivière Saint-Anne, c’est la rivière où tu imagines puis tu entends les singes, mais il n’y en a pas ! Il y a des saules qui donnent un effet, pas morbide, mais… elle est spéciale cette rivière. Puis comme ça déboule par endroit, il n’y a pas de chalets partout. Donc dans certains secteurs, tu te sens vraiment comme dans un lieu sauvage.

Comme le souligne cette informatrice, l’accès à cette nature, qui a été façonnée principalement par la composition géologique des sols, les activités industrielles et la création du réservoir, est associé à des vulnérabilités territoriales pour ces habitants, puisque cette zone est hautement érodable.

La rivière Sainte-Anne est sablonneuse dans ce secteur et l’accumulation de sable caractérise des paysages prisés par les villégiateurs sous forme de petites plages. Ces secteurs s’inscrivent pleinement dans une conception amphibienne de l’espace, où l’eau et les sédiments s’articulent dans la production de l’espace et dans les expériences des riverains (Gagné et Rasmussen 2016 ; Cortesi 2021). Ils sont toutefois peu connus et fréquentés, car accessibles seulement par bateau. Ces amoncellements de sable sont dynamiques dans le temps et sont fréquentés pour tenir des rassemblements informels et faire des pique-niques, comme le décrit cette riveraine : « Il y a des plages qui changent de place tous les ans et où on peut aller. Il y a de petits paradis pour tout le monde qui veut arrêter en bateau. » Ces différents cycles (météorologiques, climatiques, mécaniques, etc.) qui rythment le déplacement des plages font échos au cadre analytique de l’anthropologie amphibienne proposé par l’anthropologue Franz Krause (2017). Ces phénomènes, analysés comme étant une « repetition with difference », s’inscrivent dans la composition du quotidien et des représentations sociales de la nature de ces riverains (Krause 2017 : 406). Certaines de ces plages, qui seraient essentiellement le produit de l’érosion des berges, sont plus persistantes dans le temps, selon la quantité de sable qui s’est effondré, comme l’observe ce riverain natif de Saint-Alban en parlant d’un éboulis survenu chez son voisin il y a environ 20 ans :

Le glissement a bouché quasiment la moitié de la rivière et ça a fait une belle plage. Puis la plage est encore là d’ailleurs, il y a du monde qui arrête là. C’est sûr qu’au fil du temps, le sable est parti, mais sur le bord, c’est un bon escarpement de sable, puis le monde arrête là.

Au final, le risque d’érosion est relevé par des riverains exposés, mais sauf quelques exceptions, peu d’entre eux semblent avoir des préoccupations à cet égard. Ces villégiateurs rencontrés mettent plutôt l’accent sur l’accès qu’ils ont à cette nature exceptionnelle, qui contribue à leur bien-être. La présence manifeste de la nature grâce à la proximité des oiseaux et des mammifères, le ressourcement que procure la contemplation de la rivière et la tranquillité assurée par le petit nombre de propriétaires dans les entrées privées sont synonymes d’une bonne qualité de vie, sans égard au fait que cet espace ait été créé par un barrage hydroélectrique.

Un lieu sécuritaire

La mise en eau du réservoir du barrage de Saint-Alban en 1911 semble être la principale cause de la récurrence de l’érosion dans ce secteur. Avant cet aménagement, les berges de la rivière Sainte-Anne étaient vraisemblablement enclavées dans des gorges de roches sédimentaires, comme il est encore possible de l’observer en aval du barrage. Avec l’augmentation du niveau de l’eau, la rivière atteint maintenant le substrat sablonneux de la forêt, comme l’explique cet acteur associé au domaine municipal de Saint-Alban :

Si tu enlèves le barrage, ce sont des gorges continues. Donc l’érosion est venue du fait qu’on a inondé ce micro-bassin versant. Puis l’eau frappe les abords. L’eau, autrement dit, a accès aux berges. Elle n’avait pas accès aux berges avant.

Cette situation apporte beaucoup de mouvement et d’instabilité à la rivière en amont du barrage, comparativement à l’aval, où la rivière est très stable, comme le souligne cet autre intervenant, également natif de Saint-Alban :

La rivière en amont, elle a bougé beaucoup depuis que je la connais. Il y a de l’érosion dans ses berges. C’est un sol qui est instable de par la création du barrage hydroélectrique : création de méandres, disparition de méandres, élargissement, rivière plus étroite.

Malgré ce constat bien évident, plusieurs villégiateurs provenant de la municipalité de Saint-Marc-des-Carrières et d’ailleurs ne semblent pas considérer le barrage comme étant une cause de l’érosion. Au contraire, la plupart d’entre eux apprécient grandement la présence de cet aménagement, car il leur permet de pratiquer la navigation de plaisance sur la rivière.

D’autres causes sont plutôt évoquées et associées essentiellement à des modifications réalisées par des propriétaires de chalets, telles que le déboisement, le remplissage de zones humides et l’enrochement des berges. Dans une moindre mesure, un seul riverain a évoqué la vulnérabilité territoriale historique de ce secteur pour expliquer les phénomènes d’érosion, et ce dernier est natif de Saint-Alban et très impliqué dans sa collectivité. Il a rappelé dans son récit que ce secteur était propice à l’érosion depuis longtemps, et qu’en plus de l’éboulis de 1894, il y avait eu un autre éboulis important vers 1917, vis-à-vis l’entrée six, qui serait à l’origine de l’entonnoir devenu station de ski pendant un cours moment durant les années 1960. Cet événement n’a été nommé par aucun autre des informateurs de la région, incluant les villégiateurs qui vivent actuellement à l’entrée six, sur l’amas de matériaux éboulés. Le fait que les riverains n’aient pas spontanément fait référence aux éboulis de 1894 et de 1917 lors des entretiens suggère un oubli collectif du risque possiblement associé à la formation d’une nouvelle identité collective en cours et à un bénéfice pour le bien commun (Connerton 2008). Ces dynamiques peuvent toutefois positionner les riverains en situation de vulnérabilité, car ils seront surpris par les changements environnementaux et ne seront pas préparés à affronter cette épreuve (Connerton 2010 ; Monteil et al. 2020). Au sein du territoire à l’étude, deux mécanismes favorisant l’oubli du risque apparaissent ainsi déterminants, soit les changements démographiques et socio-économiques des dernières décennies, et les écueils dans la patrimonialisation de certains événements marquants, dont l’éboulis de Saint-Alban.

Outre le risque d’érosion, le secteur du réservoir est également propice aux inondations récurrentes. D’ailleurs, le barrage de Saint-Alban a une histoire qui est ponctuée de crues marquantes. S’attarder à ces phénomènes permet de mettre au jour l’influence du barrage hydroélectrique dans la perception des risques de certains riverains. À l’heure actuelle, un petit nombre de riverains remarquent que les crues de la rivière Sainte-Anne continuent de malmener le barrage qui peine à les contrôler, mais ces derniers ne sont pas majoritaires. La plupart des riverains rencontrés croient plutôt que le barrage de Saint-Alban permet de contrôler la rivière et de réduire le risque de débordements. La perception de contrôle des inondations qui est présente chez ces villégiateurs semble avoir été renforcée à la suite des rénovations qu’a subies le barrage dans les dernières années, comme l’explique ce riverain quinquagénaire de Saint-Alban en faisant référence aux rénovations de 1995 :

Moi, les souvenirs que j’ai, c’est qu’il y avait des années où l’eau montait beaucoup plus haute qu’actuellement. Jusqu’à l’arrière du chalet même. Puis, depuis qu’ils ont rénové le barrage, l’eau est contrôlée. Je n’ai quasiment plus d’inquiétudes.

D’autres attribuent l’amélioration du contrôle des crues à l’automatisation de la gestion du barrage (ouverture et fermeture des vannes), qui a également débuté à la suite des travaux de 1995 (Mercier et Hamel 2007). À l’époque où les vannes étaient contrôlées par un opérateur sur place, les manipulations s’effectuaient en fonction d’un jugement professionnel qui était principalement basé sur le niveau de l’eau, la météo et la situation en aval, dans le centre du village de Saint-Casimir. Selon les témoignages recueillis, la fréquence et l’ampleur des débordements étaient plus intenses à cette époque, autant à Saint-Alban qu’à Saint-Casimir. Ainsi, pour ces riverains, la présence du barrage et sa modernisation contribuent grandement à atténuer leurs préoccupations à l’égard des crues et des débordements, et, de surcroît, à augmenter leur sentiment de sécurité.

Un paysage lucratif

Le barrage de Saint-Alban et son réservoir sont également associés à l’offre récréotouristique, et plus particulièrement à la navigation de plaisance. La récente rénovation (2018) du barrage a permis de mettre au jour des préoccupations importantes chez des riverains quant à sa pérennisation, ce qui suggère une dépendance économique vitale à cette infrastructure. Comme le souligne ce riverain avec soulagement, en parlant des travaux de 2018 : « On a été sauvés. » Ce dernier fait référence au fait que sans les interventions du barrage, le niveau de la rivière serait très bas en été et la navigation ne serait plus possible. Or, cette activité est centrale pour un bon nombre de riverains qui ont choisi de vivre dans ce secteur. La fin de la navigation de plaisance serait également associée à une perte de la valeur immobilière de leur chalet selon certains riverains, comme le souligne cette riveraine permanente, en se référant également aux rénovations de 2018 :

S’il avait fallu qu’il n’y ait plus de barrage, nous autres, ça ne vaut plus rien. La rivière aurait été un trou d’eau, puis on aurait été infesté d’insectes, puis on aurait fait du quatre-roues [véhicule tout-terrain] au lieu de faire du bateau. Tu sais, ça prend la rivière, pas le choix.

Pour cette riveraine, la valeur foncière de sa maison dépend de la rivière et de ses usages récréatifs. La vision exprimée, soit de faire du quatre-roues dans la rivière, apparaît caricaturale, mais elle permet d’illustrer clairement que pour cette citoyenne de Saint-Alban, il n’y a plus de rivière sans le barrage. Le « waterscape » associé à l’espace du réservoir, pour reprendre le concept de Swyngedouw (1999), est devenu un paysage lucratif grâce à la villégiature et à la navigation de plaisance. Initialement mis en place pour la production de l’hydroélectricité, la colonisation récente de ces berges décuple les liens de dépendance économique entre les riverains et ce paysage hydraulique.

Ce lien de dépendance économique se retrouve également à une autre échelle ; l’offre récréotouristique engendrée par le barrage de Saint-Alban est associée par un bon nombre de riverains et d’acteurs institutionnels à l’avenir économique de la municipalité. Les infrastructures riveraines du Parc naturel régional de Portneuf (anciennement Action plans d’eau — plein air) permettent un accès à la rivière pour des vacanciers provenant de l’extérieur, et l’intérêt serait à la hausse selon cet acteur institutionnel issu du monde municipal :

La clientèle du parc régional, qui utilise la rivière Sainte-Anne en grande partie, elle est vraiment en hausse. Il faut augmenter le personnel chaque année pour gérer ça. Nous sommes vraiment victimes de notre succès.

Cet engouement pour la navigation de plaisance est salué par plusieurs acteurs institutionnels régionaux, mais il représente également une source d’inquiétude pour certains riverains du réservoir. Des plaisanciers journaliers apprécient la vitesse et la création de grosses vagues avec des moteurs puissants, et ce comportement contribue significativement à l’érosion des berges, en plus de générer des conflits entre les navigateurs. Pour remédier à la situation, une tarification a été instaurée pour la mise à l’eau des embarcations au débarcadère municipal, et une campagne de sensibilisation a été menée conjointement par l’organisme de bassin versant de la rivière Sainte-Anne et le Parc naturel régional de Portneuf. Selon bon nombre de riverains, ces interventions auraient permis de diminuer un peu l’achalandage, mais des comportements favorisant l’érosion des berges sont toujours observés.

La situation est susceptible de ne pas s’améliorer pour ces riverains avec les années, car pour plusieurs acteurs sociaux, cet accès à la nature et à la rivière est ce que Saint-Alban a de mieux à offrir économiquement, puisque les autres secteurs économiques (industriel et agricole) sont en déclin, comme le constate ce riverain :

Saint-Alban doit développer son économie sur ça. […] Car honnêtement, à part la nature, Saint-Alban n’a rien à offrir. Il y a seulement une usine[7] qui engage du monde et ça n’a pas toujours bien été. Là, elle va mieux, mais la majorité des gens doivent quand même aller travailler à l’extérieur. À part ceux qui gèrent leur ferme. Mais encore là, il y a beaucoup de fermes qui ont cessé leurs activités dans les dernières années. Donc c’est plus un village qui peut offrir au niveau villégiature. Leur créneau, c’est le récréotouristique, c’est sûr.

La population du village décroît selon Statistique Canada (2017) (1225 habitants en 2011 et 1198 habitants en 2016) et les rares commerces ont des situations précaires. Ainsi, l’exploitation des territoires du Parc naturel régional de Portneuf, qui vont bien au-delà de la rivière Sainte-Anne et qui englobent plusieurs lacs de l’arrière-pays, peut apparaître prometteuse pour l’avenir. Or, malgré l’engouement actuel, un petit nombre de riverains doutent que l’activité récréotouristique suffise à assurer la vitalité économique du village, puisque la plupart des vacanciers ne sont que de passage et ne consomment pas à Saint-Alban, comme l’explique ce riverain :

Les gens qui viennent à Saint-Alban pour faire de l’escalade, pour faire du bateau, ils vont faire leur épicerie à Saint-Marc. […] Les gens arrivent de Saint-Marc, ils viennent au barrage, ils sont là toute la journée et ils retournent le soir. Ils ne sont pas entrés dans le village de Saint-Alban à proprement dire. Le seul commerce du village [la station-service qui fait également office de dépanneur], ce n’est pas lui qui en profite le plus ! […] Je ne suis pas sûr que ça rapporte économiquement tant que ça à Saint-Alban.

Selon ce riverain, c’est la construction résidentielle au bord de la rivière qui serait l’avenue la plus durable économiquement, même si ce milieu est hautement vulnérable à l’érosion à cause justement de la création du barrage. C’est pourquoi la rénovation du barrage en 2018 est apparue nécessaire aux yeux de la grande majorité des répondants, qui ont un mode de vie et une vision d’avenir qui dépend de cette infrastructure.

Conclusion

Le barrage hydroélectrique de Saint-Alban a la capacité de modifier le régime hydrique de la rivière Sainte-Anne, en créant un réservoir, en permettant des fluctuations importantes du niveau de l’eau et en modifiant les courants et les débits. Or, l’examen des processus historiques, économiques et sociaux qui qualifient cette infrastructure et ses habitants a permis d’en apprendre davantage sur les rapports socio-environnementaux de ce tronçon de rivière, qui vont bien au-delà de la production d’électricité. Ainsi, en mobilisant les cadres théoriques de l’anthropologie amphibienne et de l’oubli du risque dans une perspective d’écologie politique des catastrophes, trois caractéristiques qui entrent dans la composition actuelle de cet espace amphibien ont été identifiées. Initialement un espace industriel et risqué, cet espace amphibien est devenu au fil du temps un espace naturel, sécuritaire et lucratif.

L’analyse de cet espace amphibien construit permet de mieux comprendre les représentations sociales de la nature et des risques des habitants du réservoir, qui sont basées sur les activités du quotidien, une cohabitation récente avec la rivière et une vision de l’avenir dépendante du barrage. L’anthropologie amphibienne, qui mobilise les ontologies de l’eau et de la terre, contribue ainsi à mieux comprendre les attitudes de ces riverains qui se considèrent comme privilégiés et non pas en danger, et qui investissent de plus en plus leurs économies dans ces résidences en dépit des risques bien réels d’érosion et d’inondations. Malgré le fait que la plupart de ces villégiateurs entretiennent une relation sensible avec l’eau et la terre et ses différents cycles qui rythment leur vie quotidienne, les savoirs locaux qui favoriseraient le développement d’une mémoire et d’une culture riveraine des risques semblent peu développés. Aussi, leurs efforts d’enrochement pour conserver leur privilège de vivre au bord de l’eau, en plus de générer des iniquités entre voisins, se retrouvent affaiblis par le peu de contrôle qu’ils ont sur le présent et l’avenir de cet espace dédié à la production d’énergie, et plus récemment aux activités récréotouristiques. Ces caractéristiques nouvellement construites s’avèrent ainsi révélatrices pour l’évaluation de la vulnérabilité territoriale de ces riverains (Oliver-Smith et Hoffman 2020), en plus de celles de la municipalité de Saint-Alban et du Parc naturel régional de Portneuf, qui tirent profit d’un espace dépendant d’un promoteur privé et sur une activité de loisir qui favorise l’érosion des berges.