Corps de l’article

Introduction

Défini comme « l’assemblée traditionnelle des peuples Sawa[1] » (Moubeke A. Mboussi 2021 : 14 ; Austen 1992 : 286 ; Burdeau 1962 : 327), le ngondo est une institution sacrée. Selon Robinson Ngametche (2012 : 302), « sa mission est d’invoquer les esprits des ancêtres, de régler les litiges et les tensions entre les différents clans, aussi mystiques soient-ils ». Les récits sur l’origine du ngondo sont nombreux. Selon une version populaire, le ngondo désignait autrefois une rivière appelée Tongo’a ndando, qui signifie en langue duala « rivière frontière », et sur laquel se célébrait la paix et la solidarité entre les cantons rivaux d’Akwa et de Bell (Ekwalla 2022). Vraisemblablement fondé par Ngand’a Kwa — King Akwa 1er —, le ngondo serait né d’une coalition contre un colosse Malobè qui, autrefois, semait la terreur lors des marchés périodiques au cours desquels il exigeait une dîme « pour chaque pirogue qui accostait » (Esso 2021 : 35). Afin de trouver une solution à ce « fléau », les principaux dignitaires duala se réunirent et organisèrent la riposte commune contre ce perturbateur de l’ordre social. Selon Maurice Doumbé-Moulongo,

cette assemblée du peuple reçut le nom de ngondo, du même mot qui sert à désigner en langue duala le cordon ombilical reliant encore le nouveau-né et sa mère, après la délivrance.

1998 : 6

De nos jours, le ngondo désigne aussi « la fête annuelle du peuple Sawa » (Ngametche 2012 : 3) qui « se déroule désormais tous les premiers dimanches du mois de décembre depuis 1973 » (Moumé Étia 1981 : 7). À Douala, capitale économique du Cameroun où a lieu « le culte du ngondo » (Esoh Elamé 2006 : 134), l’organisation des cérémonies obéit au principe de la rotation entre les six cantons qui se relaient la présidence du ngondo tous les deux ans, notamment les cantons Bell, Akwa, Deïdo, Bonaberi, Bakoko et Bassa. Ces cérémonies ont généralement lieu sur les berges du fleuve Wouri, espace qui a « une valeur historique et symbolique pour les Sawa, communauté structurée autour de l’élément naturel qu’est l’eau » (Ngametche 2012 : 59). Y prennent part le président en exercice du ngondo, les chefs des cantons respectifs, les patriarches âgés de plus de soixante-douze ans (beyum ba bato), les nobles, les gardes rapprochées (mbidi) et les personnes responsables d’animer la cérémonie avec des percussions bien rythmées (mukuku). D’autres catégories sociales (hommes, femmes et enfants) identifiables par leur tenue d’apparat y sont aussi conviées, ainsi que les chefs côtiers invités pour communier avec les ancêtres. Une place de choix est aussi réservée aux « êtres invisibles » qui, d’après des croyances, veillent au bon déroulement des cérémonies consacrées au ngondo (Doumbé Moulongo 1972 : 45-48). C’est ce qui explique le recours à l’eska, un rituel dont la fonction est de maintenir le contact avec les ancêtres. D’une part, il y a le ngondo du jour, qui comprend tout ce qui est visible pendant la célébration, c’est-à-dire les danses rituelles et initiatiques, les rites de purification, la course à la pirogue, la foire gastronomique, la lutte traditionnelle (besua) et le concours pour la désignation de la « miss » ngondo, etc. Et d’autre part, il y a le ngondo de la nuit. Encore appelé « ngond’a bulu », il est moins ludique et festif. Essentiellement mystique, le ngond’a bulu ne se déroule que tard dans la nuit pour permettre aux initiés de préparer « la messe des eaux » (Essoh Elamé 2006 : 139). Ce culte est considéré comme le plus grand rituel du ngondo parce qu’il a comme temps fort l’esa : l’immersion du vase sacré dans le Wouri. Ce vase, qui contient des offrandes destinées aux esprits de l’eau (miengu), est immergé par l’entremise d’un initié qui doit en sortir avec le message des ancêtres pour le maintien de l’ordre social. Le message qui doit systématiquement être décrypté par des initiés peut être une recommandation, une exhortation à l’esprit de solidarité, au patriotisme, à la promotion du « vivre-ensemble », à l’hospitalité, etc.

Cet article analyse les interactions entre le ngondo, entendu comme l’assemblée traditionnelle du peuple sawa, et le pouvoir (colonial et postcolonial). Il s’agit de rendre compte de la contribution du ngondo au processus de construction et d’animation de l’ordre politique au Cameroun. Il répond à la question suivante : comment le ngondo participe-t-il à la construction de l’ordre politique de manière à s’imposer comme un acteur historique de l’animation du système politique camerounais ?

Les données qui alimentent l’analyse ont été collectées par la revue documentaire, l’observation directe et les entretiens semi-directifs que nous avons menés en français[2]. Elles sont analysées sous un prisme historique, de manière à intégrer dans la démonstration les éléments de rupture et de continuité dans le processus de construction de l’aura politique du ngondo. Suivant cette analyse historique des faits, il apparaît que le ngondo s’est investi dans la construction de l’aura politique des Sawa en faisant preuve d’une résilience continue dans sa vocation à défendre les intérêts des ressortissants de cette communauté, depuis la période coloniale jusqu’à nos jours.

Les velléités de prohibition du ngondo sous la domination coloniale

La domination coloniale allemande (1884-1916) a mis en oeuvre une politique de bannissement du ngondo, considéré alors comme un instrument de résistance et d’indocilité politique contre l’impérialisme (Austen et Derrick 1999 : 184-190), ou en d’autres mots, comme une institution « germanophobe » (Essomba 2012 : 11-12). L’hostilité de l’administration coloniale allemande contre le ngondo s’amplifia d’autant plus que Josef Färber, un missionnaire chrétien, avait rapporté aux administrateurs coloniaux des propos tenus en marge d’une concertation des chefs sawa au cours de laquelle « les gens de Bonandale » — un clan sawa — déclaraient : « Nous ne voulons pas le Dieu des blancs ; nous avons nos propres Dieux » (Essomba 2012 : 11). Les Allemands comprirent alors que le ngondo en tant qu’assemblée traditionnelle du peuple sawa constituerait un obstacle à leur projet d’expansion coloniale. Du fait de cette perception, les administrations coloniales successives qui redoutaient l’hostilité du ngondo à leurs projets d’impérialisme ont toutes été tentées par son bannissement social, aussi bien sous le protectorat allemand que sous le condominium franco-britannique.

Sous le protectorat allemand (1884-1916)

Comme le démontrent les événements qui accompagnent la signature du traité germano-duala de juillet 1884 (Ngando Sandjé 2016 : 131-159), les rapports entre les chefs sawa et l’administration allemande se caractérisent par une grande ambiguïté. Le ngondo en tant qu’assemblée traditionnelle a certes joué un rôle important dans l’acceptation de la pénétration allemande par les populations, dans un contexte où certains préféraient de loin être sous administration de la reine d’Angleterre (Gaillard 1989 : 61-70). Mais, très vite, les relations entre les Sawa et l’administration allemande vont se détériorer, débouchant même sur des tensions. Les traités germano-duala signés entre Edouard Schmidt, agissant pour le compte de la firme C. Woermann, et Johanness Voss, représentant des firmes Jantzen et Thormällen, d’une part, et les chefs duala, présentés comme « chefs du territoire nommé Cameroun » d’autre part, font l’objet de réserves. Ces réserves, formulées par les rois Ndumbè Lobè et Akwa Dika Mpondo lors de la signature du traité germano-duala le 12 juillet 1884, renseignent déjà sur des tensions encore latentes entre les autochtones duala et l’administration coloniale allemande. Motivés par une ambition d’alliance avec le pouvoir colonial afin de consolider leur domination sur « les autres peuples de l’intérieur » pour lesquels ils prétendent agir au nom d’un mandat de représentation (Ekambi Dibonguè 2016 : 81), les rois duala vont accepter de transférer leurs droits de souveraineté, de législation et d’administration de leur territoire aux firmes susmentionnées. Cinq réserves sont néanmoins consignées dans le traité :

  1. Le territoire ne peut être cédé à une tierce personne.

  2. Tous les traités d’amitiés et de commerce qui ont été conclus avec d’autres gouvernements étrangers doivent pleinement rester valables.

  3. Les terrains cultivés par [eux] et les emplacements sur lesquels se trouvent des villages doivent rester la propriété des possesseurs actuels et de leurs descendants.

  4. Les péages [impôt versé par les commerçants aux monarques locaux pour l’exploitation des terres] doivent être prélevés annuellement, comme par le passé, aux rois et aux autres chefs.

  5. Pendant les premiers temps de l’établissement d’une administration ici, [les] coutumes locales et [les usages] [du peuple duala] doivent être respectés.

Ngando Sandjé 2016 : 133

Les tensions entre l’assemblée traditionnelle et l’administration allemande montent d’un cran avec l’affaire Ndumbè Lobé, dit King Bell, considéré comme un homme lige et un « farouche partisan de la présence allemande au Cameroun »[3]. Or, d’après Doumbé-Moulongo, dans un contexte de rivalité entre les clans sawa, « le King Bell avait été accusé devant le ngondo par Sôpô Priso Ekambi d’avoir comploté le meurtre d’une grande figure du clan des Bonapriso, Priso Ekambi » (1998 : 7). Alors que le jour de sa mise à mort approchait, conformément à la sentence prononcée par l’assemblée traditionnelle, le meurtrier parvint à s’échapper durant la nuit pour atteindre la partie méridionale au large du fleuve Victoria. Des rumeurs évoquant son l’exfiltration par ses sujets avec la complicité des éléments de l’administration coloniale allemande se répandaient. Par la suite, le King Bell reconquit son trône et son royaume avec

l’appui de l’amiral allemand Knorr, quelques jours seulement avant l’arrivée des plénipotentiaires du Reich, venus parachever la négociation des termes du protectorat allemand au Cameroun.

Doumbé-Moulongo 1972 : 51

Pour le ngondo, il s’agissait d’un affront, d’une volonté d’humiliation et de désacralisation de l’assemblée traditionnelle. Face à ce retour en grâce du King Bell, resté persona non grata dans l’assemblée traditionnelle, le ngondo décida, en guise de protestation, de suspendre provisoirement toute collaboration avec l’administration coloniale allemande.

Cette séquence de l’histoire de l’interaction entre le ngondo et l’administration germanique renseigne sur les tensions entre ces deux organes. D’un côté, le ngondo, initialement favorable à la colonisation allemande puis farouchement opposé à cette domination, et, de l’autre côté, l’administration coloniale allemande qui exploite les luttes intestines et les faiblesses du ngondo pour consolider sa domination territoriale. Le retour en grâce politique du King Bell, qui nourrissait désormais un profond désir de vengeance contre le ngondo qui l’avait voué aux gémonies, aggravait la tension entre l’assemblée traditionnelle et le pouvoir allemand. Conscient de la menace que représente le ngondo pour l’imposition de sa domination coloniale, l’administration allemande recourt à la technique de gouvernance « diviser pour mieux régner » (divide et impera). Cette stratégie de division des clans sawa et des lignages duala visait à asseoir le pouvoir du colonisateur (Ngametche 2012 : 56). Une coalition anti-ngondo est organisée autour du King Bell. Une violente répression contre la résistance organisée autour des Bonapriso (descendance de Priso) et des Bonabéri, qui venaient de tuer un ressortissant allemand en réponse à la désacralisation du ngondo soutenue par l’administration germanique, est mise à exécution. Et pour prévenir les représailles contre le King Bell, contempteur du ngondo, l’administration allemande chargea l’amiral Knorr de « protéger le roi Bell contre les foudres de [cette assemblée traditionnelle] » (Doumbé-Moulongo 1998 : 6).

Parallèlement, les Allemands s’investissaient dans une politique d’expansion territoriale en expropriant les populations sur des terres considérées comme un patrimoine ancestral pour les Sawa. C’est ainsi que le décret du 15 janvier 1913 fut pris par le pouvoir colonial en vue d’exproprier les populations du plateau Joss, un espace stratégique du quartier Bell, à Douala. Contestant cette forfaiture, le ngondo désigna Rudolph Douala Manga Bell, alors chef supérieur du clan des Bell, « pour prendre officiellement la défense des Duala » (Ekambi Dibonguè 2016 : 73 ; Ngametche 2012 : 57). Pour le soutenir dans cette mission délicate,

nuit et jour, le ngondo se réunit publiquement et secrètement. Les chefs et notables duala examinent la question, objet de la réunion, sur toutes ses formes. L’assemblée se dresse, unanime, et donne les pleins pouvoirs à Douala Manga Bell pour assumer la défense de ses intérêts.

Iwiye Kala Lobé 1977 : 59

Mandaté par le ngondo en tant que chef de la résistance des Duala contre l’expropriation abusive imposée par l’administration coloniale (Le Vine 1984 : 58), Rudolph Douala Manga Bell recourt à des moyens de revendication pacifique (pétitions au gouvernement allemand et au Reichstag, plaidoyer auprès des missions chrétiennes, lobbying auprès de l’opposition allemande et des autres puissances européennes, etc.) (Kala Lobé 1977 : 45). Dans chacune des pétitions adressées au Reichstag par exemple (notamment celles de novembre 1911 et de mars 1912), il dénonce « au nom de la population camerounaise »[4] l’oppression douloureuse, les traitements inhumains, les travaux forcés, le non-respect des accords conclus dans le traité germano-duala, le harcèlement, etc. (Ekambi Dibonguè 2016 : 214-219). Il essaie même d’impliquer les puissances européennes rivales de l’Allemagne — France et Angleterre — dans la gestion du territoire camerounais. Du fait de cet engagement contre les injustices dont est victime son peuple, Rudolph Douala Manga Bell est accusé de « haute trahison pour entente avec des puissances étrangères et instigation des chefs de l’intérieur du pays à la haine et à la révolte contre l’Allemagne » (Doumbé-Moulongo 1972 : 25). Par conséquent, il est exécuté publiquement par pendaison le 8 août 1914. Le ngondo venait de perdre un de ses plus illustres chefs dans le combat contre « l’oppresseur ». Avant de mourir, il tint ce discours d’adieu prémonitoire :

Vous pendez un innocent. Vous me tuez pour rien. Mais, les conséquences de cet acte auront une suite mémorable. Maintenant, je quitte les miens. Mais, maudits soient les Allemands ! Dieu, que j’implore, écoute ma dernière volonté : que ce sol ne soit plus jamais foulé par les Allemands.

Rüger 1986 : 151

Confrontée à la défiance du ngondo, qui avait mandaté Rudolph Douala Manga Bell pour défendre les intérêts des autochtones duala, l’administration coloniale allemande s’en méfie de plus en plus. Sans l’interdire de jure et de manière explicite — ce qui semblait impopulaire —, elle travaille à affaiblir le ngondo. Pour y parvenir, elle a su mettre à contribution les missionnaires chrétiens afin de diaboliser l’assemblée traditionnelle, qualifiée d’organisation archaïque et primitive[5]. Et lorsque la domination coloniale allemande prend officiellement fin en 1916, la volonté de bannissement du ngondo reste envisagée sous le condominium franco-britannique.

Sous le condominium franco-britannique (1916-1961)

La colonisation allemande au Cameroun connaît son épilogue avec la défaite de l’Allemagne à l’issue de la Grande Guerre (1914-1918). L’Allemagne doit abandonner la plupart de ses possessions coloniales. Le Cameroun, jusque-là protectorat allemand, est placé sous mandat de la Société des Nations (SDN) (1916-1945) puis sous tutelle des Nations unies (1945-1960). La SDN confie l’administration du Cameroun à la France et à la Grande-Bretagne. S’il est vrai que ce condominium hérite de l’Allemagne une forme d’hostilité vis-à-vis du pouvoir traditionnel considéré comme vecteur d’indocilité, le ngondo se voit néanmoins provisoirement reconsidéré par le pouvoir colonial. Il existe une sorte de complicité apparente entre l’administration française et l’assemblée traditionnelle sawa. Prudente, l’administration coloniale française préfère éviter toute forme de rivalité avec le pouvoir traditionnel, à telle enseigne que, en 1949, elle réhabilite l’assemblée traditionnelle et lui autorise de nouveau à mener sereinement ses activités. Cette forme de réhabilitation du ngondo cache à peine un malaise profond entre le pouvoir traditionnel et le pouvoir colonial, ce d’autant plus qu’on assiste à une interférence de plus en plus accrue de l’assemblée traditionnelle dans la gestion du Cameroun en général, et du Sawaland en particulier. La tradition des pétitions adressées à l’Organisation des Nations Unies a contribué à faire de cette assemblée traditionnelle l’interlocutrice privilégiée des puissances coloniales. De manière incontestable, « le ngondo est l’une de ces associations régionales du Cameroun sous administration française qui fit sienne la question de la réunification des deux Cameroun » (Monkam 2006 : 383). Ceci explique d’ailleurs pourquoi

le ngondo et ses instances mystiques et secrètes ont toujours angoissé fortement les puissants Blancs [qui] estimaient [qu’il s’agissait] d’une organisation cacique et dangereuse pour leur essor et leur hégémonie.

Esso 2021 : 37

En 1949 par exemple, dans une pétition présentée à la Mission de visite de l’ONU, le ngondo porte une revendication forte en synergie avec d’autres associations traditionnelles à l’instar du kumze, de l’Union bamiléké et de l’Union tribale Ntem-Kribi : celle de la réunification du territoire camerounais (Efoua Mbozo’o 2004 : 140-141). Aussi, les Sawa n’ont-ils pas hésité à présenter le ngondo comme « le pivot de la politique camerounaise » dans une pétition adressée à l’ONU en 1952 (Fogui, cité par Monkam 2006 : 451). Vraisemblablement, le ngondo a pu inspirer le mouvement nationaliste incarné par l’Union des Populations du Cameroun (UPC). C’est ce que démontre « la publication en 1945 d’un mémorandum à fort trait nationaliste par le ngondo » (Monkam 2006 : 8), mémorandum qui fut d’abord rédigé en duala et dans lequel étaient consignés des extraits aux relents anti-français tels que « Avis à toute la population du Cameroun : les Français doivent nous laisser libres. […] À bas, les traîtres et la France, leur complice » (Joseph 1986 : 96-97). Voilà pourquoi dans sa stratégie de revendication de la réunification et de l’indépendance du Cameroun, l’UPC fait du ngondo un allié circonstanciel dans cette lutte indépendantiste. Cette alliance de circonstance n’est cependant pas un long fleuve tranquille (Fankem 1990 : 33). En effet, l’administration coloniale française cherchait à la fragiliser en opposant l’assemblée traditionnelle du peuple sawa au mouvement nationaliste. C’est ainsi que l’administration coloniale française va notamment reprocher à l’ONU d’accorder plus d’audience au mouvement nationaliste, pourtant « moins représentatif de l’opinion des Camerounais au détriment des associations comme le ngondo » (Monkam 2006 : 190). Un extrait révélateur du rapport annuel du chef de région du Wouri en 1954 montre que l’administration coloniale française regrettait cette option stratégique qui consistait à donner une plus grande audience internationale au ngondo dans le but de museler le mouvement nationaliste. D’où cet aveu : « Nous avons été amenés à attribuer [au ngondo], vis-à-vis de l’ONU, une représentativité et une autorité très grande. C’était évidemment donner des verges pour se faire battre » (cité par Monkam 2006 : 191). Au regard de l’influence grandissante du ngondo, l’administration coloniale française en vint à regretter une telle stratégie d’affaiblissement du mouvement nationaliste. Désormais, la France considère que « le ngondo devrait rester dans les limites du traditionalisme rigide et éviter justement de devenir politique » (Doumbé-Moulongo 1972 : 12). Un tel confinement fonctionnel n’est pas du goût des dignitaires sawa, pour qui « l’assemblée traditionnelle du peuple [doit] jouer un rôle prépondérant dans les mouvements de revendication politique de l’époque »[6]. Ce que redoute l’administration coloniale, et après celle-ci, le pouvoir postcolonial, c’est précisément l’amalgame stratégique qui consiste à passer « de la tradition à la politique à la politique comme tradition » (Austen et Derrick 1999 : 101, notre traduction). Les rapports entre le pouvoir postcolonial et le ngondo le démontrent.

Le ngondo à l’épreuve de la construction de l’État au Cameroun

Les années d’indépendance (1955-1971) se caractérisent par une violence inouïe. La période du maquis, ce temps de grande répression contre la rébellion dans une partie de l’Ouest et du Littoral camerounais, a connu une lutte armée particulièrement sanglante. Cette lutte armée opposait la faction radicale du mouvement nationaliste, qui pratiquait le terrorisme comme mode de revendication de l’indépendance « immédiate et totale » (Joseph 1986). Même après l’accession à l’indépendance, ce mouvement va continuer la résistance armée contre le pouvoir postcolonial. L’option pour le maquis apparaît comme une continuation de la défiance politique dans la perspective de la conquête d’une réelle indépendance. Cette indépendance immédiate et totale reste le cheval de bataille du mouvement nationaliste, au même titre que la réunification dont il se fait le porte-étendard (Mbembé 1996).

Parallèlement, le ngondo continue de se faire l’écho des revendications nationalistes. Au plus fort de la lutte contre le mouvement nationaliste, il est soupçonné d’être d’intelligence avec les « terroristes » et les « maquisards »[7]. Dans ce contexte politique, où le président Ahmadou Ahidjo s’affaire à poser les fondations du vaste chantier de l’unité nationale, il opte pour un jacobinisme centralisateur qui étouffe le pouvoir traditionnel. En effet, pour le président Ahmadou Ahidjo, il faut absolument prévenir et dissuader toutes formes de repli communautaire susceptible d’amener les citoyens camerounais à préférer l’allégeance ethnique à l’allégeance nationale. La politique de construction nationale impose une mutation paradigmatique, où le sentiment d’appartenance à une communauté nationale est conçu comme antithétique avec toutes formes de tribalisme, de clanisme et de communautarisme jugées porteuses de dynamiques centrifuges (Gaillard 1994 : 186-189). Une telle conception n’est cependant pas une génération spontanée. Elle commence à être énoncée sous Ahmadou Ahidjo dès 1956. Cette année-là, Ahmadou Ahidjo, alors conseiller à l’assemblée de l’Union française et président de l’Association amicale de la Bénoué, procéda à la dissolution de cette association régionale, qu’il dirigeait par ailleurs (Monkam 2006 : 244).

Devenu le premier président de la République du Cameroun et convaincu qu’il est impossible de construire l’unité nationale dans ce contexte d’effervescence des associations tribales, Ahmadou Ahidjo suspend le multipartisme, qu’il considère comme un instrument de division. Il se lance dans la promotion d’un parti unique : l’Union Nationale Camerounaise (UNC). Pour Ahmadou Ahidjo, l’UNC apparaissait comme cette organisation transcommunautaire qui contribuerait à transcender les clivages ethniques. Il en fit d’ailleurs le socle de l’unité nationale, en interdisant les associations tribales, dont la prolifération était jugée incompatible avec la politique de construction de l’unité nationale (Menguele Menyengue 2022 : 637). Au nom de l’impératif de l’unité nationale, le président Ahmadou Ahidjo interdit ces associations tribales. Il estimait en effet que « la construction et la réalisation de l’unité nationale — et donc de l’intégration — supposent qu’il n’y a ni Ewondo, ni Duala, ni Bamiléké, ni Boulou, ni Foulbé, ni Bassa, etc. » (Ahidjo 1964 : 29). Le monolithisme politique consacre donc la politique de musellement des regroupements identitaires au nom de l’unité nationale (Jiotsa 2019 : 91). Après plusieurs menaces, le ngondo est finalement interdit en 1980 (Manu Djemba 1991 : 5).

Dans son processus de construction, l’État du Cameroun s’est historiquement montré particulièrement réfractaire au pouvoir traditionnel. Mais, une telle généralisation peut paraître abusive, dans la mesure où, entre le Cameroun français et le Cameroun britannique, le rapport au pouvoir traditionnel n’est pas identique. Par exemple, la période coloniale a montré un rapport à géométrie variable au pouvoir traditionnel selon les types d’administration coloniale. Mais de toutes ces formes d’administration, l’autoritarisme est certainement la bête noire du pouvoir traditionnel. Le ngondo en a d’ailleurs beaucoup souffert, dans la mesure où il fera l’objet d’une dépatrimonialisation et d’une désacralisation. En effet, dans leur rapport conflictuel vis-à-vis du ngondo, les dirigeants politiques n’hésitent pas à désacraliser l’assemblée traditionnelle en essayant de substituer aux chefs légitimes des hommes liges sans grande légitimité traditionnelle. Pour continuer l’oeuvre de construction de l’ordre politique, l’assemblée traditionnelle du peuple sawa a dû mettre à contribution sa capacité d’adaptation et de résilience. Forte de ces atouts, elle a su négocier avec succès une renaissance à la faveur de la libéralisation progressive de l’ordre politique. La renaissance du ngondo permet alors d’apprécier sa capacité à profiter des fenêtres d’opportunité qui s’offrent à lui pour négocier et justifier son utilité sociale, y compris en temps de crise. C’est ce que démontre la contribution du ngondo dans la gestion de la crise de succession présidentielle des années 1980 au Cameroun.

Lorsque le président Ahmadou Ahidjo annonce sa démission, à la grande surprise de tous, le 4 novembre 1982, une panique générale traverse l’espace politique camerounais. Même la désignation de son successeur constitutionnel, Paul Biya, alors premier ministre, ne semble pas rassurer les nombreux sceptiques. Pourtant, le 6 novembre 1982 a lieu la cérémonie de passation du pouvoir, empreinte de sobriété. Le nouveau président de la République doit impérativement prendre ses marques. De nombreux obstacles se dressent devant sa volonté de démarcation, notamment le fait que son prédécesseur est resté président national du parti unique, l’UNC, qu’il considère comme supérieur à l’État. D’où la « querelle de l’État et du parti » (Owona 1983 : 69-84). De plus, la faible marge de manoeuvre du nouveau président, qui doit continuer à consulter l’ancien chef d’État au sujet de la gestion des affaires publiques, est défavorable à la pleine expression du pouvoir présidentiel qui vient de lui être confiée (Bandolo 1985). Au risque de frustrer son prédécesseur, qui garde une marge de manoeuvre importante en tant que président de l’UNC, le nouveau président doit imprimer ses marques. Pour ce faire, il forme respectivement le gouvernement du 18 juin 1983 et celui du 22 août de la même année sans s’en référer au président national du parti unique. Pour régler définitivement le problème de la préséance de l’État sur le parti unique, le président Paul Biya profite du cérémonial protocolaire. Ainsi, à la faveur de la remise du prix international Dag Hammarskjöld, lors de la cérémonie organisée sous les auspices de l’Académie diplomatique de la paix, le 3 mars 1983, il va veiller à ce que son prédécesseur, l’ex-président Ahmadou Ahidjo, arrive longtemps avant lui (Menguele Menyengue 2017 : 83). Le conflit entre les deux hommes politiques crispe ce contexte de succession et débouche sur une crise de succession présidentielle qui se solde, in fine, par le putsch manqué du 6 avril 1984 et la tentative d’assassinat du président Paul Biya. Cette succession présidentielle avait pourtant commencé de manière pacifique, avec la création du poste de premier ministre, le 9 mai 1975 et la réforme constitutionnelle du 29 juin 1979, qui fait du premier ministre le successeur constitutionnel en son article 7 (nouveau). De plus, la nomination de Paul Biya comme premier ministre — ce qui fait de lui ipso facto le « dauphin constitutionnel » — et l’accession au poste de troisième vice-président du parti unique, l’Union Nationale Camerounaise (UNC), à la faveur du congrès de février 1980, à Bafoussam, annonçaient une passation pacifique du pouvoir présidentiel.

Cette période de succession présidentielle dite « planifiée et douce »[8] va s’accélérer, avec la démission du président Ahmadou Ahidjo, le 4 novembre 1982, et la prestation de serment de Paul Biya deux jours plus tard, c’est-à-dire le 6 novembre 1982. Mais très vite, ce qui était considéré comme une expérience de succession présidentielle réussie débouche sur une crise de succession. En effet, le président démissionnaire avait pris soin de conserver son pouvoir comme président du parti unique, qu’il considérait comme supérieur à l’État (Bandolo 1985 : 106-107). D’où « la querelle de l’État et du parti » (Owona 1983 : 76) et « le bicéphalisme de fait » (Momo 1983 : 93). Cette dyarchie va considérablement réduire les marges de manoeuvre du nouveau président de la République et fragiliser son pouvoir en tant que chef de l’État.

Dans ce contexte, où le pouvoir du nouveau président est fragile du fait des tensions latentes et manifestes entre lui et le camp de son prédécesseur, les leaders du ngondo en profitent pour démontrer son utilité sociale à la faveur de la tournée initiée par le nouveau président à travers les différentes provinces du pays à partir de février 1983 pour tenter d’asseoir sa légitimité (Menguele Menyengue 2017 : 65). Au cours de cette tournée, le nouveau président de la République fait d’abord escale à Bamenda, capitale provinciale du Nord-Ouest. Paul Biya y est alors fait fon des fons[9] au terme d’un rite initiatique. À l’Ouest, plus précisément le 18 mars 1983, à Bafoussam,

le nouveau président de la République est initié au La’akam (« société secrète » et « maison de la notabilité » chez les Bamiléké), qui est reconnu comme un rite d’initiation dont la portée est aussi d’instiguer le leadership. C’est ainsi qu’« une chaise initiatique et symbolique », [un] « tabouret blindé », selon l’expression populaire, c’est-à-dire censée consolider le pouvoir que tentent de déstabiliser et de (re)prendre certains ambitieux » [lui sera remise].

Emvana 2005 : 273-274

Dans le Centre-Sud, notamment dans les villes de Yaoundé et d’Ebolowa, des rites semblables ont été pratiqués pour charger mystiquement le pouvoir du nouveau président. C’était le 11 juin 1983. Mais, pour beaucoup d’observateurs, l’étape de Douala, dans la région du Littoral, a marqué les esprits. Paul Biya est alors initié de manière spectaculaire au rite du ngondo, le 24 février 1983. L’initiation a lieu dans une case secrète connue sous le nom de « Dibala ». C’est le lieu où on investit, c’est-à-dire où on intronise le chef sawa et où repose sa dépouille lorsque survient la mort. Il est mis en contact avec les génies de l’eau. Lors du rite, « les esprits sont invoqués à travers deux grands arbres situés dans la mangrove de Mbagnya par des maîtres de cérémonie » (Emvana 2005 : 274-275). Il s’agit notamment du Rev Pasteur Eidi Kingue Akwa, de l’Union des Églises Baptistes du Cameroun (UEBC), et de Guillaume Kouoh Eyidi, grand notable Bonamouang. Selon Michel R. Emvana,

le peuple Duala entendait, sur le plan traditionnel, renforcer le pouvoir constitutionnel acquis par l’homme du 6 novembre 1982[10]. […] Il fallait pour le peuple Duala aider le nouveau président dans ses nouvelles missions, à savoir maintenir la paix et la cohésion nationale. […] Une longue vie lui était également assurée. En retour, le cahier des charges invite le président à restaurer la dignité de ce peuple, un tantinet marginalisé par le précédent pouvoir, et lui restituer ce qu’il avait alors de précieux : sa culture à travers le ngondo.

2005 : 274-275

À travers tout ce périple initiatique, le nouveau président venait d’accumuler des ressources du pouvoir traditionnel dans la perspective de consolider le processus de « charismatisation » à partir duquel on explique sa longévité politique et sa capacité à résister aux « vents défavorables » qui pourraient emporter son pouvoir (Menguele Menyengue 2014 : 306). Ceci étant, examinons à présent les fonctions sociopolitiques du ngondo.

Les fonctions sociopolitiques (alternatives) du ngondo

La notoriété du ngondo en tant qu’assemblée traditionnelle repose sur un certain nombre de fonctions sociopolitiques. Il s’agit respectivement de la fonction d’intégration politique, de la fonction tribunitienne, de la fonction de maintien de l’ordre social et de sacralisation du pouvoir.

De la fonction tribunitienne à la fonction d’intégration politique

Dans l’histoire politique du Cameroun, la résilience du ngondo s’explique par sa capacité à relayer les revendications populaires. En effet, les leaders de cette assemblée traditionnelle ont contribué à garantir son utilité sociale. Dans cette perspective, ils ont attribué au ngondo une fonction tribunitienne qui lui a permis de s’imposer comme le porte-parole des populations camerounaises auprès des administrations coloniales successives. Jean-Pierre Fogui rappelle à cet effet que

dans la pétition adressée à l’ONU le 10 décembre 1952, les chefs duala avaient présenté leur association traditionnelle, le ngondo, comme une structure d’envergure nationale. Le ngondo traduit les idées et les convictions de toutes les populations auxquelles il faut joindre la grande masse des Camerounais de l’Est, du Centre, de l’Ouest comme du Nord, qui est restée fidèle à notre politique.

1990 : 47

Ce rôle social et cette fonction politique du ngondo sont basés sur le fait que c’est à partir de l’aire géographique Duala que le territoire camerounais s’est historiquement constitué. Par conséquent, le fait que l’espace culturel sawa — encore appelé Sawaland — a été le point de contact entre le Cameroun et le monde extérieur explique le positionnement du ngondo comme instance de protection et de défense des intérêts du Cameroun (Ekambi Dibonguè 2021 : 348). D’ailleurs, c’est par cet argument que les Duala ont rejeté les objections des autres peuples, qui contestaient leur légitimité à revendiquer au nom de toutes les autres populations du Cameroun, comme le démontre cet extrait de la déclaration que fit le ngondo en 1956 :

Quel est celui qui prétend ignorer que dès la venue des premiers « Blancs », le peuple Sawa, à travers le ngondo, avait déjà posé le principe d’une souveraineté du pays, d’une indépendance nationale, en somme ? […] Le traité du 12 juillet n’est-il pas suffisamment éloquent à ce sujet ? Seuls les ennemis du progrès s’opposeraient à ce que les générations d’aujourd’hui poussent plus avant les revendications déjà exprimées par les aïeux, voici bientôt un siècle. De ce qui précède, il découle naturellement que ce n’est pas d’aujourd’hui que le ngondo s’occupe de la vie politique de notre cher pays. […] Organisation locale et purement coutumière aux dires de certains, mais ayant le privilège de conclure avec l’un des plus grands États occidentaux, en l’occurrence, le gouvernement du Reich, le traité diplomatique [germano-duala], le ngondo se doit, non seulement la fierté de concourir à la matérialisation de sa volonté générale, mais aussi le droit et le devoir de toujours défendre cette volonté au nom de la nation camerounaise.

La Presse du Cameroun, lundi 28 mai 1958, p. 14

Cette fonction tribunitienne du ngondo est restée constante en matière de production de l’ordre politique. Ainsi, à la fin des années 2000, au plus fort du malaise suscité par l’expropriation des populations sawa, le ngondo s’est déployé pour obtenir une annulation de la décision d’expropriation. Au nom du ngondo, le prince René Douala Manga Bell a saisi le président de la République, le 14 juillet 2008, par lettre ouverte. Pour convaincre ce dernier d’empêcher ce qu’il considère comme une confiscation des terres appartenant au peuple duala, le prince René Douala Manga Bell a écrit au chef de l’État en lui faisant savoir que « le ngondo, l’assemblée traditionnelle du peuple sawa dont il a reçu l’extrême-onction, souhaite exploiter ce site pour y ériger son siège permanent et définitif »[11]. Entre 2012 et 2013, le ngondo va encore solliciter le pouvoir d’arbitrage du président de la République pour obtenir l’annulation du projet de construction, par l’homme d’affaires Aliko Dangote, d’une cimenterie baptisée « Dangote Cement » sur les berges du Wouri, lieu qui abrite les manifestations liées à la célébration annuelle du ngondo. C’est ainsi que sur instruction du premier ministre, la communauté urbaine va ordonner « l’arrêt des travaux de construction de l’usine “ Dangote Cement” le 1er mars 2012 »[12].

Le maintien de l’ordre social et la sacralisation du pouvoir

Le ngondo vise la cohésion sociale. C’est pourquoi lors des festivités du ngondo, l’oracle qui provient de l’immersion du vase sacré et du recueillement du message des ancêtres est généralement « le point culminant des pratiques spirituelles du ngondo » (Esoh Elamé 2006). En général, le message des ancêtres est une lumière qui vient éclairer le peuple dans une situation précise ou dans un contexte particulier. Il vient rassurer le peuple de l’attention que les ancêtres lui portent dans des moments critiques. Initié au rite de l’esa, M. Ebéllè, que nous avons rencontré à l’occasion des préparatifs de l’édition 2022 du ngondo, le 11 novembre 2022, à la Maison de la culture Sawa à Douala, affirme que « chaque message des ancêtres est un plan d’action, un code de conduite et une recommandation pour une vie sociale en harmonie avec Dieu et son prochain »[13]. Il peut s’agir d’une recette thérapeutique. Ainsi, en 2001, le message des ancêtres était destiné aux femmes stériles. Selon Robinson Ngametche,

il leur avait été demandé de se baigner toutes au même moment dans les eaux du Wouri, et un an après ce bain collectif, on a assisté à un taux très élevé de naissance au sein du peuple Sawa.

Ngametche 2012 : 73

Le message peut également porter sur une exhortation au civisme, au patriotisme, à la promotion de l’hospitalité et du « vivre-ensemble ». C’est ce que démontre l’édition 2022 du ngondo. Cette édition a eu lieu dans un contexte marqué par une propagande anti-ngondo, la généralisation des discours de haine, concomitante à la résurgence des conflits fonciers dont se disent victime les Duala, etc. Du fait de ces conflits fonciers, une nouvelle génération de fils sawa qui s’estiment spoliés de leurs terres, à la fois par les pouvoirs publics et les ressortissants d’autres régions du pays, a lancé un mot d’ordre de boycottage du ngondo dans les médias sociaux, où on pouvait lire : « Le ngondo ne nous aidera pas à nous affranchir. » Cette charge contre le ngondo était partie du fait que les populations de Dikolo-Bali, dans la ville de Douala, avaient été victimes d’une procédure d’expropriation « abusive » au profit d’un acteur économique : le groupe américano-canadien Marriott International. Ledit groupe ambitionnait de construire une infrastructure hôtelière baptisée « Hôtel Marriott ». Or, le site choisi à cet effet était situé sur le patrimoine ancestral du peuple sawa. C’est donc pour protester contre ce projet, qualifié de « projet ethnocidaire » par les Duala — un clan sawa —, qu’un mot d’ordre de boycottage du ngondo fut initié.

Le ngondo était alors accusé de ne rien faire pour prévenir durablement les injustices dont sont victimes les Sawa. Cette charge contre le ngondo a par ailleurs suscité une campagne d’exhortation à plus de civisme et de patriotisme à travers le slogan « Kod’a Mboa », qui fut retenu comme le thème de l’édition 2022 du ngondo. Ce slogan, qui signifie en langue duala « l’amour du terroir » ou « l’amour de la patrie », se situe dans le prolongement de cette exhortation des ancêtres en faveur du raffermissement du sentiment patriotique en vue du maintien de la cohésion sociale.

Conclusion

La résilience du ngondo et sa capacité à renaître des mises à mort dont cette assemblée traditionnelle a pu être l’objet distinguent cet acteur du système politique des autres de même nature. Le ngondo a su mettre à contribution un certain nombre de ressources, à la fois matérielles et immatérielles, pour se positionner comme lieu de construction de l’ordre politique. Dans l’histoire politique du Cameroun, le ngondo a incontestablement accumulé une expérience, notamment en matière d’animation de la vie politique. Son implication dans la résistance coloniale, sa contribution à l’émergence d’un mouvement nationaliste ainsi que ses collusions avec le pouvoir politique (colonial et postcolonial) expliquent son aura nationale et internationale construite à travers la conciliation entre la tradition et la modernité. L’assemblée traditionnelle du peuple sawa a contribué à susciter ces mobilisations traditionnelles parallèles (le kumze chez les Bamiléké, le nguon chez les Bamoun, etc.). Le ngondo a pu s’imposer comme acteur du système politique camerounais en revendiquant urbi et orbi un mandat de représentation des différentes composantes sociologiques du Cameroun au nom du privilège du contact inaugural avec le monde extérieur. De nos jours, grâce à une institutionnalisation de ce qui désigne par ailleurs « la fête annuelle du peuple sawa », le ngondo participe aussi à une ritualisation de la vie politique, dans la mesure où il sert d’instance de communion entre les peuples, de cadre de célébration de la fraternité et d’opportunité de promotion de la culture du peuple sawa. Ses fonctions sociales et politiques font de cette assemblée traditionnelle une institution majeure du peuple sawa, un facilitateur de son inscription dans la modernité et un acteur qui contribue à l’animation de la vie politique au Cameroun.