Résumés
Résumé
Le rire et l’humour sont valorisés par les Samis, car ils jouent un rôle dans leur autoreprésentation et constituent ainsi des outils de résilience face aux représentations coloniales de leur identité culturelle et de leur territoire. Cet article vise à mettre en évidence la manière dont le rire des Samis, manifesté à travers les railleries, l’ironie, le jeu, la fête ou les chants, contribue à leur reconnaissance communautaire et territoriale au-delà des institutions politiques en Suède. Pour ce faire, je m’appuie sur une ethnographie des festivités, des chants samis (yoiks) et des rencontres interculturelles au sein du village de Jåhkåmåhkke, dans le Sápmi suédois. L’humour et le jeu théâtral tiennent une place importante dans l’art de yoiker et de raconter les histoires de personnes proches et de lieux significatifs. Sur le plan de la résilience et de l’intégration des émotions, le rire sami traduit l’expression d’un soulagement et d’une libération intérieure en lien avec l’actualisation des liens sociaux et territoriaux. Pour comprendre les subversions locales de l’imaginaire colonial, cet article considère ce qui suscite dans les relations interculturelles l’ironie et les blagues : les rapports de pouvoir, les stéréotypes, la soif d’exotisme des touristes, l’ambition des ethnographes…
Mots-clés :
- Beyaert,
- Samis,
- rire,
- ironie,
- autoreprésentation,
- résilience,
- yoik,
- oralité
Abstract
Laughter and humour are valued by the Samis as they are important in their self-representation and thus constitute tools of resilience against colonial representations of their cultural identity and territory. This article aims to highlight the way in which Sami laughter, manifested through mockery, irony, play, celebration, or song, contributes to their communal and territorial recognition beyond political institutions in Sweden. To do this, I draw on an ethnography of festivities, Sami songs (yoiks) and intercultural encounters in the village of Jåhkåmåhkke, in Sweden’s Sápmi region. Humour and theatrical play contribute to the art of yoiking and storytelling about their loved ones and significant places. In terms of resilience and emotional integration, Sami laughter expresses relief and inner liberation in connection with the actualization of social and territorial ties. Finally, to understand local subversions of the colonial imaginary, this article explores the sources of irony and jokes in intercultural encounters: power relationships, stereotypes, as well as tourists’ thirst for the exotic and ethnographers’ ambitions…
Keywords:
- Beyaert,
- Samis,
- laughter,
- irony,
- self-representation,
- resilience,
- yoik,
- orality
Resumen
La risa y el humor son valorados por los Samis, pues juegan un rol en su autorrepresentación y constituyen asimismo herramientas de resiliencia ante las representaciones coloniales de su identidad cultural y de su territorio. Este artículo tiene como objetivo evidenciar la forma en que la risa de los Samis, que se manifiesta a través de las burlas, las ironías, el juego, la fiesta o los cantos, contribuye al reconocimiento comunitario y territorial más allá de las instituciones políticas en Suecia. Para lograrlo, me apoyo en una etnografía de las festividades, los cantos samis (yoiks) y los encuentros interculturales en el seno de la localidad de Jåhkåmåhkke, en el Sápmi sueco. El humor y el juego teatral tienen un lugar importante en el arte del yoik y del recuento de historias de personas cercanas y de lugares significativos. Desde la perspectiva de la resiliencia y de la integración de emociones, la risa sami traduce la expresión de un desahogo y de una liberación interior relacionada con la actualización de los lazos sociales y territoriales. Para comprender las subversiones locales del imaginario colonial, este artículo examina lo que suscitan la ironía y las bromas en las relaciones interculturales: las relaciones de poder, los estereotipos, la sed de exotismo de los turistas, la ambición de los etnógrafos...
Palabras clave:
- Beyaert,
- Samis,
- risa,
- ironía,
- autorrepresentación,
- resiliencia,
- yoik,
- oralidad
Corps de l’article
Introduction
Cet article se base sur une recherche ethnographique menée dans le village polaire de Jåhkåmåhkke (Sápmi suédois) où j’effectue des terrains depuis l’été 2020. En plus d’une observation participante prolongée de ce lieu, j’ai effectué dix-sept entretiens semi-directifs en anglais avec des locaux samis, dont des yoikeurs (praticiens de yoiks). J’ai moi-même traduit en français les extraits d’entretiens utilisés pour les fins de cet article.
Jåhkåmåhkke (Jokkmokk en suédois) est habité par 3000 personnes samies et suédoises et accueille chaque année un grand marché d’hiver qui multiplie par dix le nombre de résidents pendant une semaine. Le village possède une haute école d’artisanat sami dénommée Samernas utbuilding centrum, des bureaux du Parlement sami de Suède ainsi qu’un musée sur la culture samie et l’environnement local, le musée Ajjte. Le rire, l’oralité et la fête chez les Samis que j’ai rencontrés me sont très vite apparus comme des manières ludiques d’exprimer un rapport existentiel à leur communauté et à leur lieu d’appartenance. Dans la vie quotidienne et lors des événements et spectacles, j’ai eu l’occasion d’écouter des chants samis (yoiks) et des histoires locales qui tournaient en dérision les images exotiques que peuvent avoir les Scandinaves et les touristes. Plus je devenais familier de mes hôtes de terrain, moins je pouvais échapper aux piques de leur ironie et à leurs plaisanteries qui m’étaient soigneusement destinées. C’était bien difficile de ne pas devenir risible aux yeux de mes interlocuteurs quand ils me considéraient comme un touriste bizarre qui ne s’en va pas ou un anthropologue louche par définition et avide d’exotisme…
L’on dit localement qu’une famille traditionnelle samie se compose d’un père, d’une mère, de deux enfants, d’un chien et d’un anthropologue… Il s’agit d’un exemple de blague liée aux rencontres interculturelles que l’on retrouve chez les peuples samis et inuit. Les stéréotypes sur les Samis et les représentations spatiales sur le nord de l’Europe des groupes dominants (société majoritaire, acteurs étatiques et industries extractives) s’enracinent dans un imaginaire colonial qui continue d’avoir des implications pour les communautés samies (López 2021). Ils sont souvent imaginés par les Occidentaux comme des nomades éleveurs de rennes vivant insouciants dans je ne sais quel espace sauvage et exotique. Ces représentations extérieures affaiblissent le droit des Samis à l’autodétermination en légitimant indirectement l’ouverture du territoire aux industries extractives (une nature sauvage implique des ressources naturelles exploitables) et le maintien de relations de pouvoir asymétriques entre les Samis et l’État (ibid.). Je me demande, dans cet article, comment le rire et l’humour des Samis participent à leur autoreprésentation. J’entends par le concept d’autoreprésentation les gestes quotidiens de reconnaissance de l’appartenance au groupe et au territoire au-delà des institutions politiques et agissant contre les représentations de la société majoritaire (Magnani et Magnani 2022). Je propose donc de considérer le rire et l’humour samis comme des gestes subversifs d’autoreconnaissance (Coulthard 2014) contribuant aux efforts des Samis pour se définir, montrer des rapports de pouvoir, et se lier au territoire selon leurs propres idées et valeurs. Nous verrons dans ce texte comment les festivités, les yoiks et les relations interculturelles font intervenir le rire sami et contribuent à ces processus d’autoreprésentation et de résilience.
Malgré la suggestion de l’auteur autochtone du Lakota Vine Deloria (1969) de considérer rigoureusement l’importance du rire et de l’humour dans la socialité des peuples autochtones, ce thème de recherche est resté en périphérie de l’anthropologie sociale et culturelle. Notons toutefois quelques travaux qui traitent de ces questions, comme ceux de Radcliffe-Brown (1940), qui a documenté le rôle des railleries et des plaisanteries dans les relations sociales de certaines communautés africaines. Johan Huizinga (1951) s’est penché sur le besoin ludique de l’humain et ses implications dans la vie culturelle et sociale. Gregory Bateson (1956) a étudié les jeux rituels liés à l’inversion des identités, jeux qui, par leurs contrastes expressifs, auraient pour fonction de faire ressortir l’ordre social. Mary Douglas (1968) s’est intéressée à l’ancrage situationnel et culturel des blagues et leurs effets sur la perception du contrôle social. Pierre Clastres (1974) a décrit l’intensité du rire des Chulupi du Paraguay lorsqu’on leur racontait d’anciennes histoires sur les maladresses d’un jaguar ou les mésaventures d’un chamane. Rémi Savard (1977) chez les Innus, et Roger Spielmann (1988) chez les Ojibwés, ont documenté quant à eux le rôle du rire dans la transmission des traditions orales autochtones et la résilience de ces sociétés. Fikret Berkes (1986) s’est intéressé au rire associé aux frictions entre les Cris traditionalistes et les Cris catholiques. Alain Beaulieu (1990) a documenté l’utilisation de railleries comme instrument de résistance des Innus face aux missionnaires jésuites. Jean L. Briggs (1994) a étudié les relations entre le rire inuit et les tensions internes qui peuvent fragiliser une communauté. Roberte Hamayon (1995) a questionné les relations entre les chamanes sibériens et mongols et les figures d’esprit à partir des jeux langagiers, sonores et corporels. Sylvie Poirier (1996) a analysé l’importance du jeu dans le rapport des Aborigènes australiens à leurs rêves et à la dimension onirique de l’existence. Drew Hayden Taylor (1996) s’est intéressé aux rencontres interculturelles en milieu autochtone sous l’angle de l’humour. Les travaux de Frédéric Laugrand (2008) et Laurent Jérôme (2010, 2020) ont mis en évidence la centralité du rire dans la sociabilité et la transmission culturelle des Inuit et des Atikamekw. En contexte sami, Lill Tove Fredriksen (2004) a montré les côtés critique et subversif du langage ironique à partir de l’étude d’un chant épique provenant d’une communauté samie de Porsanger.
Le rire sami dans les rencontres interculturelles
Dans son usage quotidien à Jåhkåmåhkke, dans ce village où la moitié des habitants ne sont pas samis, le rire sami constitue un outil de résilience face à l’assimilation culturelle. Les stéréotypes et les images exotiques sur les Samis font l’objet de railleries et de moqueries abondantes qui ont pour effet de resserrer les liens communautaires. Le rire ironique à travers l’imitation, l’inversion des rôles et le renversement imaginaire des rapports de pouvoirs est également mobilisé. J’ai constaté aussi nombre de malentendus et de quiproquos qui prêtent à l’amusement et aux plaisanteries dus aux barrières culturelles et linguistiques. L’ignorance et le sensationnalisme des touristes de passage constituent des sources d’inspiration précieuses pour l’humour local. Le rire peut ainsi constituer un moyen d’expression collectif chez un peuple autochtone et minoritaire soucieux de se définir lui-même et de contrer les représentations simplistes et réductrices de la culture samie.
Un des motifs principaux de subversion, par les railleries et les moqueries, des représentations extérieures serait que ces images tendent à exclure les Samis de la construction contemporaine de la société. En effet, ces clichés sont souvent vécus par les Samis comme une façon de les infantiliser ou de les placer dans un lieu extérieur et hermétique à la société dominante. En réduisant les Samis à un statut d’enfant de la nature (naturfolk), ou de victime impuissante des « forces historiques », ces imaginaires excluent la population autochtone de la catégorie d’interlocuteur légitime (Fraser 2005). Ainsi, les stéréotypes peuvent être interprétés comme des « objets de pouvoir » (Machillot 2012 : 92) qui rempliraient une « fonction idéologique » en dévalorisant les connaissances locales dans les débats sociétaux contemporains, les relayant à du folklore : « le stéréotype peut servir à expliquer et justifier des opinions, des attitudes, des comportements, mais aussi des systèmes et des hiérarchies sociales » (ibid.). Les stéréotypes auraient des effets discriminatoires également au sein de la société samie, en excluant de « l’authenticité » les Samis ne correspondant pas à ces représentations. D’autres s’approprieraient ces images stéréotypées et joueraient activement à « faire le Sami authentique » pour des raisons touristiques. Ainsi, des interlocuteurs m’ont déjà dit avoir « jouer leurs cartes samies » pour impressionner autrui lors de rencontres interculturelles.
Partager la vie quotidienne des Samis de Jåhkåmåhkke fut pour moi l’occasion d’éprouver, souvent par l’épreuve de l’autodérision, ce que pouvait évoquer localement mon image, ma façade, ma présentation. Plusieurs fois sur le terrain, lors de moments de rencontre, des Samis m’ont interpellé en me demandant avec une ironie mordante : « Donc tu es anthropologue… belge… et tu t’appelles Léopold en plus ?! », avant d’ajouter à ce tableau gorgé de sous-entendus inquiétants : « Et tu penses quoi de la colonisation belge et de Léopold II ? Est-ce que tu t’en sens responsable ? En as-tu honte ? » La rencontre était bien partie, la glace brisée, net… Parfois ils riaient, parfois ils attendaient attentivement mes réponses. Je me suis même fait appeler « mon petit colon » en fin de soirée festive. Toutes ces flèches ironiques et ces éclats de rire ont contribué à me faire prendre conscience de l’omniprésence de la colonialité chez les Samis. Je compris plus tard que par leur rire, ils me poussaient indirectement à questionner ma position au sein d’un peuple européen historiquement colonisateur. Ils associaient ces questions rhétoriques aux rapports de pouvoir historiques qui les oppressent encore aujourd’hui en Suède et mobilisaient l’humour pour les dénoncer.
Lors d’une discussion avec une interlocutrice samie, je lui demandai, motivé et candide, quel genre de travail anthropologique serait utile pour les Samis. Elle me répondit que j’avais « de bonnes intentions », mais que j’étais quelque peu « naïf ». Ah bon ? Elle m’expliqua que des chercheurs, elle en avait vu passer ici plusieurs et elle pensait qu’ils suivaient uniquement leurs intérêts et leurs désirs d’exotisme. Elle me demanda d’avoir toujours en tête, lors de mes recherches, l’histoire coloniale de Sápmi et les nombreuses violences qui l’ont accompagnée et qui continuent de nos jours. Violences qui seraient parfois rappelées par les anthropologues contemporains malgré eux. Cette hôte de terrain samie, pour me sensibiliser sur le passé colonial de l’anthropologie en Suède, s’essayait à changer nos rôles, à inverser symboliquement les rapports de force. Elle s’exclamait ironiquement : « Je vais venir en Belgique, prendre des photos de ta famille, de tes animaux, de ton jardin et puis je vais les analyser ! », en prenant le soin d’ajouter à la fin de son tour de passe-passe : « Oh, les Lapons, que c’est exotique ! » Ensuite, mon interlocutrice me dit qu’une recherche utile, selon elle, serait une étude qui montrerait la complexité et les nuances des personnes samies et de leur culture. Elle en avait marre des questions clichées du type : « Est-ce que vous vivez dans des tentes ? » Elle me confia avoir eu « peur » lorsqu’elle m’a entendu interpeller une personne assise à côté de nous lors d’une soirée samie, en demandant : « J’ai une question. »
Lors d’une soirée festive, Hannes Suopanki Lakso, un interlocuteur sami, cuisina le repas pour Juhán Niila Stålka, un autre interlocuteur sami, et moi. Nous avons mangé ce soir-là du renne bouilli (deux ou trois heures de cuisson) avec des pommes de terre, de la confiture de canneberge et du beurre. Sur la chaîne stéréo, mes hôtes de terrain décidèrent d’écouter des chansons de Jacques Brel. Animés par la musique, ils rigolèrent alors à pleins poumons en me tournant en dérision : « Avant de venir ici, tu ne t’attendais pas à écouter de la musique de ton propre pays, n’est-ce pas ?! Ça doit être très exotique ! » Nous avons écouté plusieurs autres musiques et différents yoiks. Mes hôtes de terrain yoikèrent à leur tour, inspirés. Dans l’euphorie, désinvolte, j’ai osé chanter un bout de chanson en français avant qu’Hannes commente de manière catégorique, sourire en coin : « Je chante mieux en français que toi ! » Dans le même registre d’ironie autour des images exotiques : un autre jour, alors que j’aidais Juhán Niila à nettoyer l’appartement dans lequel il comptait bientôt emménager, il me dit : « Quand tes professeurs à l’université te demanderont ce que tu as fait pendant ton séjour chez les Samis, tu pourras leur dire que tu as nettoyé un appartement ! » Ou encore cette fois où j’étais en route avec des Samis éleveurs de rennes vers les montagnes afin de contrôler les barrières des enclos. En chemin, un des éleveurs fit un lapsus (en me parlant en anglais) : en voulant dire « une excursion », cette personne prononça « exécution ». Rebondissant dessus, elle m’informa ironiquement : « En fait, on ne va pas contrôler les clôtures des rennes, mais on va te sacrifier aux dieux samis. » Les clôtures furent consolidées. Si l’humour sami peut servir à renforcer la dichotomie entre un « nous » et un « eux » (Fredriksen 2004), ces exemples montrent qu’il est aussi utilisé pour remettre en question ces catégories.
Fig. 1
Portrait de Hannes Suopanki Lakso réalisé par l’auteur
Les festivités samies et le marché d’hiver de Jåhkåmåhkke
Le succès contemporain des festivals autochtones de danse et de musique, des pow-wow en Amérique du Nord et des festivités hivernales de l’Arctique témoigne de la valeur accordée à l’oralité, aux mouvements du corps et au jeu dans les cosmologies autochtones circumpolaires (Laugrand 2008). Pour beaucoup de Samis, les festivités (des festivals de musique aux fêtes du vendredi soir) permettent de se retrouver et de rire ensemble. Ces moments de socialisation constituent des occasions de jeux, de compétions, de sports, mais aussi de discussions sur des enjeux sociétaux et des partages de souvenirs, d’histoires et de connaissances. Ainsi, des performances de yoiks, de musiques et de danses ont souvent lieu lors de tels moments. À Jåhkåmåhkke, les « fêtes samies » (ávvudallam), dont les participants sont majoritairement Samis, étaient distinguées par mes interlocuteurs des autres fêtes qui réunissaient Samis et Suédois. Lors des fêtes samies, mes interlocuteurs revêtaient souvent leurs plus beaux habits traditionnels (les gábdde) et bijoux samis en argent qu’ils laissaient les autres jours de la semaine dans le placard. Ces parures colorées montrent leur appartenance au territoire transfrontalier Sápmi ainsi que leur lieu d’origine. Participer aux fêtes samies du village a facilité grandement mon intégration dans la communauté (par les rencontres et les rires) et m’a orienté vers la question de l’autoreprésentation. Lors de ces fêtes, mes interlocuteurs se présentaient à moi, m’expliquaient les pratiques culturelles dans lesquelles ils étaient investis, et remettaient souvent en question les représentations coloniales de l’identité samie.
Fig. 2
Marché d’hiver de Jåhkåmåhkke
Fig. 3
Marché d’hiver de Jåhkåmåhkke
Le marché d’hiver de Jåhkåmåhkke (márnána) est une célébration samie qui a lieu chaque année depuis au moins l’an 1605 (Barillé 2008). À l’origine, les communautés samies nomades, en route vers les montagnes à la fin de l’hiver, s’installaient autour du lac Dálvvadis (l’autre nom du village) pendant deux à trois semaines et échangeaient des biens avec des marchands finnois, mais également entre eux. Le commerce se faisait alors de manière libre, sans la médiation de l’État et sans monnaie. Le marché d’hiver a toujours été pour les Samis un grand moment de rencontres et de retrouvailles. Comme les groupes nomades ne se côtoyaient que rarement, vu l’étendue du territoire sur lequel ils vivaient, Jåhkåmåhkke a toujours été le lieu de réunion annuelle pour l’acquisition de marchandises et la vente de l’excès de production avant que les communautés samies rejoignent les montagnes au printemps. Parents et amis se revoyaient et célébraient leurs retrouvailles à travers des mariages ou des rituels. C’était parfois aussi l’occasion de s’expliquer entre communautés, de régler des conflits au tribunal ou d’apaiser des tensions sociales. En 1602, des édits du roi suédois Charles IX fixèrent les règles du marché d’hiver. Ce sera pour la Couronne l’occasion de lever l’impôt chez les Samis, de christianiser et de taxer les échanges commerciaux dans la région. Dans l’histoire du village, l’année 1605 officialisa la date du début de cet événement historique (ibid.).
Le marché d’hiver de Jåhkåmåhkke se présente de nos jours comme une immense fête (immense quand on pense au calme habituel du lieu) avec plusieurs centaines d’étals réparties dans les rues froides du village polaire. Sont offerts en vente des bois de rennes (boahttsutjoarvve), des fourrures de renne (boahttsu), de renard (riebij), d’ours (biernna), de l’artisanat sami (duodji), du renne séché et fumé (suovas), des lassos (suohppit), des bijoux (sáráhkká), des habits (bivtas), etc. Une multitude d’événements culturels ont lieu, comme des spectacles, des concerts, des performances de yoik, de la poésie et de la littérature samie, des expositions d’artisanat sami (duodji) et d’art sami (dájda), des conférences, des films et des débats de société. Entre bien d’autres événements qui ont rythmé les premiers jours de février 2023, les acteurs de la commission de vérité sur les persécutions historiques subies par le peuple sami en Suède se sont réunis et ont communiqué leur projet à la population locale. Enfin, pendant la 418e édition du marché, les Samis ont célébré la restitution de 480 objets samis du musée ethnographique de Suède vers le musée Ajjte de Jåhkåmåhkke. L’effervescence culturelle locale pendant cette semaine témoigne de l’importance du marché d’hiver de Jåhkåmåhkke dans l’autodétermination et dans l’affirmation des Samis, et une plus grande reconnaissance de leurs valeurs et savoirs en Suède.
Fig. 4
Restitution de 480 objets samis du musée ethnographique de Suède vers le musée Ajjte de Jåhkåmåhkke
Pendant cette fête samie prolongée, les Samis, par leurs vêtements, leurs bijoux et leurs accessoires, présentent fièrement leur groupe d’appartenance aux autres Samis et aux touristes. En se croisant au marché, les Samis peuvent identifier le territoire traditionnel, le métier ou la situation conjugale des uns et des autres à travers les caractéristiques de leurs habits traditionnels (gábdde) ; des codes sociaux que seuls des familiers de la culture samie possèdent. Aux étals ou lors de spectacles, beaucoup de Samis montrent l’origine culturelle de leurs oeuvres, produits ou performances indépendamment des critères de reconnaissance de l’État suédois. Le marché est ainsi devenu au fil des années une scène sur laquelle les Samis, avec l’aide d’autres groupes (acteurs publics, institutions internationales, etc.), sont engagés dans l’autoreprésentation. Beaucoup de Samis se rendent, vêtus de leurs plus belles parures, à la fameuse « soirée dansante samie », bien connue pour promouvoir les partenaires de danse en partenaire de vie… « Comment fais-tu pour draguer en Belgique si tu ne sais pas danser ? » m’avait demandé très sérieusement une interlocutrice samie, évoquant cette soirée dansante aux mille promesses. La danse samie constitue un grand rassemblement de Samis, ce qui est vécu par mes interlocuteurs comme un moment intense de joie et de fierté. En effet, se rendre à ce genre d’événement musical signifie faire acte d’autoreconnaissance des liens sociaux et territoriaux (Coulthard 2014). Lors des fêtes samies, les gens écoutent volontiers de la musique samie, des yoiks enregistrés, ou bien parfois, ils yoikent eux-mêmes. Le yoik sami est à l’origine une technique du souvenir, un moyen de raconter une histoire et un outil de communication entre les êtres (Gaski 2008 ; Graff 2011). Il s’agit d’une manière spécifiquement samie d’appeler à soi et d’entrer en contact avec des personnes, des animaux ou des lieux familiers. Le chant qui résulte de cette mise en résonance de deux êtres est souvent perçu par les Samis comme une puissante source de connaissances et de mystères sur le lieu et les êtres qui le peuplent (Aubinet 2023). Le rire et le yoik sont des formes de communication qui peuvent se compléter et s’entremêler dans le cadre d’une histoire racontée par le yoikeur.
Fig. 5
Juhán Niila Stålka qui yoike et raconte des histoires lors d’une performance au marché d’hiver de Jåhkåmåhkke
La dimension ludique et théâtrale du yoik sami performé sur scène
Dans quelle mesure les traditions orales samies s’enracinent-elles dans les rituels du noaidi, le chef spirituel de la famille ou de la communauté, qui avait autrefois une place centrale dans les sociétés samies (Aubinet 2023) ? Hamayon (1995) a souligné dans ses travaux sur les chamanismes de Sibérie la valeur accordée aux jeux de mouvements et de gestes corporels chez les chamanes. Laugrand (2008) a rappelé l’étonnement que nombre de missionnaires et explorateurs ont rapporté après avoir assisté à des rituels de chamanes issus de Premières Nations d’Amérique. Ils les comparaient à des « jongleurs », des « sorciers », des « magiciens », des « prestigitateurs », des « faiseurs de tours », saisissant ainsi la dimension ludique et théâtrale du rituel sans toutefois comprendre le sens véritable de celui-ci. Lorsque le chamane s’agite, danse et chante, voire entre en transe, il se déroule un processus d’imitation et de communication aiguë avec un être — humain ou animal — ou un esprit. Alors le chamane intériorise temporairement des caractéristiques de l’entité avec qui il est en contact et extériorise, parfois vigoureusement, cette communication intime. Le jeu corporel et sonore du chamane est censé plaire à l’esprit avec qui il communique, et ce, afin de faciliter la prise prochaine de gibier et la guérison des humains (Hamayon 1995).
Les traditions orales se sont toujours associées au jeu théâtral et au rire chez les peuples autochtones circumpolaires (Laugrand 2008). L’humour et le rire liés à l’histoire captent l’attention des auditeurs et marquent plus profondément l’esprit. La répétition d’éléments ou de sons de l’histoire sert aussi à ancrer le récit dans la mémoire tout en pouvant provoquer le rire (Jérôme 2010). Les éléments de l’histoire présentés dans le yoik sont transmis à travers la mélodie que le yoikeur répète plusieurs fois afin d’affirmer le lien avec le sujet du yoik et d’exprimer les effets ressentis de ce lien (Aubinet 2023). Par le mécanisme de répétition, l’histoire yoikée appelle les souvenirs de l’auditeur et participe à la communication du sentiment d’appartenance au groupe et au lieu évoqués. Le jeu théâtral du yoik consiste à vouloir se glisser dans la peau d’un autre être et à adopter temporairement son point de vue, à jouer son rôle, à devenir familier avec lui (Aubinet 2023). Par exemple, se glisser dans la peau d’un loup en le yoikant peut amener le yoikeur à se déplacer et à rôder délicatement autour de l’auditeur puis à grogner, voire hurler, comme s’il se trouvait devant une proie (ibid.). Il y a alors « animalisation » du yoikeur en loup, le yoikeur « incorpore » l’animal et l’exprime, le rend présent, là, ici et maintenant. Les sons du yoikeur, s’apparentant parfois à des cris lorsque nécessaire, imiteront les sons du loup, mais aussi ses mouvements, sa forme, sa perception et ses intentions de chasse. Et plus un yoikeur aura développé une familiarité avec un loup, plus sa connaissance de celui-ci sera précise et intériorisée, plus il sera capable de l’interpréter. Le yoikeur ne décrit pas la vie et les caractéristiques du loup comme un observateur qui les étudierait de l’extérieur. La relation entre le yoikeur et le sujet yoiké est beaucoup plus directe que cela, plus intérieure, plus affective. Pendant quelques instants, le yoikeur devient en quelque sorte ce loup, il tend à se métamorphoser en loup, il s’adresse au loup qui est en lui (ibid.). C’est en ce sens qu’il faut comprendre les phrases suivantes, entendues de nombreuses fois à Sápmi : « On ne yoike pas sur une personne ou un lieu, on yoike cette personne ou ce lieu », et : « On ne représente pas le loup ou le ruisseau, on le présente. »
Lors d’une journée de sensibilisation sur les questions samies destinée à un groupe de jeunes du World Wide Fund for Nature (WWF), un politicien écologiste sami raconta l’histoire suivante, qui souligne la portée autoreprésentative du yoik performé : un yoikeur participa à un programme télévisé suédois dans lequel il fut invité à échanger de maison avec un Suédois pour un certain temps. À la fin de l’expérience, les animateurs suédois demandèrent au Sami s’il pouvait yoiker (« question typique » ajouta l’écologiste). Alors le Sami yoika sur la scène médiatique. Quand les animateurs lui demandèrent des informations sur le yoik, il répondit, devant les spectateurs, qu’il avait yoiké des personnes et des lieux auxquels il se sentait lier et dénonça publiquement la dépossession territoriale historique des Samis. Par ces identifications profondes entre une personne, une communauté et un lieu, les yoikeurs se représentent et figurent une appartenance socio-territoriale qu’ils jugent trop absente des textes juridiques suédois et des imaginaires de la société majoritaire. Pendant cette même journée de sensibilisation, le yoik du loup prédateur fut interprété par le yoikeur Juhán Niila Stålka, à Gállok, pour protester contre le projet de mine de fer de l’entreprise Beowulf Mining. Juhán nomma ironiquement son yoik « Beowolf » (wolf, « loup » en anglais) et yoika un loup qui rôdait autour de Gállok pour exprimer ce qu’il considérait être une prédation de son territoire. Cet exemple met en avant la manière dont les Samis se basent sur leurs traditions orales pour exprimer des rapports de pouvoir asymétriques qui affectent leur vie quotidienne et leur identité culturelle (Fredriksen 2004 ; Beyaert 2021-2022). L’ironie, centrale dans les traditions orales samies, peut ainsi être interprétée comme un moyen de résilience et de protestation contre un système économique et politique oppresseur qui est dépeint et moqué en tant que contre-modèle et « anti-héros » (Fredriksen 2004 : 64).
Avec ses variations de rythmes et de tons et les répétitions des sons qui accompagnent sa mélodie, le yoik peut susciter le rire des Samis par son côté théâtral et exaltant. Lors de performances, il arrive que le yoikeur fasse rire délibérément son public en surjouant et en surinterprétant sa transformation (Aubinet 2023). Un yoikeur peut ainsi amuser son auditoire en affichant une détermination surhumaine et précipitée à se changer en ours (par les mouvements de son corps et ses cris). Il peut alors faire rire son public, qui continue de le voir de toute évidence en tant qu’humain qui se comporte en ours tout restant lui-même. Le rire sami surgit ici du spectacle, anticipé par le yoikeur, d’un humain présomptueux, trop confiant dans son pouvoir de métamorphose (ibid.). L’humour du yoikeur peut aussi consister à débuter le yoik d’un loup féroce et dangereux, laisser l’atmosphère de la performance s’alourdir d’inquiétudes puis soudainement, interpréter un chiot inoffensif et espiègle (ibid.). Ce qui fait rire dans ce cas serait la contradiction flagrante et l’interférence de registres sonores différents (Bergson 1900). L’habitude des yoikeurs de jouer avec l’ambiguïté de la métamorphose dans le yoik peut être interprétée comme une appropriation ironique des représentations romantiques et exotiques que cette pratique évoque aux Occidentaux.
Fig. 6
Juhán Niila Stålka qui yoike « Beowolf » à Gállok
Une coutume samie veut qu’on ne se yoike pas soi-même, mais plutôt les uns les autres, parfois très gravement, parfois très ironiquement. Des rires, des plaisanteries et des railleries en tout genre accompagnent souvent le yoik personnel d’un ami proche lorsque le contexte s’y prête, comme lors d’une soirée festive par exemple. Selon Piera Niila Stålka, un yoikeur de Jåhkåmåhkke, dans certaines régions de Sápmi, les gens ne seraient même pas autorisés à écouter leur propre yoik. Les yoiks personnels peuvent en effet choquer les personnes yoikées ou servir à régler des différends à travers les moqueries et les piques ironiques. Enfin, yoiker sur scène ou au quotidien n’est pas toujours un processus contrôlable, méthodique, ni même volontaire. Ce saut en soi-même relève souvent de l’improvisation et son expression se réalise sous le mode de la spontanéité. Cet aspect d’imprévu suscite souvent le rire sami. L’expression du yoik suit de près la libre émergence des émotions et des pensées. Elle facilite même cette libre expression. « Yoiker, c’est comme penser à voix haute », selon les mots d’un interlocuteur sami. Piera Niila Stålka me raconta qu’il se trouvait à une réunion de yoikeurs où ils faisaient la fête, rigolaient et yoikaient. À un moment de la soirée, une des personnes décida de faire une sieste sur un des canapés de la pièce. Après une petite heure, Piera se rapprocha de lui et l’entendit ronfler. En tendant l’oreille davantage, il se rendit compte que ce monsieur, entre ses ronflements, à travers ses ronflements, était en train de marmonner un célèbre yoik, celui d’un lac situé près de Guovdageaidnu. De manière spontanée ou performée, dans l’éveil ou dans le sommeil, les yoiks ont pour effet de resserrer les liens sociaux et territoriaux, tant chez les yoikeurs que chez les auditeurs samis (Beyaert 2021-2022). Les yoikeurs, par leur pratique quotidienne et incarnée, répondent ainsi aux ruptures historiques de ces liens engendrées par le colonialisme (Magnani et Magnani 2022).
L’oralité et le rire du quotidien comme facteurs de résilience chez les Samis
En contexte autochtone, la capacité de rire peut faciliter la résilience en lien avec les souffrances personnelles et les traumas collectifs de la colonisation. Laurent Jérôme a analysé le rôle du rire dans les rituels de guérison des Atikamekw et reconnaît dans les rires de ses interlocuteurs
des formes particulières de communication qui assurent certaines fonctions de régulation de l’ordre social, permettant ainsi l’évacuation d’épisodes de stress, de traumatismes, de conflits ou de tensions.
Jérôme 2010 : 90
La place des chants et des récits dans le contexte de rituels autochtones de guérison et de processus de résilience a déjà fait l’objet de multiples travaux, en particulier au sein des Premières Nations d’Amérique. Cependant, les études samies manquent de travaux qui portent sur la pratique quotidienne et spontanée de ces chants traditionnels en tant que facteur d’émotions joyeuses, de puissance d’agir et de préservation de la santé (Hämäläinen et al. 2018). Cette recherche souhaite donc contribuer à la documentation de la pratique quotidienne du yoik et de ses potentiels effets bénéfiques sur le plan du mieux-être et de la résilience des Samis (Ragazzi 2012).
L’expression quotidienne des émotions à travers le yoik m’a amené à considérer les potentielles vertus apaisantes et régulatrices de cette pratique chez les Samis. Un yoik peut surgir lorsqu’une joie est éprouvée, lorsque le cours des choses semble tranquille, lorsque des dispositions d’esprits agréables appellent à se communiquer sur le champ, à se signifier par l’oralité. Par exemple, ici, dans le quotidien du travail d’élevage d’un Sami qui yoika puis reprit son travail avec plus d’entrain :
Auparavant, c’était plutôt normal […] dans l’élevage de rennes. […] Tu pouvais te prendre un yoik quand tu étais de bonne humeur, quand le travail des rennes allait bien, quand tu étais heureux, quand tu voyageais. […] C’est plus psychologique. […] Je veux dire que lorsque tu travailles dur dans la nature et que le travail va bien, alors tu te sens heureux, tu es de bonne humeur et tu deviens plus fort pour travailler. […] Si tu chasses et tires un grand élan, tu peux devenir joyeux et te prendre un yoik.
Marc, entretien, janvier 2021, Jåhkåmåhkke
Le yoik n’est pas seulement mobilisé par les Samis lors des moments festifs et joyeux, mais également lors d’angoisses, de sentiments d’injustice ou de moments de mélancolie profonde. Beaucoup de yoikeurs m’ont expliqué que ces chants leur permettaient d’exprimer des sentiments forts, et ce faisant, qu’ils étaient capables de mieux les intégrer, de les digérer, de les apprivoiser ; cela leur faisait du bien de pouvoir s’alléger d’un poids psychique, d’avoir la capacité d’agir sur ces émotions rocailleuses, de les transformer et se les représenter. Yoiker pour soi-même, pour le plaisir, pour se connecter avec soi et avec sa culture aurait un effet exutoire et libérateur : « Laisser tout le reste s’en aller et simplement yoiker avec ses émotions », selon les termes d’Hanna, une yoikeuse vivant à Jåhkåmåhkke. Cette expérience serait même amplifiée si le yoik se forme à plusieurs voix ou en groupe, comme le raconte Hanna :
Quand vous vous rassemblez et que tu écoutes la personne qui yoike, l’ambiance est très lourde […], genre pleine de vibrations, et tu sens que le yoik t’impacte beaucoup. […] Je crois que le yoik est aussi une très forte connexion entre personnes, comme si tu partageais l’énergie. […] Parfois, cela peut être très spirituel. Le yoik a un certain pouvoir. […] Quand les mots s’arrêtent, le yoik commence. Quand tu n’as pas assez de mots […], alors le yoik devient une expression si forte pour tes émotions et tes histoires. […] Des émotions qui doivent sortir. […] C’est exaltant, c’est grisant (trippy) [rires].
Hanna, entretien, septembre 2020, Jåhkåmåhkke
Être yoiké par une autre personne, yoiker en groupe aurait un effet bénéfique sur le bien-être des Samis en affirmant un lien de communauté, une origine partagée, et en rappelant un destin commun. Recevoir son yoik est très significatif sur le plan de la reconnaissance sociale, c’est une manière d’exister au sein du groupe et de l’histoire orale de la communauté. C’est pourquoi se rassembler à deux ou plusieurs personnes et yoiker en groupe est vécu comme une expérience « forte » ou « puissante » par beaucoup de Samis. Socialiser avec d’autres yoikeurs serait un moment de partage intense : partage de connaissances, de souvenirs, d’histoires et de rires. Les yoikeurs se relient à des lieux, des paysages, des souvenirs et des êtres. Les souffles enchanteurs, qui sont orientés vers un passé considéré comme collectif et significatif, personnalisent et animent à leur tour les yoikeurs (Ragazzi 2012).
J’étais assis aux côtés de mon oncle une nuit et on yoikait. Et c’est très spécial quand deux yoikeurs yoikent ensemble. Quand je suis rentré à la maison cette nuit-là, il m’a dit : « Bon, maintenant tu as ton yoik. » Donc c’est comme cela que l’on a découvert quel était mon yoik. Il m’a yoiké cette nuit-là et c’était très poignant, poignant et puissant.
Juhán Niila Stålka, entretien, octobre 2020, Jåhkåmåhkke
Fig. 7
Ájttega, spectacle de danse et de yoik du groupe Invisible People pendant le marché d’hiver de Jåhkåmåhkke
Lors d’un décès et du travail de deuil, le yoik peut être utilisé pour se souvenir d’un proche et réveiller des sentiments parfois très intenses éprouvés en sa présence. Yoiker des personnes que l’on porte dans son coeur, cela permet de les honorer de notre souvenir. Il est doux de s’imaginer yoiké par un proche, comme me l’a confié une interlocutrice :
Non, je n’ai pas encore reçu mon propre yoik, mais je ne suis pas stressée parce que je sais que s’il ne vient pas pendant ma vie, alors il viendra quand je serai morte. Je pense que quand je mourrai, les gens yoikeront ma mémoire. Je le crois.
Hanna, entretien, septembre 2020, Jåhkåmåhkke
Ainsi, il apparaît que le yoik tient une place d’importance en tant qu’outil de résilience chez certains Samis en situation de deuil :
Les morts ne sont pas partis tant qu’on se souvient d’eux, qu’on parle d’eux et qu’on les yoike. Donc ils sont toujours avec nous, ils marchent en dessous de nous. Donc oui, c’est une manière de garder leur mémoire en vie.
Hannes Suopanki Lakso, entretien, octobre 2020, Jåhkåmåhkke
Le yoik peut se déployer n’importe où et n’importe quand, ce qui en fait un outil très pratique de mieux-être au quotidien. Il ne nécessite pas d’instruments (il peut s’accompagner d’instruments, on parlera alors de « yoik moderne »), mais fait seulement appel au corps et au souffle vital. Cette habilité du yoik à entrer en soi, au plus proche de sa vie affective, à expérimenter les vibrations de la voix, s’associe à une pratique de guérison pour certains :
Je pense… ou je sens que le yoik est une sorte de méditation, une sorte de prière. […] Si tu chantes et si tu dis un mot, tu l’associes immédiatement à quelque chose. Mais le yoik […] est plus ouvert pour ressentir tout et différentes choses. […] Et je pense que quand tu chantes et quand tu yoikes, tu reçois un massage à l’intérieur du corps. Soin par les sons (sound healing), soin par le yoik (yoik healing).
Maret, entretien, novembre 2020, Jåhkåmåhkke
Le yoik plonge le yoikeur au sein d’un certain espace-temps intime, il constitue un « événement » selon Juhán Niila Stålka. Plusieurs de mes hôtes de terrain m’ont raconté des expériences lors desquelles leurs émotions avaient atteint une telle intensité qu’ils étaient incapables de parler. À la place, pour ne pas imploser, ils ont yoiké. Ainsi, l’expression « quand les mots finissent, le yoik commence » semble signifier que le yoik prend la relève du langage quand les ressources de celui-ci sont insuffisantes pour exprimer un ressenti. En d’autres mots, le yoik peut exprimer l’ineffable et raconter l’inénarrable, voilà sa puissance. Quand les mots nous échappent ou semblent trop faibles, trop vides, ou encore quand on est incapable de parler, le yoik peut être mobilisé pour raconter, expulser, et respirer. Juhán Niila disait que le yoik était « comme une respiration d’air, on inspire et on expire ». Quand les mots finissent, le yoik commence à soigner. Ce cheminement intérieur demande de la force d’esprit et de la bravoure, et aboutit à la transformation des passions tristes (comme la mélancolie, le ressentiment ou la lassitude) en courage, voire en rire libérateur. Le yoik constitue un approfondissement du langage et un moyen de résilience face aux souffrances individuelles, familiales et communautaires liées à la colonisation historique de Sápmi (Ragazzi 2012). En ce sens, cette pratique samie peut être comparée au rituel de guérison de la loge à sudation chez les Atikamekw, où des chants, des histoires, des exclamations et des pleurs peuvent survenir (Jérôme 2010). Comme dans la loge à sudation atikamekw, les rires qui jaillissent du yoik marquent une libération intérieure et un mieux-être : « Il s’agit là d’une forme particulière de la parole : le rire comme cri de soulagement » (ibid. : 95).
Delaporte et Roué (cités par Bours 1991) ont associé au yoik une fonction sociale très grande dans la société samie, qu’ils qualifient de « société de refoulement ». Selon eux, une norme sociale en vigueur à Sápmi, dans les années 1980, était la modération publique des sentiments. En société, il fallait être introverti, stoïque. Le yoik, par sa puissance d’expression, engendrait donc, selon les auteurs, « un climat psychologique particulier » qui libérait les sentiments réprimés normativement, assurait un « équilibre » et permettait de « remettre la balance au bon niveau » (Delaporte et Roué, cités par Bours 1991 : 122). La pratique du yoik aurait donc une vertu sociale puisqu’elle participerait au maintien de l’équilibre psychique de la communauté (ibid.). J’ai noté également, lors de mes recherches, cette norme sociale de contrôle de l’expression publique des émotions. Pour m’expliquer cette coutume, des interlocuteurs samis évoquaient un « esprit macho » qui serait présent dans le Nord européen. À l’opposé, l’intégration et la communication des émotions par les yoiks et leurs rires auraient un effet libérateur chez les yoikeurs. Les résultats de cette recherche font ainsi écho aux recherches précédentes sur les possibles vertus thérapeutiques du yoik et tendent à confirmer la valeur des traditions orales au sein des processus de soins culturels chez les Samis (Hämäläinen et al. 2017).
Conclusion
Cette étude a voulu montrer les effets bénéfiques du rire et de l’humour sur le plan de la résilience des Samis face au colonialisme. Basé sur une ethnographie commencée en 2020 chez les Samis de Jåhkåmåhkke, cet article souhaitait contribuer à une compréhension approfondie du rire sami et ainsi apporter des éléments significatifs à l’étude des processus d’autoreconnaissance des peuples autochtones (Coulthard 2014). Nous avons considéré dans cette recherche la centralité du rire dans les relations interculturelles et les actes d’autoreprésentation chez les Samis. Le rire sami se situe au coeur des expressions collectives de ce peuple et constitue une manière d’augmenter la puissance d’agir sur l’identité samie contemporaine et les représentations extérieures. À travers l’humour et la dérision, les Samis influencent et transforment les espaces de rencontres interculturelles (Jérôme et Veilleux 2014). Par le rire, ils se définissent eux-mêmes, sensibilisent les autres sur leurs enjeux et se façonnent une citoyenneté critique (Bennett 2008 ; Stitzlein 2012). Ainsi, le rire sami, dans ses multiples expressions, constitue une ressource précieuse face à l’assimilation culturelle et aux stéréotypes des groupes majoritaires.
Les célébrations, les festivités et les performances culturelles peuvent être interprétées comme des événements privilégiés d’autoreprésentation samie (Magnani et Magnani 2022). Les danses, les yoiks, la musique, les jeux, l’artisanat et les débats des Samis renforcent le sentiment d’appartenance au groupe et au territoire indépendamment des politiques de reconnaissance de l’État (ibid.). L’art de raconter les histoires locales et de transmettre le sentiment d’attachement au lieu se réalise à travers les mouvements, les sons et les gestes du corps. Le yoikeur qui transmet des expériences enracinées dans le pays de Sápmi a souvent recours au comique (répétition, imitation, interférence, exagération, contradiction, improvisation) pour assurer sa performance sur scène. Le rire et l’humour peuvent être ainsi mobilisés pour sensibiliser et appuyer des revendications socio-territoriales.
De nombreux Samis associent la pratique quotidienne du yoik au fait de se sentir « connecté à son milieu », « appartenir à la communauté », « puissant, enthousiasmé et joyeux ». Le ressenti de mieux-être, le soulagement et l’oxygène vital qui accompagnent les yoiks témoignent de l’importance de cette activité ancestrale dans la capacité de résilience chez les Samis (Ragazzi 2012 ; Beyaert 2021-2022). Le yoik apparaît comme une forme d’expression et de communication qui émancipe et amène un soulagement réparateur. Le mieux-être engendré par le yoik marque une libération intérieure et brise le silence des traumas personnels et collectifs. La pratique continue et incarnée du yoik faciliterait ainsi l’intégration des expériences fortes, notamment celles qui sont liées à l’éloignement vis-à-vis des autres générations et du territoire, et permet d’y répondre activement. S’exprimer avec humour et ironie à travers une pratique ancestrale et affirmer créativement des liens sociaux et un sens de l’habiter permettrait donc aux Samis de guérir et d’assurer leur continuité culturelle.
Fig. 8
Hannes Suopanki Lakso qui chante et joue de la guitare lors d’une open scene du marché d’hiver de Jåhkåmåhkke
Parties annexes
Références
- Aubinet S., 2023, Why Sámi Sing. Knowing through Melodies in Northern Norway. New York, Routledge.
- Barillé S., 2008, Le marché d’hiver de Jokkmokk (Suède). Thèse de master, Paris, École des hautes études en sciences sociales.
- Bateson G., 1956, « The Message “This Is Play” » : 145-242, in B. Schaffner (dir.), Process. Transaction of the Second Conference. New York, Josiah Macy Jr Foundation.
- Beaulieu A., 1990, Convertir les fils de Cain : jésuites et Amérindiens nomades en Nouvelle-France, 1632-1642. Québec, Nuit blanche.
- Bennett W. L., 2008, « Changing Citizenship in the Digital Age » : 1-24, in W. L. Bennett (dir.), Civic Life Online: Learning How Digital Media Can Engage Youth. The John D. and Catherine T. MacArthur Foundation Series on Digital Media and Learning, Cambridge, The Massachusetts Institute of Technology Press.
- Bergson H., 1900, Le rire. Essai sur la signification du comique. Paris, Éditions Alcan.
- Berkes F., 1986, « Chisasibi Cree Hunters and Missionaries: Humour as Evidence of Tension » : 15-26, in W. Cowan (dir.), Actes du dix-septième congrès des algonquinistes. Ottawa, Carleton University.
- Beyaert L., 2021-2022, « Joïks modernes. Glissements de sens dans les traditions orales samies », Revue d’études autochtones, 51, 2-3 : 113-123.
- Bours E., 1991, Musiques des peuples de l’Arctique. Analyse discographique. Bruxelles, Médiathèque de la Communauté française de Belgique.
- Briggs J. L., 1994, « Why Don’t You Kill Your Baby Brother? The Dynamics of Peace in Canadian Inuit Camps » : 155-181, in L. E. Sponsel et T. Gregor (dir.), The Anthropology of Peace and Nonviolence. Boulder, Lynne Rienner Publishers.
- Clastres P., 1974, La Société contre l’État. Paris, Les Éditions de Minuit.
- Coulthard G., 2014, Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition. Minneapolis, University of Minnesota Press.
- Deloria L. V., 1969, Custer Died for Your Sins. An Indian Manifesto. New York, Macmillan.
- Douglas M., 1968, « The Social Control of Cognition: Some Factors in Joke Perception », Man, 3, 3 : 361-376.
- Fraser N., 2005, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution. Paris, La Découverte, coll. « La Découverte/Poche ».
- Fredriksen L. T., 2004, « “Elveland”: Irony and Laughter as Power Media in Sea Sámi Folk-Song Tradition », Nordlit, 1, 15 : 47-72.
- Gaski H., 2008, « Yoik-Sami Music in a Global World », Indigenous Peoples: Self-Determination, Knowledge, Indigeneity, 1, 1 : 347-360.
- Graff O., 2011, « The Relation between Sami Yoik Songs and Nature » : 37-42, in D. Lundberg et G. Ternhag (dir.), Aspects of Performing, Collecting, Interpreting Yoik. Uppsala, KPH Trycksaksbolaget.
- Hamayon R., 1995, « Pourquoi les jeux plaisent aux esprits et déplaisent à Dieu ou le jeu, forme élémentaire de rituel à partir d’exemples chamaniques sibériens » : 65-100, in G. Thines et L. de Heusch (dir.), Rites et ritualisation. Paris, J. Vrin.
- Huizinga J., 1951, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Paris, Gallimard.
- Hämäläinen S., F. Musial, O. Graff, T. A. Olsen et A. Salamonsen, 2017, « Yoik Experiences and Possible Positive ml Outcomes: An Explorative Pilot Study », International Journal of Circumpolar Health, 76, 1 : 1-9.
- Hämäläinen S., F. Musial, A. Salamonsen, O. Graff et T. A. Olsen, 2018, « Sami Yoik, Sami History, Sami Health: A Narrative Review », International Journal of Circumpolar Health, 77, 1 : 1-8.
- Jérôme L., 2010, « Les rires du rituel : humour, jeux et guérison chez les Atikamekw », Anthropologica, 52, 1 : 89-101.
- Jérôme L., 2020, « Le trickster dans la bande dessinée : l’art de figurer la ruse dans les cosmologies de l’Amazonie brésilienne et des Premières Nations du Québec », Revue internationale d’anthropologie culturelle et sociale, 1, 10 : 141-162.
- Jérôme L. et V. Veilleux, 2014, « Witamowikok, “dire” le territoire atikamekw nehirowisiw aujourd’hui : territoires de l’oralité et nouveaux médias autochtones », Recherches amérindiennes au Québec, 44, 1 : 11-22.
- Laugrand F., 2008, « “Tu n’as point d’esprit”. Le jeu et le rire des autochtones », Cahiers de spiritualité ignatienne, 32, 123 : 51-66.
- López E. M., 2021, Transforming Kiruna. Producing Space, Society, and Legacies of Inequality in the Swedish Ore Fields. Thèse de doctorat en anthropologie culturelle, Uppsala, Acta Universitatis Upsaliensis.
- Machillot D., 2012, « Pour une anthropologie des stéréotypes : quelques propositions théoriques », Horizontes Antropológicos, 37, 18 : 73-101.
- Magnani N. et M. Magnani, 2022, « Decolonizing Production. Healing, Belonging, and Social Change in Sápmi », Current Anthropology, 63, 4 : 386-406.
- Poirier S., 1996, Les jardins du nomade. Cosmologie, territoire et personne dans le désert occidental australien. Munster, Lit.
- Radcliffe-Brown A. R., 1940, « On Joking Relationships », Africa, 13, 3 : 195-210.
- Ragazzi R., 2012, « Incandescent Yoik: Filming Chants of Resilience in Sápmi, Norway », Visual Ethnography, 1, 1 : 1-29.
- Savard R, 1977, Le rire précolombien dans le Québec d’aujourd’hui. Montréal, L’Hexagone-Parti pris.
- Spielmann R., 1988, “You’re So Fat!” Exploring Ojibwe Discourse. Toronto, University of Toronto Press.
- Stitzlein S. M., 2012, Teaching for Dissent: Citizenship Education and Political Activism. London, Paradigm Publishers.
- Taylor D. H., 1996, Funny. You Don’t Look Like One: Observations from a Blue-Eyed Ojibway. Penticton, Theytus Books.
Liste des figures
Fig. 1
Portrait de Hannes Suopanki Lakso réalisé par l’auteur
Fig. 2
Marché d’hiver de Jåhkåmåhkke
Fig. 3
Marché d’hiver de Jåhkåmåhkke
Fig. 4
Restitution de 480 objets samis du musée ethnographique de Suède vers le musée Ajjte de Jåhkåmåhkke
Fig. 5
Juhán Niila Stålka qui yoike et raconte des histoires lors d’une performance au marché d’hiver de Jåhkåmåhkke
Fig. 6
Juhán Niila Stålka qui yoike « Beowolf » à Gállok
Fig. 7
Ájttega, spectacle de danse et de yoik du groupe Invisible People pendant le marché d’hiver de Jåhkåmåhkke
Fig. 8
Hannes Suopanki Lakso qui chante et joue de la guitare lors d’une open scene du marché d’hiver de Jåhkåmåhkke