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Cet ouvrage collectif prend pour objet d’étude le travail linguistique du genre par les individus francophones non binaires ne se reconnaissant pas comme homme ou comme femme. Il s’agit de la publication la plus récente dans le cadre d’un projet protéiforme débuté il y a quelques années. À partir de la question initiale posée par leurs étudiantes et étudiants américains « Comment traduit-on “they” en français? », Vinay Swamy (Études françaises et francophones, Vassar College) et Louisa Mackenzie (Études françaises et italiennes, Université de Washington) ont remis en cause l’explication anglonormative (Baril 2017) de la soi-disant importation de la non-binarité en France (voir la préface de Karine Espineira) afin d’interroger les apports des perspectives dites non binaires dans le prolongement de l’écriture inclusive. Tous deux cherchent à élaborer, non pas des « équivalences » anglais-français pour marquer « la » non-binarité dans la langue, mais des « convergences » (p. 9) entre les réflexions des personnes ayant contribué à l’inscription du genre en langue française. Pour ce faire, Swamy et Mackenzie ont fait traduire en français plusieurs articles du numéro spécial de H-France Salon qu’elle et il avaient coordonné en 2019 afin de rassembler diverses voix francophones et anglophones pour interroger les formes multiples de l’expression écrite et orale au-delà, à l’encontre ou tout près de la binarité des genres (grammaticaux).

Cet ouvrage de huit chapitres est une anthologie d’une richesse sans précédent dans la littérature sur le thème nébuleux de la non-binarité. Si l’ensemble est assez homogène sur le plan thématique, la diversité des points de vue théoriques et des méthodologies (sociolinguistique, philosophique et autoethnographique, entre autres) lui donne un caractère plutôt éclectique, mais non moins pertinent. Dans leur introduction, Swamy et Mackenzie montrent la diversité des approches possibles pour examiner la non-binarité comme objet d’étude — des approches non seulement de la langue, mais aussi du genre : des transféminismes aux approches non binaires de la grammaire, en passant par le prolongement des écrits féministes sur la féminisation de la langue française dans le cadre de recherches sociolinguistiques sur le genre. Les contributions trans à l’élaboration de la non-binarité de genre sur les plans théorique, culturel et politique sont soulignées, incluant des questionnements sur le volet linguistique d’un parcours de transition (Blase Provitola, chapitre 3) et d’un processus de dévoilement de sa non-binarité de genre à travers l’utilisation des pronoms (Flora Bolter, chapitre 1). Les excellentes contributions de Provitola et de Logan O’Laughlin (chapitre 4) sont particulièrement intéressantes à cet égard, rejoignant les critiques du cissexisme linguistique et du pouvoir du langage sur nos (re)présentations de genre (par ex. : Wilchins 1997 ; Nestle, Wilchins et Howell 2002 ; Serano 2007). La cohabitation de plusieurs postures énonciatives souligne aussi la multiplicité des interprétations possibles de « l’expérience non binaire francophone ». En somme, la plupart des chapitres font une place importante au partage d’analyses ancrées dans l’expérience concrète de la personne qui écrit, mêlant enseignement, recherche, militantisme et vie associative.

Au fil de la lecture, des points de convergence apparaissent. Par exemple, de leur point de vue multilingue, Swamy, Mackenzie et O’Laughlin s’entendent sur le fait que la langue française « présente de nombreuses possibilités de perturbation fécondes » (O’Laughlin, p. 122) parce qu’elle marque davantage le genre des personnes. Les bandes dessinées de la Québécoise Sophie Labelle révèlent, selon Swamy, le potentiel du français pour un travail intensif de l’expression du genre dans une optique non cisnormative. De plus, des « locutorats » francophones font preuve d’une créativité linguistique spécifique en mobilisant des ressources épistémiques américaines : Mackenzie donne en exemple le processus de traduction des options de genre de Facebook France amorcé par Oliver Rowland en 2014 (p. 174). Cette créativité nuancée et hétérogène est valorisée sans intention prescriptive ou typologique, même si l’ouvrage demeure concentré sur la francophonie de l’hémisphère Nord et sur des « locutorats » pour le moins privilégiés sur les plans culturel, économique et social. L’analyse croisée des contributions à cet ouvrage nourrira notre compréhension des langages changeants du genre et poursuivra la mise à l’épreuve de la cohérence ontologique du groupe « personnes non binaires » (p. 2).

Cet ouvrage interpellera les sociolinguistes, les personnes menant des recherches en anthropologie linguistique désirant s’informer sur les expériences trans et non binaires, ainsi que celles qui s’intéressent aux aspects linguistiques et discursifs des parcours de transition, de la non-conformité de genre et des identités non binaires. S’ils visent surtout un public universitaire, la plupart des chapitres sont accessibles au grand public. Le glossaire proposé indique une intention pédagogique envers le lectorat peu familier avec les productions culturelles féministes, trans et non binaires. Enfin, le processus de production de l’ouvrage est fascinant en soi. Les dynamiques de traduction interlinguistique et intersémiotique se révèlent dans presque tous les chapitres. Par exemple, Catriona LeBlanc a traduit le texte de Provitola, ce qui a permis à Provitola d’actualiser sa réflexion en épilogue, deux ans après la parution du texte en anglais dans H-France Salon. L’ouvrage intéressera donc les personnes qui traduisent, à ce niveau plus « méta » de la circulation et du « devenir » (p. 10), des savoirs des minorités linguistiques.