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Dans cet ouvrage, Luca Greco, professeur de sociolinguistique à l’Université de Lorraine, s’intéresse à une communauté méconnue et peu étudiée, la communauté de pratique drag king. Les Drag Kings sont des personnes qui mettent en scène une masculinité à travers des répertoires matériels, corporels et culturels mixtes, de façon individuelle, collective. Il n’existe que très peu de travaux sur le drag king, la plupart étant anglophones et centrés sur la pratique scénique. Il s’agit d’une des rares études centrées sur les ateliers dans un contexte francophone. Le chercheur a pris le parti de ne pas mener une enquête surplombante, mais plutôt de travailler avec les personnes rencontrées sur son terrain au moyen d’une approche ethnographique participative et collaborative. Pendant un terrain de cinq années dans des ateliers drag king à Bruxelles, il a pu accumuler des sources variées qu’il a ensuite traitées avec une méthodologie interdisciplinaire mêlant sociolinguistique, études de genre et anthropologie. Le langage et le genre sont les sujets centraux de l’étude, abordés d’un point de vue déconstructif. Le drag king est en effet une pratique façonnée par le genre, mais également façonnant le genre, dépassant les binarités traditionnelles et proposant d’autres schémas de compréhension du monde et de manière de se présenter soi-même au monde. Greco aborde ainsi le genre dans sa dimension processuelle et insiste sur la possible (re)construction de soi permise par le drag. Il y a une vraie cohérence entre le fond et la forme de l’ouvrage puisqu’il utilise une écriture inclusive en évitant la binarité de genre dans sa rédaction.

L’introduction présente la réflexion critique de l’auteur sur la linguistique, qui voit le langage comme un possible outil de constitution des genres, des sexualités et des corps qui peut être observé dans ses formes verbale, corporelle ou interactionnelle. L’introduction croise également des premières observations de terrain avec des discours, oeuvres et théories liant art, politique, langage, corps et identités avec le prisme du drag king. L’état de l’art présente un corpus de textes sur le drag tout en restant critique quant à de possibles biais — essentialistes notamment. Greco s’affirme à l’intersection de travaux sociologiques et philosophiques souvent féministes, queers et/ou décoloniaux, et reconnaît sa filiation avec Goffman, à qui il emprunte le terme coulisses du genre, espace de la fabrication de soi qui permet une intelligibilité à soi et aux autres.

La première partie s’attache à définir la pratique drag king, à la replacer dans un contexte social, politique et historique et à délimiter les frontières et les zones de croisement avec les pratiques historiques de travestissement. Le drag king est présenté comme ayant un rapport de désidentification par rapport à la masculinité, et les ateliers, comme des lieux de performances qui révèlent aussi bien des dépendances au genre que des identités et désirs. Ils amènent parfois à des prises de conscience de l’aspect genré de l’espace public et de l’ordre social à travers le questionnement, la reproduction et la déstabilisation des masculinités et du genre dans une perspective féministe et queer.

Sont présentées la méthodologie d’ethnographie polyphonique et son éthique qui prône le consentement éclairé des personnes rencontrées. L’objectif est de leur donner la parole tout en présentant leurs voix sans les désancrer de leurs sources énonciatives en retranscrivant directement les échanges des ateliers. Ces retranscriptions sont extrêmement détaillées et précises, toutes les accentuations, les soupirs, ou les gestes étant pris en note dans une volonté de présenter le langage et les interactions de façon holistique sans se limiter uniquement au verbal, ce qui amène cependant une certaine lourdeur à la lecture.

Bien que l’on sente une volonté de lier la théorie à l’empirisme à travers des allers-retours entre des discours théoriques et des éléments concrets de l’étude de cas, cette construction quelque peu chaotique tend à perdre le lectorat. Certaines informations au sujet de l’histoire du drag king sont incorrectes ou approximatives, probablement en raison d’un manque d’archives ou d’une difficulté d’accès aux sources.

Dans la deuxième partie, Greco s’intéresse plus spécifiquement aux constructions et aux présentations de soi mises en oeuvre lors des ateliers, sans cependant mettre de côté la théorie qu’il ramène en comparant les approches de Goffman, de Butler et de Foucault au sujet de la construction de soi et de la performativité du genre. Il conclut par un soi multidimensionnel aussi bien politique, catégoriel, temporel que collectif, qui est aussi bien contraint par les pratiques et les normes historiques qu’il a un potentiel subversif qui passe par la production de pratiques nouvelles avec un corps en construction sur une temporalité passée, présente et future.

Le chercheur présente les échanges langagiers des ateliers comme des discours polyphoniques et collectifs qui soulignent l’importance de l’interaction dans la construction des corps et des identités genrées. Il établit un lien entre les pratiques drag king et transgenres qui défient l’intelligibilité genrée des corps, menant à une dissonance, et parfois à une revendication politique de transition et/ou d’entre-deux face à l’idéologie binaire. L’étude met ainsi en lumière la dimension politique de la pratique. La dichotomie qui oppose scène et vie quotidienne se retrouve alors brouillée lorsque le drag king s’exporte dans la vie personnelle des individus participants. La pratique drag king bruxelloise semble en évolution, s’éloignant d’une binarité de genre et des masculinités dominantes pour tendre vers des propositions utopiques corporelles et langagières qui n’excluent pas la tradition, mais la transforme.

Cette monographie se charge ainsi d’une mission double : la mise en lumière d’une communauté de pratique minorisée et d’un modèle multidimensionnel de la présentation et de la construction d’un soi pluriel historisé et politisé. Si la vision du genre, du langage et de la (re)construction de soi de Greco paraît claire à la fin de la lecture, il semble cependant que les voix des personnes rencontrées se perdent dans une cacophonie de références et d’allers-retours entre théorie et terrain, alors même que son objectif était de leur donner une place centrale. L’absence de personnages est palpable, les trajectoires des personnes et des institutions n’étant pas historicisées individuellement au profit de brefs aperçus de moments vécus. Le déroulement des ateliers n’est pas présenté explicitement au début, ce qui peut amener une confusion pour les personnes non renseignées sur le drag king. Cet ouvrage permet néanmoins de découvrir cette pratique invisibilisée et de se questionner sur la construction des identités et des performances genrées à travers une étude minutieuse, approfondie et éthique.