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Introduction

Le terme kagema (littéralement « [celui qui demeure] dans l’ombre ») désignait, durant la période prémoderne japonaise (1603-1867) — dite période d’Edo[1] ou période des Tokugawa[2] —, de jeunes apprentis onnagata (acteurs-travestis du kabuki) qui n’avaient pas encore terminé leur apprentissage et qui n’étaient pas autorisés à monter sur la scène des théâtres. Leur rôle consistait à effectuer le settai (service de boisson et de nourriture), à charmer les clients lors de spectacles dansés et chantés et à offrir un service sexuel rémunéré au sein des kagema-jaya (maisons de thé des kagema) (Hanasaki 1980 ; Mitsuhashi 2008 : 99). Ils n’étaient pas considérés comme des « hommes » à part entière, mais comme des wakashu (éphèbes), une catégorie de genre (Mostow 2003 ; Mitsuhashi 2010 : 106-107 ; Mostow et Ikeda 2016) constituée de jeunes hommes qui n’avaient pas encore effectué la cérémonie de passage à l’âge adulte du genpuku (ou genbuku)[3] (Pflugfelder 2012 : 966 ; Mostow et Ikeda 2016 : 19). Il apparaît que le régime de genre[4] du Japon d’Edo n’était pas binaire, mais pluriel. Les catégories sociales héréditaires effectuaient, dans un premier temps, les distinctions entre individus (guerriers, paysans, artisans, marchands et marges statutaires), puis la distinction genrée intervenait par la suite à l’intérieur de celles-ci. Le genre, s’il est un processus historiquement et culturellement situé de catégorisation, de différenciation et de hiérarchisation entre le masculin et le féminin (Weeks 2019 [2016]), dans l’aire occidentale contemporaine, se sert du sexe anatomique comme d’un marqueur social (Delphy 2001 [1991]). Or, cette conception est lacunaire dans le cas du régime japonais prémoderne. La hiérarchie entre les catégories d’Edo se révèle en fonction du statut de pénétrant ou de pénétré lors d’un acte sexuel. Ainsi, les « hommes adultes » jouissaient de la prérogative de pénétrer tant les wakashu que les femmes. S’il était envisageable que les wakashu pénètrent les femmes, il était cependant inconcevable qu’ils se pénètrent entre eux (Ujie 1998). En ce sens, les wakashu jouissaient d’une appréciation tant esthétique qu’érotique de la part des « hommes adultes ». L’amour des wakashu (wakashudô ou shudô) était l’une des voies normatives de l’érotisme. Malgré l’apogée de la popularité des kagema durant le XVIIIe siècle, les réformes de l’ère Tenpô (1841-1843)[5] ont sévèrement réglementé la « prostitution masculine » et les kagema ont commencé à décroître en nombre, jusqu’à pratiquement disparaître à compter de l’avènement de la modernité.

La période moderne (1868-1945) a constitué un bouleversement sans précédent pour le Japon. Dès l’ère Meiji (1868-1912), l’archipel a pris la voie de l’auto-colonisation (Komori 2001 : 54)[6], génératrice de profondes transformations culturelles et sociales. La politique de « l’ouverture à la civilisation » (bunmei kaika) mise en place par l’intelligentsia gouvernementale a eu pour objectif de faire des Japonais des individus aussi « civilisés » que les Occidentaux. Dès 1871, la mise en place du registre d’état civil (koseki) a imposé une bipartition de la société selon le sexe anatomique (Mitsuhashi 2008 : 127-128) et d’autres lois prescriptives ont obligé les individus à se conformer aux attentes dévolues à leur classe de sexe[7]. La nouvelle morale sexuelle s’est, de son côté, fortement reposée sur un puritanisme d’inspiration chrétienne. Dès lors, le genre et la sexualité sont devenus des enjeux essentiels dans la constitution d’un État-nation moderne. Les corps ont été soumis aux nécessités capitalistes : productives pour les hommes, (re)productives pour les femmes (Frühstück 2003), et toutes les pratiques sexuelles qui s’écartaient de la norme hétérosexuelle reproductive ont été progressivement pathologisées par les tenants de la « sexologie moderne » (seiyokugaku), puis reléguées au domaine de la « perversion » (Furukawa 1994 : 119).

Si le discours théorique japonais moderne sur le genre et la sexualité nous est parvenu, celui-ci ne nous renseigne néanmoins que peu sur les pratiques réelles (Kawamura 1996). Le discours sur les « perversions sexuelles » (hentai seiyoku) a, quoi qu’il en soit, rencontré un engouement médiatique qui a atteint son apogée durant les années 1920. À ce moment, le discours populaire s’est emparé des préceptes sexologiques, dont il a entrepris la vulgarisation au sein de revues destinées aux masses[8]. Dans un contexte d’explosion éditoriale du nombre de supports journalistiques, les décennies de l’entre-deux-guerres témoignent d’une redécouverte teintée d’exotisme des moeurs sexuelles d’Edo par les intellectuels japonais, celles-ci étant désormais perçues au travers du prisme des catégories modernes. Tout ceci témoignait d’un goût généralisé pour l’insolite, l’étrange et le bizarre : la tendance érotique, grotesque et absurde (ero guro nansensu) (Akita 1994 ; Kanno 2005), un chrononyme synonyme de remise en cause de la morale sexuelle, des normes esthétiques et des certitudes épistémologiques (Pons et Souyri 2020 : 303-304).

De constat, le genre et la sexualité, dans le cas du Japon moderne, s’insèrent dans la thématique du transfert culturel. Le passage d’un objet depuis un contexte culturel à un autre implique « une transformation de son sens, une dynamique de resémantisation, qu’on ne peut pleinement reconnaître qu’en tenant compte des vecteurs historiques [de ce même] passage » (Espagne 2013). Ici, la réinterprétation des concepts relatifs au genre et aux comportements sexuels est au coeur de nos interrogations, nous rappelant à La volonté de savoir (2018 [1976]) de Michel Foucault. Le philosophe pointe dans son ouvrage l’explosion de discours scientifiques au sujet de la sexualité dans l’Europe du XIXe siècle. La création d’une science de la sexualité a ainsi induit un contrôle plus pernicieux des conduites sexuelles par le biais de discours scientifiques institutionnalisés (Foucault 2018 [1976]). En d’autres termes, le Japon est passé, pourrions-nous dire, d’un ars erotica à une scientia sexualis en seulement quelques décennies (Pflugfelder 2012 : 964).

Cette présente contribution a pour objectif de comprendre ce qui a provoqué la confrontation entre les catégories sexuelles anciennes et modernes, et de quelle manière les secondes ont triomphé des premières, en résultant un « champ définitionnel incohérent », un « espace de définitions qui se chevauchent, qui sont contradictoires et qui sont conflictuelles » (Kosofsky-Sedgwick 1990 : 45). Les kagema apparaissent comme un exemple éloquent des procédés discursifs à l’oeuvre dans le passage de la norme de genre à la singularité entre les périodes prémoderne et moderne. Pour ce faire, cette contribution s’appuie sur deux types de sources. Dans un premier temps, des traités nosographiques de sexologie moderne qui ont porté sur les kagema d’Edo, puis dans un second temps, la revue de vulgarisation scientifique Hanzai kagaku (Science criminelle, 1930-1931), qui a consacré quelques pages aux « nouveaux kagema » (shin-kagema) de l’entre-deux-guerres. Selon nous, ces deux types de support ont tous les deux servi le dispositif de sexualité que Foucault a théorisé et reflètent les bouleversements associés à la création d’un savoir sur les conduites sexuelles et sur le genre.

Les kagema dans la société japonaise prémoderne

Dans la société japonaise prémoderne, les kagema appartenaient à une catégorie sociale à part et à une catégorie de genre particulière. Leur spécificité leur intimait une ségrégation spatiale au sein des quartiers de divertissement et de plaisir des grands centres urbains, et plus particulièrement dans les kagema-jaya, véritables maisons de passe parfois attenantes aux théâtres de kabuki (Leupp 1995 : 73). Ces établissements servaient d’infrastructures à l’approvisionnement, à l’éducation et à la formation des kagema, engagés par les tenanciers des maisons auxquels ils étaient liés par un contrat d’environ une dizaine d’années. Les enfants provenaient la plupart du temps de familles miséreuses. Vendus par leurs parents, ils travaillaient au sein des maisons closes afin de rembourser leur dette auprès du gérant (Leupp 2007 : 146).

Ce que nous savons de l’éducation des kagema nous provient de plusieurs écrits d’époque, dont un texte du peintre Tsukioka Settei (1710-1787), intitulé « Wakashu shitatesama no koto » (Les façons de se comporter des wakashu, 1751). Leur apprentissage était long et difficile. Tôt dans l’enfance, ils commençaient à apprendre la danse, le chant et le shamisen. Ils devaient également apprendre à servir les clients et à jouer de leurs charmes. À compter de douze ans, ils commençaient les entraînements aux pratiques érotiques anales en s’insérant des substituts de phallus en bois enduits d’huile dans l’anus. Ils n’étaient jugés aptes à recevoir les faveurs de leurs clients que lorsqu’ils étaient capables de s’insérer la taille de substitut la plus importante (Mitsuhashi 2008 : 107-108).

La popularité des kagema peut aisément être mesurée par le nombre pléthorique de « précis » (saiken), qui référençaient les différentes « maisons de thé », leur localisation, ainsi que les kagema qui y séjournaient et les types de services offerts (Pflugfelder 1999 : 58). Cette littérature était particulièrement prolifique durant le XVIIIe siècle. L’un des plus célèbres saiken provient du pharmacologue Hiraga Gennai (1728-1780), intitulé « Kagema saiken » (Précis sur les kagema, 1768), véritable guide érotique des kagema du quartier rouge de Yoshichô, à Edo.

Les kagema répondaient également à des codes d’apparats particuliers. À la différence des « adultes », ils devaient laisser pousser leurs cheveux sur le sommet du crâne en une sorte de mèche (maegami) et portaient des kimonos à manches longues (furisode)[9]. Des attributs proches de ceux des « femmes », expliquant en partie la confusion produite a posteriori. Selon la chercheuse japonaise Mitsuhashi Junko, il semblerait que ce soit a contrario les courtisanes des quartiers rouges qui, les premières, ont commencé à s’inspirer de la mode vestimentaire des kagema (Mitsuhashi 2010 : 111). Les quartiers de plaisir étaient des espaces d’avant-garde, où les goûts, les pratiques et les modes naissaient et se diffusaient par la suite dans le reste de la population (Hirosue 1973 ; Pons et Souyri 2020). Devant le succès rencontré par les kagema au milieu du XVIIIe siècle, certaines courtisanes se seraient alors empressées de s’inspirer de leur apparence, puis de la sophistiquer. Par la suite aurait eu lieu une sorte de chassé-croisé d’imitations entre kagema et courtisanes, induisant dans le même temps leur « féminisation » tout au long de la période prémoderne. Gregory Pflugfelder semble appuyer le propos de Mitsuhashi en mentionnant en outre que certaines courtisanes se faisaient parfois passer pour des kagema (Pflugfelder 1999 : 119). De son côté, Joshua Mostow met à jour l’existence de geishas travesties en wakashu dans certaines estampes érotiques du début du XIXe siècle (Mostow et Ikeda 2016 : 36). Ainsi, s’il existe des traces de travestissement de courtisanes en kagema, il semble plus contestable de mentionner le travestissement des kagema en femme (Mostow et Ikeda 2016).

Réécritures des kagema par le discours sexologique moderne

Les évolutions des discours légaux, médicaux et populaires sur les relations amoureuses, érotiques et sexuelles entre hommes au Japon depuis le début du XVIIe siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale ont fait l’objet d’une remarquable étude par Gregory Pflugfelder (1999). Celui-ci note des différences capitales entre les discours populaires sur les kagema d’Edo et les discours médicaux sur les uraniens[10] modernes. Tout d’abord, la pénétration anale n’était censée ne procurer aucun plaisir aux kagema. Ces derniers étaient envisagés comme exempts de toute attirance sexuelle pour les « adultes » et réduits à de simples objets de désir. En revanche, les uraniens sont définis par leur satisfaction d’être pénétrés par d’autres hommes. Ensuite, l’orientation sexuelle  notion moderne s’il en est — prête à confusion. Les estampes érotiques prémodernes montrent parfois des kagema entretenant des relations érotiques avec des femmes. Or, cette fluidité paraît impensable dans les nosographies faites des uraniens. Le statut de pénétré était transitoire pour les kagema (il était attendu qu’ils prennent le rôle du pénétrant une fois devenus « adultes ») et dépassait la préférence sexuelle : il se rapportait à une classe de genre, une classe sociale et une nécessité économique. À l’inverse, les nosographies modernes s’inquiétaient de voir les pénétrés prendre goût à la pratique : la préférence sexuelle était perçue comme fixe, ad vitam et constitutive d’une identité sexuelle (Pflugfelder 1999 : 261-264).

Le sujet des kagema d’Edo est abordé dès le premier traité de sexologie japonais. Intitulé « Hentai seiyoku ron » (Traité sur les déviances sexuelles, 1915), écrit par deux sexologues, Eiji Habuto (1878-1929) et Junjirô Sawada (1863-1944), et reprenant en grande partie les travaux de Richard von Krafft-Ebing (1840-1902)[11], cet ouvrage a eu un impact considérable dans le domaine de la sexologie japonaise moderne. Les kagema d’Edo y sont présentés au sein d’une section sur les comportements homoérotiques passés du Japon (Habuto et Sawada 1915 : 178-181). Ils y sont décrits comme des sujets homosexuels particulièrement efféminés et travestis : une catégorie sexologique théorisée par le médecin allemand Magnus Hirschfeld (1868-1935)[12]. Habuto et Sawada proposaient ainsi une relecture des kagema au travers de catégories sexologiques occidentales et modernes.

Sawada revient sur les kagema d’Edo dans son ouvrage intitulé « Hentai sei igaku kôwa » (Nosographie des sexualités déviantes, 1934). Il y présente une nosographie du transvestisme, qu’il range en plusieurs sous-catégories. Il place les kagema dans celle du « transvestisme hédoniste » (kyôraku ni yoru josô), qui consiste à ressentir un amusement à « tromper » (shuren) la société par le travestissement. Selon lui, les kagema souffraient d’une forme « d’hermaphrodisme psychique » (seishin teki han.in.yô), à l’origine de leur envie irrépressible de générer des désordres sociaux (Sawada 1934 : 229). Ainsi, les kagema profitaient-ils de leur caractère androgyne afin de se faire passer pour des femmes. La pratique du sexe tarifé consistait pour eux en la meilleure façon de gagner leur vie et relevait tant d’une inversion sexuelle (tôsakushô) que d’une propension psychologique à perpétuer des actes criminels (Sawada 1934 : 202-203).

De son côté, le discours du sexologue Tanaka Kôgai (1874-1944)[13] nous paraît être un des plus édifiants de la relecture sexologique des kagema. En mai 1922, Tanaka publiait un article dans la revue Hentai seiyoku (Déviances sexuelles) dans lequel il reprenait en grande partie le Psychopathia sexualis (1886) de Krafft-Ebing. Pour Tanaka, les kagema se rangeaient dans un continuum de degrés propre à l’inversion sexuelle : venait d’abord la « bisexualité » (ryôseiai), une attirance pour les deux sexes, puis « l’homosexualité pure » (junsui no dôseiai), entendue comme une attirance sexuelle pour le même sexe, et enfin, « l’efféminement » (joseika), en plus d’une attirance pour le même sexe, les efféminés possédaient une apparence et des comportements typiquement féminins. Selon Tanaka, les kagema étaient placés « au plus haut degré de l’efféminement » (saijôkyû no « effeminachio »)[14], et donc, par extension, figuraient l’inversion sexuelle la plus sévère (Tanaka 1922a : 52-53).

En juillet 1922, Tanaka publie, toujours dans la même revue, un article abordant la prostitution masculine (danshô). Il en profite pour faire à nouveau référence aux kagema d’Edo, en se fondant cette fois-ci sur les théories du « troisième sexe » de Karl Heinrich Ulrichs (1825-1895)[15] et du « sexe intermédiaire » de Magnus Hirschfeld. Pour lui, les kagema étaient « semblables à des femmes jusque dans leur tempérament », des « androgynes » dont les dispositions congénitales les rapprochaient des « uraniens féminins » (Feminine Uranier)[16] (Tanaka 1922b, 1994 [1953]).

Le sexologue n’a cessé par la suite de reprendre cette analogie, en témoigne un écrit consacré spécifiquement à ce qu’il nomme les « hommes efféminés » (josei teki danshi), publié de façon posthume en 1953. Mêlant allégrement tant les théories pathologiques de Krafft-Ebing que celles de Hirschfeld et d’Ulrichs, les kagema d’Edo sont, de son point de vue, l’exemple le plus édifiant de l’existence d’un uranisme japonais :

On pourrait penser qu’il devait y avoir bon nombre d’hommes efféminés […] parmi les […] kagema de la période d’Edo. Bien que des hommes, les efféminés n’ont pas seulement les traits du visage féminins. Leur état mental se rapproche des femmes. Il est totalement inversé jusqu’à leurs désirs sexuels. […] ils n’éprouvent pas d’amour pour les femmes, les rejettent et s’attachent aux individus du même sexe. Il paraît bien évident, dans ces conditions, que ce genre de jeunes hommes déviants préféraient se travestir en femmes et choisissaient des professions féminines.

Tanaka 1994 [1953] : 249, notre traduction

Ainsi, le discours sexologique japonais s’est largement appuyé sur les écrits médicaux européens. Depuis Krafft-Ebing, la pratique du travestissement était reconnue comme une composante de l’efféminement, l’un des plus hauts degrés de l’inversion sexuelle. L’uranisme d’Ulrich et le transvestisme de Hirschfeld, également, avaient contribué malgré eux à pathologiser tout comportement sexuel déviant de la monogamie hétéronormative. Cette acception des concepts sexologiques européens a fait des kagema d’Edo la personnification d’un « sexe intermédiaire » et d’un efféminement congénital proprement japonais. Si les kagema faisaient partie d’une catégorie de genre prémoderne, le discours sexologique n’en a pas tenu compte en ce qu’il s’appuyait sur un régime de bipartition genrée. La pathologisation des kagema a été instrumentalisée par le discours médical afin de justifier les catégories sexologiques modernes, dans le même temps que le caractère intraduisible des catégories de genre prémodernes a biaisé leur compréhension. Dès lors, les kagema sont devenus des cas autochtones d’inversion sexuelle.

Réappropriation par les médias : les « nouveaux kagema » de l’entre-deux-guerres

Le discours sexologique aura fait en sorte qu’aucun autre discours ne pourra se départir de la nouvelle doxa qu’il instaurait. Les années 1920 et le début des années 1930 témoignent du développement de revues de vulgarisation scientifique, dont certaines ont jeté leur dévolu sur les « perversions sexuelles ». Hanzai kagaku (Science criminelle), publiée entre 1930 et 1932, en est une représentante emblématique. En quelque trois années de publication, elle reste de loin la revue populaire qui a consacré le plus d’articles à la question de l’homosexualité masculine (25 articles)[17]. Si la plupart des articles traitent du wakashudô prémoderne, au moins six d’entre eux abordent la question des « nouveaux kagema » (shin-kagema), entendus comme étant des travailleurs du sexe travestis en femmes qui offraient leurs services sexuels dans les parcs et les quartiers de divertissement de Tokyo. À en croire les commentaires, ce phénomène avait vraisemblablement pris de l’ampleur à compter du début des années 1920.

L’emploi de kagema, un vocable désuet pour désigner un phénomène moderne, résulte à notre sens d’une stratégie discursive. Pour l’ethnologue Jun.ichi Iwata (1900-1945), les journalistes avaient commencé à utiliser le terme kagema afin de désigner la prostitution masculine travestie en référence aux moeurs prémodernes, ce qui consistait pour lui en un anachronisme (Iwata 2002 : 188). Loin de constituer un objet discursif cohérent, les « nouveaux kagema » des pages de Hanzai kagaku constituent un sujet flou, fragmentaire et à la définition imprécise. Dès son numéro inaugural, la revue publie un court article introductif au sujet des « nouveaux kagema » qui sont apparus dans les parcs de la capitale. Le texte termine en promettant de plus amples détails dans le prochain numéro (Mimura 1930a : 61). Le mois suivant, la revue consacrait sans doute le plus long article portant sur les « nouveaux kagema » de Tokyo. Cet écrit simulait un dialogue entre deux personnages fictifs, respectivement nommés A et B. A se présentait comme un journaliste qui avait passé ses derniers mois à enquêter sur les kagema, tandis que B, d’abord incrédule, finissait par ne plus cacher sa curiosité à la fin du texte. Selon l’interprétation de l’auteur, la pratique d’une telle prostitution résultait soit d’une « déviance congénitale », soit d’une « déviance situationnelle » due à la misère (Mimura 1930b). Le journaliste s’appuyait ainsi allégrement sur des considérations sexologiques. Cet article a fait un tel tapage qu’il est en très peu de temps devenu une référence. Il a notamment été commenté par un autre article publié quelques mois plus tard dans la même revue, qui faisait des « nouveaux kagema » la figure de proue des « efféminés » (effeminisuto) du Japon (Hanabusa 1930 : 76).

La revue aborde à nouveau le sujet dans son numéro de juin 1931. Un article narre la recherche infructueuse de kagema dans les parcs tokyoïtes lors de la visite de Magnus Hirschfeld au Japon. Après quelques pérégrinations, un des journalistes finit par faire la rencontre d’un « jeune homme » (seinen), qui, devant les « soins apportés à son visage » et sa façon de parler, « ne pouvait être qu’un kagema ». Le journaliste fonde ses observations sur la façon du jeune homme « d’appuyer ses doigts sur ses tempes, exactement comme une femme qui aurait la migraine », ses « expressions en tout point féminines », ou encore, sa « posture molle de femme ». Pourtant, il n’est jamais fait mention de travestissement dans le texte. En ce sens, cette conception se rapproche davantage de la « tante » (ou « folle ») parisienne ou de la « fairy » (ou « pansy ») new-yorkaise de la même époque (Le Talec 2008 ; Chauncey 2003 [1994]). Tout en se différenciant des « travestis », les « tantes » représentaient la personnification dominante de l’inversion sexuelle masculine. Contrevenant aux normes de genre, le discours sexologique les avait caractérisés par leur façon féminine de s’exprimer, de se mouvoir et de s’autodéterminer, par leur désir érotique pour le sexe masculin et leur rôle sexuel féminin. En résumé, les « tantes » représentaient un « sexe intermédiaire » moins à l’extrême que les « travestis ». La popularité de ce modèle chez les hommes qui avaient l’intuition de leur différence sexuelle et sexuée attestait de son caractère identitaire (Chauncey 2003 [1994] : 65-86). Or, le « sexe intermédiaire » était le fer de lance de la théorie de Magnus Hirschfeld. La revue s’appuie donc sur le modèle proposé par le sexologue allemand et ambitionne de montrer que le Japon possédait également ses propres « tantes » autochtones, usant pour ce faire du vocable kagema.

Pourtant, l’usage de ce terme est surprenant dans la mesure où il en existait un autre, également autochtone, dont la sémantique rappelait celle de la « tante ». Il s’agit du vocable okama, qui désigne encore aujourd’hui, en un ton péjoratif, un homme homosexuel efféminé (Long 1996 ; Inoue Kansai seiyoku kenkyûkai 2004 ; McLelland et Dasgupta 2005). Si le sens étymologique d’okama désignait originellement un récipient qui servait à cuisiner le riz, ce vocable a peu à peu commencé à désigner l’anus dans la langue vernaculaire de la période prémoderne. Puis, à compter de l’ère Tenpô (1830-1843), il a fini par définir un homme pénétré par un autre homme lors d’un rapport anal (Inoue et Kansai seiyoku kenkyûkai 2004 : 111-118). Pour Pflugfelder, okama était également un terme particulièrement populaire dans la langue vernaculaire des années 1920 et 1930 pour désigner « un homme qui a des rapports sexuels “passifs” avec d’autres hommes, qui présente des caractéristiques de genre féminines et qui reçoit souvent […] une […] rémunération pour ses faveurs sexuelles » (Pflugfelder 1999 : 323). Pourquoi donc préférer l’usage de kagema aux dépens d’okama ?

À titre de comparaison, nous avons cherché des articles de quotidiens comprenant les termes kagema et okama : ces articles — bien que très limités en nombre — opèrent bien une différenciation en ce que les kagema étaient travestis et souvent mis en lien avec le milieu de la prostitution ou du théâtre kabuki. Nous n’avons trouvé qu’un seul article référencé avec l’occurrence okama, paru le 16 mai 1932 dans l’édition tokyoïte du Yomiuri shinbun (Journal Yomiuri)[18]. Le fait divers rapporte la rencontre d’un jeune homme avec un autre d’âge moyen qui lui avoue ses sentiments. Le jeune homme, décontenancé par le langage féminin de l’inconnu, prend la fuite en le traitant de « pervers » (hentaishô). Le quotidien joignait également une caricature à son article. S’il n’est pas question de travestissement, le dessin met cependant en scène des stéréotypes de genre. L’okama est montré presque androgyne, affichant une attitude bien plus maniérée (ses traits sont fins et sa carrure, menue), tandis que la virilité du « jeune homme » est appuyée : ses traits sont prononcés, il a une forte carrure et une posture masculine. Bien qu’il ne soit pas travesti en femme, l’okama n’en affiche pas moins une constitution physiologique féminine : un stéréotype qui découle là encore du discours sexologique.

Ainsi, au regard de la description que le journaliste fait du « jeune homme », kagema semble se référer à la figure de l’okama, non plus appréhendé comme un homme travesti en femme, mais comme un homme homosexuel efféminé. L’article superpose donc la figure du « kagema » avec celle de la « tante » ou de l’uranien. Le terme prémoderne a été dans ce cas réapproprié afin de désigner une identité sexuelle moderne.

Un autre cas édifiant de réappropriation apparaît dans le numéro de juin 1932. L’un des articles, intitulé « Kagema raisan » (Éloge des kagema), rapproche l’émergence de la « mode des “kagema” » à un besoin de « stimulations littéraires » insufflé par la tendance ero-guro-nansensu. Selon l’auteur, ces dernières années étaient devenues « de plus en plus déviantes », au point que la « réalité dépasse la fiction ». Les kagema étaient entre-temps devenus les « appareils de volupté les plus à la pointe et les plus stimulants » de leur temps (M Sei 1932 : 177). Percevant leur héritage prémoderne, l’auteur croit pertinent de citer une controverse entre deux personnages d’une oeuvre fictionnelle d’Edo, qui débattaient afin de départager lequel de l’amour des courtisanes ou de l’amour des wakashu représentait la voie supérieure. L’auteur se contente alors de citer les dix arguments en faveur de l’amour des wakashu[19].

Tant il est vrai que la « voie de l’érotisme » (shikidô) d’Edo se divisait entre la « voie des femmes » (nyodô) et la « voie des wakashu » (shudô), ces deux catégories ne sont pas des équivalents de notre hétéro-homosexualité[20]. Cette confusion a souvent été faite par les commentateurs contemporains de ce que les historiographes nomment aujourd’hui les « débats sur l’érotisme » (danjo yuretsuron ou yakeiron), un genre littéraire particulièrement à la mode durant la période prémoderne. En réalité, les yakeiron relevaient d’un jeu argumentatif entre lettrés dont le plaisir résultait du débat en lui-même et non de la détermination de la suprématie d’une voie sur l’autre. La littérature japonaise regorge d’oeuvres mettant en scène des « débats érotiques » entre personnages fictifs, souvent départagés par un arbitre extérieur. Les plus célèbres d’entre elles sont le Denbu monogatari (Le Dit des rustres), le Nanshoku saiken (Précis sur l’homoérotisme) de Hiraga Gennai, le Nanshoku ôkagami (Le grand miroir des amours mâles) d’Ihara Saikaku (1642-1693), le Yakei tomojamisen (Le shamisen amical des acteurs et des courtisanes, 1708) de Nishizawa Ippû (1665-1731), ou encore, le Iro monogatari (Le Dit d’Éros). La plupart de ces oeuvres concluaient d’ailleurs que la poursuite simultanée et modérée à la fois du nyodô et du shudô était la voie la plus sage (Pflugfelder 1999 : 61-62). En ce sens, il est clair que l’auteur anonyme de l’article de Hanzai kagaku n’avait plus la compréhension du contexte diégétique du « débat érotique » qu’il citait. Sa perception est anachronique et produit, en conséquence, une relecture des kagema d’Edo depuis une perspective moderne, faisant d’eux une figure homosexuelle s’inscrivant dans les vicissitudes du « modernisme » du début des années 1930.

Néanmoins, d’autres intellectuels qui ont publié dans Hanzai kagaku ne rendent pas forcément compte d’un alignement des « nouveaux kagema » sur l’homosexualité masculine. C’est le cas d’un article paru dans le numéro de janvier 1932.

Les fausses accusations que subissent les homosexuels [dôseiaisha] sont souvent confondues avec les comportements des kagema par des journalistes de journaux et de magazines qui n’ont pas souvent eu d’expériences avec l’homosexualité [dôseiai]. L’existence des kagema n’est à rapprocher de rien d’autre que de comportements décadents reproduits par des hommes décadents. Que ce soient les kagema eux-mêmes ou les personnes qui font appel à leurs services.

Plus encore, les nombreuses formes d’homosexualité ou d’homoérotisme [nanshoku] dans le monde qui sont prises pour cibles concernent en réalité les comportements relatifs à ceux des kagema, qui ressemblent en apparence à de l’homosexualité [dôseiai], mais qui ne relèvent pas de la même essence.

Ifukube 1932 : 293, notre traduction

Il faut avant tout s’efforcer de comprendre la position de l’auteur vis-à-vis de ce qu’il nomme « homosexualité » (dôseiai) : selon lui, l’homosexualité relève d’une vision platonique des amours entre hommes et découle d’une tradition autochtone « d’amour entre maître et disciple » (shiteiai). Le rapport charnel et mercantile que les kagema proposent s’oppose à la vision idéalisée que se fait l’intellectuel des rapports amoureux entre hommes. Quoiqu’il en soit, cet article est l’un des rares à proposer un discours théorique au sein duquel les kagema seraient à différencier de l’homosexualité masculine, mais demeurant tout du moins au sein d’une catégorie spécifique de perversion sexuelle. En plus de témoigner d’une réappropriation de la figure du kagema d’Edo, Ifukube nous montre de façon édifiante les imbroglios définitionnels qui étaient en jeu lorsqu’il s’agissait de conceptualiser, pour les Japonais d’alors, les normes relatives aux comportements sexuels et aux identités qui en découlaient.

Les discours de la revue Hanzai kagaku nous montrent ainsi que le vocable kagema s’était retrouvé pris entre les catégories autochtones prémodernes et les nouvelles catégories sexuelles inspirées des conceptions sexologiques occidentales, ce qui consiste finalement en une réécriture de l’histoire.

Conclusion

Si les kagema ont constitué une catégorie de genre lors de la période d’Edo, le discours sexologique moderne — repris, vulgarisé et diffusé à large échelle par le discours populaire — en a défait la lecture, devenant au XXe siècle une preuve indéniable de l’existence d’un uranisme autochtone. De catégorie construite, les kagema sont devenus une catégorie essentialisée. Cette réécriture des moeurs japonaises par les sexologues a réifié la figure du kagema pour en faire un prostitué travesti, dont la sexualité « perverse » venait rehausser l’hégémonie du couple monogame hétérosexuel. S’en est suivie une réappropriation par le discours populaire qui a utilisé le terme kagema afin de désigner des travailleurs du sexe travestis durant les années de l’entre-deux-guerres.

La relecture moderne des kagema par les discours sexologique et populaire du début du XXe siècle nous en apprend beaucoup sur la nécessité de repenser le genre comme un outil d’analyse anthropologique — géographiquement, culturellement et historiquement — situé. Elle est un parfait exemple des difficultés vis-à-vis desquelles le savoir occidental se heurte lorsqu’il s’agit de comprendre un régime de genre qui lui est devenu intraduisible. Les kagema d’Edo n’ont jamais consisté en une catégorie « transgenre » en tant que telle. Ce prisme de lecture ne s’appréhende que depuis une conception du genre eurocentrée et contemporaine, qui ignore sa propre logique néocoloniale et qui ne prend pas en compte sa propre spécificité. Pris dans le sens littéral du concept de transgenre, les kagema ne franchissaient ni la bipartition entre les sexes ni les limites catégorielles échafaudées par le régime de genre japonais prémoderne. Ils n’avaient en soi rien de bien « transgressif » et n’étaient pas de jeunes hommes travestis. À ce propos, aucun écrit d’époque n’atteste de leur désir de se faire passer pour des femmes, de vivre en tant que telle, ou encore, d’incarner une identité féminine. La notion d’identité de genre est dans ce cas à nuancer, si ce n’est à historiciser. Cette conception nous incite non seulement à appuyer la mise en doute de l’universalité des catégories « homme » et « femme », mais plus encore, elle nous permet de relativiser le paradoxe de la notion de transgenre, trop souvent essentialisée, tant par le discours médical (dans une logique de biopouvoir) que par celui des militants trans (dans une logique de ligne d’action politique).