Corps de l’article
Uumajursiutik unaatuinnamut est le fruit d’un retour sur un récit inuit devenu célèbre dans le monde non inuit grâce à une traduction anglaise quelque peu problématique. En 1970, la McGill-Queen’s University Press publie un roman intitulé Harpoon of the Hunter. L’auteur de cette oeuvre est un Inuk nommé Markoosie (seul le prénom figurait sur la couverture). Premier roman d’un Inuk canadien à être publié, l’histoire retrace l’aventure d’un groupe de chasseurs contraints de traverser toundra, blizzards, et glaces dérivantes pour tuer un ours polaire infecté par une forme de rage. À partir de cet écrit publié en anglais, l’histoire a, depuis lors, été retraduite dans plus d’une dizaine de langues européennes et asiatiques. Avec leur ouvrage Uumajursiutik unaatuinnamut, écrit en collaboration avec Markoosie Patsauq, Valerie Henitiuk, spécialiste en traduction, et Marc-Antoine Mahieu, linguiste et professeur d’inuktitut, ces derniers offrent une recontextualisation de l’oeuvre de Markoosie Patsauq dans la tradition culturelle et littéraire inuit. Ils rappellent qu’avant d’être un roman canadien réputé internationalement, Harpoon of the Hunter était une série d’écrits en inuktitut destinés à un public inuit.
L’ouvrage se structure ainsi en quatre parties : 1) un court entretien avec l’auteur, en inuktitut et en anglais ; 2) le texte original en inuktitut, publié pour la première fois en format roman (en syllabique et translittéré en alphabet latin) ; 3) deux traductions en anglais et en français faites par les universitaires ; et 4) une analyse critique de Henitiuk et Mahieu, rédigée en anglais. La publication de cet ouvrage correspond à deux objectifs principaux. Le premier entend valoriser et visibiliser la littérature autochtone à travers la diffusion du récit original de Patsauq en inuktitut. Deuxièmement, toujours dans un souci de valorisation de la plume et de la voix de l’auteur ainsi que de la littérature inuit, l’ouvrage vise à offrir au public une traduction respectant le sens, le style et le genre littéraire de Patsauq. L’analyse et la contextualisation de l’oeuvre sont soutenues par des entretiens que Mahieu a réalisés avec l’auteur avant le décès de ce dernier en 2020.
Patsauq est originaire de la région d’Inukjuak, au Nunavik. Sa famille fait l’objet des relocalisations imposées par le gouvernement fédéral. Dès son enfance, il part ainsi à Qausuittuq (Resolute Bay). Une fois adulte, en 1968, il quitte la zone du Haut-Arctique pour devenir pilote. C’est grâce à l’aviation qu’il se met à écrire : les retards causés par les intempéries, très habituelles au Nord, offraient une occasion parfaite pour se lancer dans cette passion. Ses écrits étaient alors destinés à un public inuit, et son histoire a été publiée en plusieurs parties entre 1969 et 1970 dans le journal du département d’affaires nordiques, Inuktitut Magazine. Elle correspondait à un genre littéraire de la tradition orale, le unikkaatuaq, que Henitiuk et Mahieu décrivent comme « une histoire d’une certaine longueur qui raconte des événements d’un passé non mythique, et dont la question de la véracité historique ne se pose pas » (p. 178, traduction libre).
En 1970, la diffusion d’un recueil des écrits de Patsauq dans le roman Harpoon of the Hunter représentait bien plus qu’une simple traduction en anglais. Patsauq, interviewé par Mahieu, explique que son histoire originale était une fiction inspirée par différentes histoires orales racontées dans sa famille. La demande que lui avait faite un agent des Affaires autochtones était de « raconter ses histoires en inuktitut et les arranger en anglais » (p. 271). C’est bien cet « arrangement en anglais », réalisé par Patsauq sous l’influence d’employés du gouvernement et d’éditeurs qallunaat (blancs), qu’Henitiuk et Mahieu analysent de manière critique. À travers cet « arrangement », de nombreux aspects de la culture littéraire inuit des unikkaatuat ont été perdus. Certaines réalités de la vie du Nord ont également été cachées, au profit de représentations allochtones présentées comme si elles émanaient des Inuit. « The story as it has circulated for almost fifty years is in fact entirely constructed from and framed by a particular (and, it must be said, variously motivated) vision of the North, dissociated and differing in so many ways from the original Inuktitut text » (p. 234).
Par exemple, on y lit à propos d’un territoire sauvage et dangereux où une vie périlleuse suit les caprices de la nature. Une telle compréhension de la vie et du territoire est étrangère à la culture inuit. Toutefois, c’est pourtant avec cette version du récit que les critiques littéraires et traducteurs ont travaillé jusqu’à la publication, avec Henitiuk et Mahieu, de Uumajursiutik unaatuinnamut en 2021. Les universitaires ont ainsi souhaité donner, dans leur traduction dans les deux langues coloniales du Canada, une juste place aux constructions sémantiques et culturelles de l’inuktitut. Cette langue n’a pas de mot pour le concept de « nature » ni pour celui du « danger » (indépendamment de la peur ressentie). Insérer de tels concepts lors du passage à l’anglais ou au français, comme cela avait été fait en 1970, ne rendait donc pas justice à ce qui était réellement communiqué en inuktitut (p. 238).
Alors que le livre Harpoon of the Hunter circule depuis longtemps, traduit selon les préjugés d’un lectorat qallunaat, le livre Uumajursiutik unaatuinnamut priorise l’écrit en inuktitut pour sa valeur en soi et dans ses propres termes. Enfin, la collaboration entre Henitiuk, Mahieu et Patsauq contribue à donner une visibilité à un auteur à la langue riche et vivante et à une culture littéraire proprement inuit.