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Que sont les ruines ? Traces du passé, legs ancestraux, objets de mémoire, lieux sacrés, ou simples destinations touristiques ? Les réponses sont multiples et varient selon ceux qui se posent la question, qu’ils soient archéologues, historiens, conservateurs, néo-chamanes, touristes ou autres. Living Ruins s’interroge sur ce que sont les ruines pour les communautés autochtones contemporaines d’Amérique latine qui vivent parmi et avec elles. Publié sous la direction de Philippe Erikson et Valentina Vapnarsky et réunissant des textes d’anthropologues américanistes affiliés en majorité à des institutions françaises, cet ouvrage propose une lecture anthropologique des vestiges du passé et des relations que certaines populations andines, amazoniennes et mésoaméricaines entretiennent avec eux. En plus de poser un regard critique sur la notion de « patrimoine », ses auteurs s’intéressent à la place des ruines dans les modes de pensée autochtones ainsi qu’aux diverses histoires, croyances et pratiques qu’elles façonnent et qui se façonnent autour d’elles. Living Ruins est donc plus qu’une publication supplémentaire à inscrire dans le domaine florissant des études critiques du patrimoine. Son introduction et les huit études de cas qui suivent apportent également une contribution originale aux récentes discussions sur les ontologies et les épistémologies autochtones, ainsi que sur la vitalité et l’agentivité des choses matérielles.

Si les publications sur les ruines laissées par les sociétés méso- et sud-américaines ne se comptent plus, celles sur les liens qui les unissent aux populations autochtones contemporaines demeurent rares. Living Ruins est l’un des premiers ouvrages à traiter le sujet de manière aussi détaillée, en offrant une perspective comparative qui tend à mettre l’accent sur les similitudes, sans sacrifier pour autant les nuances. Parmi les points forts, il faut certainement relever le sérieux des recherches effectuées afin de comprendre pleinement les conceptions locales, mais également le fait que plusieurs auteurs font appel aux données linguistiques pour identifier avec précision ce qui rend les ruines « vivantes ». Pour les communautés installées dans leur voisinage, les ruines ne sont en effet pas de simples amas de pierres inertes attendant passivement la venue de chercheurs, de conservateurs, ou de visiteurs. Ainsi que le suggère le titre du livre, les ruines sont bien vivantes et n’ont nul besoin d’être étiquetées « patrimoine culturel » pour prendre un rôle actif dans la fabrique du quotidien et d’expériences chargées d’émotions et de significations. À travers l’examen d’expériences vécues, les auteurs abordent trois principaux thèmes : le statut ontologique des vestiges, les régimes de temporalité dans lesquels ils s’inscrivent et les processus de patrimonialisation qui leur confèrent des rôles nouveaux, parfois contradictoires au statut que leur confèrent les communautés autochtones locales.

L’ouvrage est bien construit, avec un premier chapitre particulièrement éclairant et percutant qui remet en question l’idée de patrimonialisation comme outil de promotion des droits autochtones (Fernando Santos-Granero) ; trois contributions qui portent davantage sur le caractère animé et potentiellement dangereux des ruines et des entités spirituelles qui y circulent (Valentina Vapnarsky ; Cédric Becquey et Marie Chosson ; Philippe Erikson) ; et quatre études qui reviennent sur la place des vestiges dans les discours publics actuels (Pirjo Kristiina Virtanen et Emilie Stoll ; Antoinette Molinié ; Laurence Charlier Zeineddine ; Pablo Cruz). Plusieurs chapitres, en particulier celui de Valentina Vapnarsky sur l’interprétation ontologique des vestiges de pierre et de leurs esprits gardiens chez les Mayas yucatèques, insistent aussi sur le rôle des ruines en tant que points de rencontres et ruptures temporelles, comme lieux où le présent et le passé se confondent et, en même temps, se dissocient. Les vestiges se révèlent également être des marqueurs d’un passé qu’on préfère parfois oublier, comme l’illustre bien Fernando Santos-Granero à travers son analyse de « l’amnésie sélective » qui plane sur certains sites anciens dans les discours des Yanesha d’Amazonie péruvienne. Leur patrimonialisation reviendrait ainsi, dans ses mots, à une forme de « zombification » — une tentative de faire revivre des lieux que l’histoire coloniale a transformés, spoliés et dépouillés de toute vitalité ou énergie divine. Les derniers chapitres le confirment : en introduisant les notions de « continuité », d’« ancestralité » ou d’« héritage collectif », les pratiques patrimoniales contemporaines contribuent à effacer ou à remodeler des ruptures cruciales avec le passé, avec la complicité ou non des communautés locales.

La force de cet ouvrage réside dans le fait qu’il met en lumière et permet de saisir le caractère ambivalent des rapports aux ruines, entre « fierté patrimoniale et inconfort (méta)physique » (p. 14). À travers ses diverses contributions, il rappelle également que le patrimoine, plus qu’un objet du passé, est un processus qui s’inscrit dans le présent. Bien qu’elles s’adressent principalement à un lectorat universitaire et qu’elles soient écrites dans un style académique traditionnel, à l’exception de celle de Philippe Erikson qui adopte un ton plus narratif, ces contributions demeurent accessibles et se lisent agréablement. Il aurait néanmoins été apprécié que les éditeurs fassent preuve de plus d’audace dans leur volonté, exprimée en introduction, de « décoloniser » l’étude de ces rapports. Une longue familiarité avec les communautés autochtones locales et la mise en exergue de perspectives qui leur sont propres ne justifient pas l’absence — tant parmi ceux réunis que ceux cités en bibliographie — d’auteurs issus de ces communautés, qu’elles soient maya, yanesha, aymara ou autres. Des considérations plus ancrées dans les récents débats sur l’influence des chercheurs dans la construction et la marchandisation du patrimoine, ainsi que les (en)jeux de pouvoir qui s’y expriment auraient aussi donné à l’ouvrage une plus grande portée. Il reste néanmoins un apport stimulant à la compréhension des conceptions « patrimoniales » autres que celles occidentales et saura intéresser autant les acteurs impliqués dans l’étude, la conservation et la valorisation des vestiges de l’aire géographique considérée que ceux oeuvrant dans les régions voisines.