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L’ouvrage de Marie-Pierre Gibert et Anne Monjaret interroge les contours d’une anthropologie du travail et pose les jalons de ce champ d’études en émergence. Les auteures ont pour cela effectué un minutieux travail présentant un panorama des travaux anthropologiques, principalement français, mais aussi internationaux, abordant le travail dans l’analyse de leurs objets ou portant directement sur le travail.

À travers cette revue de littérature qui aurait pu demeurer éparse, les auteures parviennent à tisser au fil de l’ouvrage, ayant pour visée de constituer un manuel, une mise en perspective des différentes thématiques relevant du « travail » et de ses approches. Ce faisant, elles réussissent effectivement, sans toutefois lui donner des frontières strictes ou définitives, à dessiner les contours d’un champ d’« anthropologie du travail ».

Les spécificités d’une approche anthropologique s’affirment au fur et à mesure des six chapitres. La notion même de « travail », dans ses dimensions et acceptions plurielles, est ainsi largement explorée. Les chapitres abordent successivement des thèmes comme le « façonnage » des individus, les langages du travail, la matière et la culture matérielle des environnements de travail, ces environnements étant interrogés à travers les lieux et les temporalités en dehors d’un temps ou d’un lieu dédié. Aborder les espaces-temps apparaît particulièrement pertinent, au diapason de nos expériences récentes de formes inédites de travail dues à la pandémie, comme le recours massif au télétravail.

Plus inhabituelle et particulièrement intéressante est l’idée d’offrir une perspective globale de nos relations au travail, sous la forme d’un cycle de vie, démontrant à quel point celui-ci rythme et forme nos trajectoires personnelles autant que sociales. En effet, l’ouvrage, après un chapitre d’introduction théorique et historique sur les approches anthropologiques du travail, ouvre sur un premier chapitre portant sur « l’enfance des apprentissages », c’est-à-dire les premiers pas de la formation entendue au sens symbolique et social, ainsi qu’aux techniques du corps « préparant » en quelque sorte l’entrée dans le travail, dont la présence est déjà perceptible dans les représentations et les usages au sein des familles. L’ouvrage commence donc par l’enfance et se termine par la retraite, comme un « changement de monde » (p. 155). Enfin, il aborde la dimension mémorielle et patrimoniale des espaces professionnels comme témoignages des mutations sociales et culturelles aux échelles tant individuelles qu’institutionnelles.

On suit donc une logique transversale de construction de la notion de « travail » au coeur de nos parcours de vie, de leur dimension personnelle à leur sens collectif. Cette construction contribue à répondre à l’interrogation première sur la nature anthropologique du « travail », guide à la rédaction de l’ouvrage. En effet, alors que l’on pourrait s’interroger sur la nécessité ou non de distinguer une approche anthropologique du travail comme un champ spécifique, il apparaît clairement à la lecture de cet ouvrage que l’anthropologie porte un regard spécifique sur l’objet « travail ».

Ainsi, on soulignera le caractère significativement holiste et sensible de l’ouvrage, porté par les nuances d’un regard attaché tant sur le plan micrologique des pratiques, du travail des corps et des matières, qu’aux dimensions ontologiques et politiques. En tant que tel, ce manuel se distingue fortement de ce que l’on a l’habitude de lire sur le travail, en particulier dans la production française, à laquelle l’ouvrage se réfère plus spécifiquement.

Quand le regard sociologique s’est historiquement davantage attaché aux conflits et aux hiérarchies dans les rapports de classe et les modalités d’organisation du travail, quand l’anthropologie, principalement à l’initiative de Maurice Godelier et Jean Copans (comme le rappellent à plusieurs reprises les auteures), s’est attachée à analyser des systèmes économiques et politiques par l’entrée du travail, quand l’ethnologie des métiers et l’ethnographie des activités techniques ont dressé des portraits des effets du travail sur les corps individuels et sociaux et leurs représentations (par exemple l’ethnographie du travail chez Agnès Jeanjean), cet ouvrage nous permet de relier ces différentes dimensions trop souvent séparées.

Ainsi, l’« anthropologie du travail » relèverait d’une attention portée tant au travail en train de se faire qu’au corps des travailleurs en action ou aux conceptions et effets du travail. Toutes les sphères et les dimensions de la relation et du vécu du « travail » sont abordées et mises en perspective. Cette vision « maussienne », loin de toute réification, est d’ailleurs soulignée par les auteures dans la conclusion, qualifiant leur démarche « d’interrogation des mondes du travail, dans leur variété sociale, spatiale et temporelle » (p. 177-178). Le travail, présenté ici dans une dimension relationnelle et contextuelle, et articulé à toutes les sphères de la vie sociale, affective et culturelle, idéelle et matérielle, apparaît à sa juste place comme objet central du monde contemporain. Cet ouvrage constitue donc une contribution plus que significative pour qui veut non seulement étudier le travail, mais encore entrer dans une analyse anthropologique de nos modes de vie.