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Dans le contexte de la sixième extinction que nous vivons, marquée par une disparition massive et accrue des espèces, et de celui de la déforestation, de l’urbanisation et de l’explosion des systèmes d’élevage et d’agriculture intensive, ce livre de Vanessa Manceron, chercheuse au CNRS, donne un peu d’espoir, une bouffée d’air. On connaissait déjà ses travaux sur les observateurs amateurs des oiseaux en Angleterre. Le présent volume offre une magnifique étude de cas de ces passionnés du vivant dans la région du Somerset, un comté situé au sud-ouest de ce pays d’outre-Manche. L’enquête est un modèle du genre, notamment par la précision de ses descriptions et la finesse de l’analyse qui s’y déploie, mais aussi par sa sensibilité.

L’anthropologue arpente la campagne et les villages, et décrit ceux et celles qui ont développé un véritable art de voir des plantes, des crapauds, des insectes, des oiseaux, etc. Bref, une fine connaissance de ce qu’il est convenu de nommer « la nature » qui les entoure et, pourrait-on ajouter, qui les envoûte. À ce titre, le terme nature semble déjà un peu décalé, car, précise l’auteure, les naturalistes amateurs parlent plutôt de « milieux » et de « relations ». Ils semblent loin d’appuyer des conceptions romantiques de la nature, comme celles du « terroir » ou de la « wilderness ». Ils se montrent plus près d’une conception mineure de la nature, celle avec laquelle on cohabite, on compose, et dont on prend soin (p. 18). L’anthropologue suit donc ses humbles interlocuteurs et met en valeur cette tribu de naturalistes amateurs qui piste le vivant partout où elle chemine. Amateurs, ces observateurs le sont faute de diplômes professionnels en zoologie ou en botanique. On comprend vite, en les accompagnant dans leurs promenades pour observer les haies, les bois, les berges et les étangs, qu’ils sont néanmoins remarquablement bien qualifiés. Leur regard est affûté, ils connaissent les espèces et leurs mondes. Ce sont, souligne l’anthropologue, des « praticiens aguerris », discrets, méthodiques, patients et respectueux de la nature pour elle-même. Leurs gestes en font des « veilleurs du vivant » — ou des sentinelles —, dans la mesure où ils font mieux connaître et reconnaître les plantes et les animaux qui habitent dans une région circonscrite, parvenant à offrir un état des lieux des espèces et à donner l’alerte du danger.

Ces perspectives demeurent profondément naturalistes et fort éloignées d’autres traditions, comme celles des peuples autochtones, mais des homologies pourraient bien apparaître si on se lançait dans un exercice comparatif qui n’est cependant pas l’objet du présent livre. Ici, l’anthropologue montre bien que ces traditions s’inscrivent dans une culture britannique qui remonte au XVIe siècle (sinon avant) et qu’a fort bien analysée l’historien Keith Thomas dans un ouvrage synthétique et détaillé, Man and the Natural World. Changing Attitudes in England (1500-1800), publié en 1983 et traduit en français sous le titre Les jardins de la nature, tout aussi remarquable que celui-ci. En fait, Vanessa Manceron prolonge un peu cette analyse et fait entrer ses lecteurs dans ce monde des naturalistes amateurs, véritables artisans d’une science participative. Elle décrypte surtout « leur régime d’attention du vivant » (p. 11) et les formes d’émerveillement qui les met en marche ainsi que leur sensibilité. On est très loin ici de cette crise de la sensibilité qui définirait la crise écologique, selon Baptiste Morizot (2020). Au contraire, le lecteur découvre une autre manière d’être moderne et naturaliste, de se relier au vivant, d’habiter un territoire en reconnaissant qu’il est peuplé d’une multitude d’êtres. En cela, ce livre nous fait entrer dans une zone grise de la modernité, largement méconnue, dans une sorte d’inflexion du régime d’attention naturaliste, au sens ontologique de Philippe Descola, dont la grille analytique est largement mobilisée. L’auteure identifie la présence de deux imaginaires chez ses naturalistes amateurs : celui « d’un cosmos harmonieux où la pluralité des formes de vie admirables cohabitent et interagissent et l’héritage darwinien d’une parenté commune, non essentialiste, non fixiste, et qui fait des humains des vivants parmi les autres » (p. 28). Au-delà de ces représentations, l’anthropologue décrit des manières de connaître et de reconnaître le vivant, soulignant avec insistance que ses interlocuteurs observent les êtres « pour eux-mêmes » et pensent la nature comme « un bien commun » dont ils sont à la fois partie prenante et responsables (p. 25).

L’ouvrage est divisé en sept chapitres en plus d’une introduction et d’une conclusion substantielles. Le chapitre 1, sous le titre d’« Intrications », décrit le contexte de la campagne anglaise. Le lecteur entre avec l’auteure sur un terrain de 600 km2, une vaste zone humide que constitue ce marais littoral des Somerset Levels and Moors du sud-ouest de l’Angleterre. L’auteure explicite d’emblée deux attitudes qu’elle a pu identifier lors de ses enquêtes qui démarrent en 2010 : se relier et prendre soin. La première attitude, parce que les habitants y ont développé l’idée d’une communauté interconnectée, avec un sentiment d’appartenance construit par la participation (et non par filiation ou par l’autochtonie), et de multiples entremêlements indémêlables d’entités naturelles et d’humains (p. 42). La seconde, parce que se soucier des autres, veiller, soutenir et intervenir imbibe aussi les habitants de cette région. Cela se perçoit à la fois dans maintes expressions linguistiques et dans la passion des habitants de ces villages pour s’impliquer dans des associations ou des fondations savantes. Le Somerset apparaît donc comme un vaste jardin où des vivants se côtoient et socialisent. Le chapitre 2, sous l’intitulé d’« Appariements », présente le contexte sociohistorique. Le lecteur plonge dans la figure du naturaliste amateur telle qu’elle est socialement et culturellement bien établie en Angleterre. Le lecteur découvre les manières de se raconter, les motivations et les motifs, les écrivains, l’éducation sensorielle, et l’initiation à l’histoire naturelle dès le plus jeune âge — un véritable outil didactique. En somme, l’anthropologue explique comment les naturalistes apprennent à regarder la nature et construisent leurs savoirs en s’appuyant sur une culture empirique qui intègre la nomenclature et la taxonomie. Ainsi naissent ces bricoleurs et ces praticiens émerveillés dans un humus protestant favorable à l’éthique du travail (p. 91).

Le chapitre 3, « Une fenêtre de l’existence », revient sur la notion « d’amateur » de la nature pour mettre en exergue la passion à regarder qu’elle présuppose, l’amateur étant d’abord celui qui aime (p. 93). L’anthropologue revient sur les parcours de plusieurs de ses interlocuteurs, pointant les discontinuités, les méandres, les tiraillements, les compromis qui accompagnent nécessairement leurs passions naturalistes. Dans un deuxième temps, l’auteure montre comment la pratique de l’amateur de la nature ouvre à des formes d’émancipation, cette activité étant un « passe-muraille des cloisonnements sociaux » qui fait émerger des collectifs bigarrés (p. 105). Et surtout, l’histoire naturelle décale, elle permet de raconter d’autres histoires de la hiérarchie sociale, et de mettre en valeur d’autres savoirs, elle serait ainsi « une sorte d’échappée scientifique » (p. 110) qui offre une position dans le monde. L’activité naturaliste, tempère l’auteure, n’est toutefois pas une fuite des siens, elle est une activité sociale qui produit des liens (p. 113). Les chapitres 4 et 5 sont respectivement intitulés « Assemblages » et « Concordances ». Dans le premier, l’anthropologue nous fait entrer dans le monde de la captation, de l’enregistrement, du mode de connaissance qu’il engage. Elle analyse dans les détails les carnets de terrain de Liz, son espace-temps, ses façons de noter, de consigner et d’apprendre « en marchant ». Compilations, inventaires systématiques, partage et circulation des informations, compléments, validations sont quelques-uns de ces processus. La valeur de la rareté émerge ainsi que le charisme des vivants mobiles (p. 141). Les manières de connaître varient bien entendu selon les vivants, mais tous « parlent », de sorte que les naturalistes peuvent entendre et comprendre (p. 146). À mes yeux, il y a peut-être là une critique qu’on peut adresser à l’anthropologue : sans doute serait-il plus juste de pointer le fait que les naturalistes entendent et comprennent en partie seulement ce qu’ils observent, et ce, en fonction des mondes qui les ont pétris, comme précisé plus haut. On peut aussi se demander si ces naturalistes n’entendent pas « gérer » le vivant comme on le ferait pour d’autres biens, et qu’il y a là dans cette passion managériale, une sorte d’utopie profondément naturaliste. Mais bref, le vivant se livre aux observateurs et alimente leurs listes, leurs cartes, leurs records. Dans le chapitre 5, l’anthropologue met l’accent sur ces liens que les naturalistes amateurs établissent au fur et à mesure de leurs observations. Des spécimens et des images posent le problème de la reconnaissance, de l’identification et des concordances, mais également celui des confusions et des dissonances. Dans ces opérations, le dessin — et non la photographie — occupe une place de choix ainsi que le geste comparatif. La taxonomie, le modèle de référence, le brouillage, le camouflage, les pièges perceptifs, les descriptions textuelles, les interfaces visuelles et textuelles sont autant de préoccupations qui se retrouvent au centre des débats entre les observateurs du vivant. L’oeil et la description jouent un rôle majeur dans ces savoirs où « rien ne remplace vraiment la réalité » de l’expérience (p. 171) et où les décalages sont plus intéressants que les régularités en ce qu’elles appellent à de l’interprétation. Les observateurs vont loin dans les détails, associant le visuel et l’acoustique ; certains enregistrent et retranscrivent ainsi le chant des oiseaux. Un autre enjeu est de reconnaître la personnalité visuelle et sonore de l’être vivant au sein d’une espèce (p. 175). Enfin, on comprend que pour les naturalistes amateurs, « il ne suffit pas de regarder pour voir, il faut éduquer le regard » (p. 178). Le chapitre 6 est intitulé « Merveilleuses créatures ». L’anthropologue y accompagne Robin, passionné par le comportement des buses, et dont elle livre et analyse quelques extraits du récit qu’il rédige au terme d’une seule journée de promenade. Ces passages sont riches de détails, ils dépeignent un naturaliste amateur à l’oeuvre, sa démarche et sa sagacité. Sachant que Robin a cumulé à lui seul près de 130 cahiers d’observations avec textes, chiffres et dessins, et identifié une soixantaine d’individus buses ainsi que les contextes d’observation, il est facile d’imaginer que cette somme peut contenir des informations précieuses sur ces oiseaux dont on peut restituer de véritables interactions in situ tout en intégrant « les bizarreries » et « les pas de côté » qui tranchent avec les moeurs habituellement décrites pour ces espèces (p. 198). Ce chapitre s’achève avec une très belle réflexion de l’auteure sur ce qui rapproche l’anthropologie et l’ethnographie de l’ornithologie et de la zoographie, mais on laissera au lecteur la surprise de la découvrir. Le chapitre 7 est intitulé « Disparitions ». Le lecteur découvre finalement l’érosion du vivant et des milieux, un phénomène tragique, souvent irrémédiable. Juste dans le Somerset, le bruant zizi est désormais éteint, le dernier spécimen ayant été vu en 2001. Et plusieurs autres espèces seraient également éteintes, sinon en danger d’extinction. Ces événements suscitent le trouble et affectent profondément les naturalistes amateurs, qui figurent aux premières loges de ces drames. Ces observateurs du vivant mettent en évidence ces phénomènes presque en direct, parfois avec un décalage, comme l’illustrent leurs travaux sur les fossiles. Et bien entendu, les naturalistes amateurs tentent d’intervenir, de freiner ou d’arrêter ces processus funestes, jouant le rôle de défenseurs de la biodiversité, se mobilisant pour imaginer des parades financières ou politico-juridiques, constituer des collectifs et, en titre de « compagnons », tout mettre en oeuvre pour préserver le vivant. Enfin, dans une courte conclusion, l’anthropologue revient sur la notion de « régime d’attention » et de « vigilance » des naturalistes amateurs. Elle identifie leur démarche par un curieux paradoxe « qui suppose une extériorité du monde à connaître pour le sujet observant, mais qui, dans le même temps, permet la reconnaissance de ce qui lui appartient en propre et qui n’est atteignable qu’au moyen d’une expérience sensible qui attache et relie » (p. 269). Pour finir, l’anthropologue avance qu’il y a dans cet univers des naturalistes amateurs, des moments de rencontres fugaces avec le vivant, des instants où les naturalistes captent ce vivant autant qu’ils sont captés par lui et à ces occasions, une reconnaissance d’agentivité à des êtres qui sont autonomes et qui ont leur propre mode d’action sur le monde. Ces interactions suggèrent la complexité de la notion même de naturalisme, dont ce livre fait découvrir l’une des marges, un interstice peut-être. L’anthropologue évoque, avec justesse, « un régime d’attention déroutant, à la fois enfant premier-né du rapport moderne à la nature et antidote » (p. 277).

En somme, rédigé avec beaucoup de talent et dans un style limpide, l’ouvrage de Vanessa Manceron m’apparaît exemplaire pour l’analyse qu’il fait du régime d’attention au sein du naturalisme ou, pourrait-on dire aussi à la suite d’Étienne Souriau (1943) et de Bruno Latour (2012), d’un mode d’existence des naturalistes amateurs. Ce qu’elle écrit dès l’introduction est à relire après l’ample démonstration qui est donnée : « Ethnographier le point de vue animal ou végétal du point de vue de ceux qui les observent est éviter les écueils du dilemme symétrique multispécifique et pluridisciplinaire » (p. 28). Ce livre de Vanessa Manceron est beaucoup plus qu’un bel et généreux hommage aux pratiques scientifiques des naturalistes amateurs qui l’ont accueillie ; il offre une excellente analyse d’une forme de naturalisme, d’une passion respectueuse pour la nature, ici composée de sujets avec lesquels on interagit et non d’objets à la simple disposition des bipèdes que nous sommes.