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Les échanges matrimoniaux relèvent d’un phénomène universel présent dans de nombreuses sociétés et font l’objet d’une abondante littérature anthropologique[1]. Dans la société chinoise, ces échanges débutent dès les fiançailles, dont les points culminants concernent le don du caili 彩礼, offert par les parents du fiancé à ceux de la fiancée quelques jours avant la cérémonie des noces, et le don du jiazhuang 嫁妆, offert par la famille de la fiancée à celle du fiancé le jour même des noces. De manière générale, les travaux existants sur le système matrimonial en Chine traduisent le caili par « prix de la fiancée » ou « dot indirecte », et le jiazhuang par « dot » (McCreery 1976 ; Bell 2008). Ces traductions ont donné jour à deux théories d’interprétation majeures sur les transactions matrimoniales en Chine, résumées par Yunxiang Yan (1996) à partir d’un examen des travaux anthropologiques et historiques sur des modalités diverses de prestations matrimoniales identifiées sur le territoire chinois : la « théorie de la compensation » (marriage payment theory) et la « théorie du financement » (marriage endowment theory).

La première théorie met l’accent sur les échanges interfamiliaux et considère le caili comme un « prix de la fiancée »[2] pour compenser la perte d’un membre de la famille dû au transfert de femme dans le système de patri-virilocalité. La deuxième met l’accent sur les échanges intrafamiliaux et intergénérationnels et considère le caili comme une « dot indirecte »[3], puisque dans de nombreuses régions de la Chine, le jiazhuang que la nouvelle mariée emmène chez sa belle-famille lors du jour des noces provient principalement du caili préalablement reçu, afin de soutenir financièrement le démarrage de la vie conjugale et familiale des nouveaux mariés. Il convient de noter qu’en considération de la forte disparité régionale et de la diversité ethnique sur le territoire chinois, toutes les pratiques locales des transactions matrimoniales ne peuvent être expliquées par ces deux théories. Néanmoins, les études existantes sur la Chine rurale du Nord, en s’inscrivant dans la continuité des travaux de Yunxiang Yan (1996, 2005), qui estime plus approprié d’utiliser la notion de « dot indirecte » pour décrire les échanges matrimoniaux dans cette région après les années 1980, ont tendance à adopter la « théorie du financement » pour expliquer le fait que les transferts de biens ont été progressivement mis au profit de l’installation du nouveau foyer, plutôt qu’au profit de leurs familles respectives (Li 2010).

Lorsque j’entamai mes réflexions sur les échanges matrimoniaux, à partir d’une enquête ethnographique de 11 mois menée entre 2013 et 2016 dans le village de Zhang de la province du Henan, dans le cadre de ma thèse de doctorat (Hou 2018)[4], je fis mécaniquement recours à ces théories et concepts classiques en tant qu’outils d’analyse. Cependant, cette démarche me conduisit rapidement vers une impasse. D’une part, les données ethnographiques semblaient révéler un écart entre les analyses contenues dans les notions anthropologiques classiques — « prix de la fiancée », « dot » et « dot indirecte » —, et mon terrain chinois. D’autre part, la théorie du financement, en atténuant la dimension interfamiliale des échanges matrimoniaux, semblait peu pertinente pour rendre pleinement compte de la complexité des pratiques locales.

À partir d’une analyse des échanges matrimoniaux dans le village de Zhang, le présent article propose une nouvelle interprétation des échanges matrimoniaux dans la société chinoise en mutation. Il vise à démontrer qu’afin de mieux comprendre les logiques intrinsèques d’un système d’échanges matrimoniaux, il convient de prendre en compte non seulement le bénéficiaire final des dons, mais également les manières dont la circulation des biens est organisée et ordonnée dans ce processus rituel. Cette analyse permet également de discuter l’usage de certaines notions classiques en anthropologie de la parenté lors de leur application au terrain chinois, où les termes vernaculaires — caili et jiazhuang — semblent plus éclairants. Ils permettent de mettre en lumière la prépondérance persistante de la dimension interfamiliale et de l’obligation ritualisée dans les échanges matrimoniaux et les rapports hiérarchiques entre le donneur de femme et le preneur de femme dans les relations d’affinité en Chine rurale du Nord.

Caili : prestations matrimoniales standardisées et normalisées

Le village de Zhang se situe dans le sud-ouest du district de Zhenping et compte un peu plus de 1 700 habitants. Les cultures principales concernent la production de poireaux et de gingembre, désormais principalement assurée par les villageois âgés de plus de quarante ans. Les jeunes ont abandonné progressivement le métier d’agriculteur et ils ont quitté le village pour travailler dans les secteurs secondaire et tertiaire en milieu urbain, sous l’appellation de « travailleurs paysans » nongmingong 农民工. Néanmoins, la trajectoire des « travailleurs paysans » est souvent temporaire, car la plupart d’entre eux ne peuvent ou ne veulent pas s’installer de manière permanente en milieu urbain en raison des difficultés réglementaires et des inégalités sociales engendrées par la politique du système d’« enregistrement du foyer » hukou 户口[5]. Le système de hukou rend non seulement difficile l’intégration des « travailleurs paysans » en milieu urbain, mais il crée également une hiérarchie sociale favorable aux personnes détenant un hukou urbain, et de fait, affaiblit la possibilité des mariages inter-hukou (Lui 2016 ; Zhou 2019).

Ainsi, rares sont les villageois de Zhang qui réussissent à trouver une épouse lors de leurs séjours urbains. La plupart d’entre eux souhaitent revenir au village pour avoir accès à l’institution du mariage, qui demeure une obligation familiale et sociale[6], même si le marché matrimonial local est caractérisé par un déséquilibre démographique entre les deux sexes (marriage squeeze), avec un fort déficit de femmes depuis les années 2010[7]. En janvier 2015, je rencontrai un entremetteur d’un village voisin, qui m’affirma que parmi les 11 célibataires ayant atteint l’âge nubile de son village, 9 d’entre eux étaient des garçons et seulement 2 des filles. La situation était similaire dans tout le district. J’entendais souvent, dans les discussions quotidiennes, les inquiétudes des villageois concernant la difficulté de trouver une femme pour leurs fils. Dans un tel contexte émergea un phénomène de surenchérissement du caili : le montant passa de 40 000 yuans avant 2013, à 100 000 yuans en 2016 dans le village de Zhang[8]. À travers l’étude de cas d’un mariage typique du village de Zhang, nous constaterons qu’outre les facteurs politiques, économiques et démographiques ayant contribué à ce surenchérissement du caili en milieu rural (Yan 2005 ; Gui et Yu 2010 ; Jiang et al. 2015 ; Wang etal. 2020), des enjeux familiaux et sociaux interviennent également dans l’augmentation récurrente de la somme du caili dans cette région.

Le mariage du villageois Mazhi a eu lieu le 14e jour du 12e mois lunaire de l’année 2013 (soit le 14 janvier 2014 selon le calendrier grégorien). Une somme de 60 000 yuans avait été versée comme caili à la famille de la fiancée, une semaine avant les noces. La famille de Mazhi était la première du village à offrir une telle somme, alors que le standard du village s’élevait à l’époque à 40 000 yuans. La décision d’augmenter le caili n’a pas été prise sereinement, mais résultait d’une multitude de discussions entre les différents membres de la famille. Un extrait d’entretien avec la mère de Mazhi, réalisé le 10 mars 2014, nous permet de retracer le processus ayant conduit à cette augmentation :

Pour le caili, je pensais proposer 40 000 yuans au début, mais notre fils n’était pas d’accord, car il trouvait que cette somme était insuffisante. Pendant deux jours, il n’arrêtait pas de me suivre pour me faire changer d’avis, mais cela n’a pas marché (rire). Je lui ai dit : « 40 000, c’est tout. Si tu es d’accord, nous commencerons à organiser le mariage, si tu n’es pas d’accord, on laisse tomber. » […] Comme Mazhi n’arrêtait pas de me parler pour essayer d’augmenter la somme du caili, je l’ai engueulé : « Les coutumes, je les connais. Je sais ce qu’il faut faire et combien il faut donner. Même s’ils [les membres de la famille de la fille] ne demandent rien [comme caili], je leur donnerai tout de même une somme correcte. Ce n’est pas la peine de m’apprendre comment faire les choses, de toute façon, je ne te laisse pas dans une situation difficile, mais je ne paye pas plus que les autres non plus ! »

Le lendemain soir, il est revenu vers moi. J’étais en train de me préparer à me coucher, il est venu dans la chambre et s’est assis sur le bord du lit, et il m’a dit : « Maman, 40 000 yuans, c’est vraiment trop peu. Les autres villageois pensent aussi que c’est trop peu. » Je lui avais répondu : « Si les autres pensent aussi que c’est trop peu, alors qu’est-ce que tu me proposes ? » Sa réponse fut : « Même si je te dis la somme que je pense, tu ne l’accepteras pas… » Et moi, compatissante, j’ai répliqué : « Dis-moi, je t’écouterai si ce que tu racontes est bien raisonnable. » À ce moment, il me chuchota : « Ajoutons encore 20 000 de plus, nous leur donnerons 60 000 yuans, ça me paraît un peu plus “honorable” haokan 好看. De toute façon, cet argent nous reviendra. Une fois mariée, elle [la future mariée] va sûrement ramener l’argent avec elle [lors du jour de noces]. » Ce à quoi je lui dis : « Écoute, mon fils, le caili, une fois offert, ce sera à eux, c’est leur propriété. Je m’en fiche si elle va ramener l’argent ici ou non, cela ne me regarde pas. Le caili est donné à la famille de la fille, ce qu’ils vont faire avec cet argent, c’est leur propre affaire. » […]

Un jour plus tard, il m’a dit : « Le cousin agnatique de Yonghong [la future mariée] s’est marié il y a juste un mois. Pour son mariage, sa famille a donné 60 000 yuans comme caili. Si nous donnons 40 000 yuans pour épouser leur fille, alors que de leur côté, ils ont offert 60 000 yuans pour la belle-famille de leur fils, ce serait vraiment un peu déshonorant… » J’avoue que nous aurions perdu la face si nous avions donné 40 000 yuans comme caili, et l’autre côté aurait été sûrement mécontent, car dans leur village, le standard est à 60 000 yuans… Il [Mazhi] a bien fait de me raconter l’histoire de l’autre mariage, mais il aurait dû me le dire plus tôt, et ne pas tourner autour du pot. (Rire)

Cet extrait détaillé démontre bien les deux enjeux principaux impactant la prise de décision de la somme du caili : la place de la famille du fiancé au sein de la communauté rurale et le regard des autres ; l’autorité parentale à l’intérieur de la famille quant à l’organisation matrimoniale.

En se référant au standard du village de Zhang, la mère de Mazhi avait initialement envisagé de verser une somme de 40 000 yuans en don, qu’elle a défendue fermement face aux tentatives répétées de négociation de la part de son fils, qui souhaitait revaloriser la somme à 60 000 yuans. Si elle ne voulait pas donner davantage que les autres villageois, elle ne voulait pas non plus dépenser moins que le standard. L’idée de se conformer exactement à la coutume locale, ni au-dessus ni en dessous, est également évoquée par Margery Wolf dans son étude sur les prestations matrimoniales à Taiwan (1972 : 119). La notion de « face » mianzi[9] mobilisée par la mère de Mazhi est fondamentale pour comprendre la structure de nombreuses représentations et des comportements en Chine. Dans le cas de notre étude, sans compter les contraintes économiques, la proposition d’un caili élevé sans justifications convenables est souvent considérée comme une parade brutale et ingrate, d’autant plus que cet acte mène éventuellement à une surenchère que les villageois ne veulent et ne peuvent pas forcément assurer par la suite. Parallèlement, il est également déconseillé de proposer une somme plus faible que le standard, car une telle action risquerait de compromettre la réputation de la famille, laquelle serait désormais considérée comme avare ou « radine », xiaoqi 小气, pour reprendre les propos tenus par la mère, à la fois par les gens de son village et par la famille de la fiancée.

Lors de la négociation, l’attitude ferme de la mère vis-à-vis des requêtes de Mazhi reflète le rôle prédominant des parents dans la prise de la décision finale concernant les échanges matrimoniaux. D’un côté, la mère se considérait comme plus compétente que son fils dans le domaine des coutumes locales, de ce fait, « ce n’est pas la peine de [lui] apprendre comment faire les choses ». De l’autre côté, les parents en tant que financeurs principaux du mariage du fils détiennent souvent une autorité quasi absolue dans les négociations matrimoniales, puisque la plupart des jeunes âgés d’une vingtaine d’années entrant tout juste sur le marché du travail ne peuvent régler les dépenses élevées du mariage sans le soutien des parents[10]. En ce qui concerne l’ensemble des dépenses liées au mariage de Mazhi, seulement 10 000 yuans proviennent des économies personnelles du jeune homme, le reste étant à la charge de ses parents.

L’histoire change de tournure lorsque la mère de Mazhi apprend que le standard du caili du village natal de la fiancée est plus élevé que celui de Zhang, ce qui fait évoluer sa définition de la « somme correcte » devant être basée avant tout sur la coutume en vigueur du côté de la fiancée. Une telle décision repose à nouveau sur la mise en avant de la « face », mais cette fois, il s’agit à la fois de la « face » de la famille de Mazhi et de celle de la famille de la fiancée. Si la « face » du donneur du caili est évaluée en fonction de la somme standard de son village, celle du receveur du caili dépend de la même somme, mais comparée au standard du village de ce dernier.

En effet, la famille de la fiancée accepte rarement une proposition inférieure au standard de son propre village. Celle-ci pourrait provoquer des rumeurs méprisantes, que ce soit à l’égard de la famille de la fiancée, qui serait considérée comme incapable de négocier sur le marché matrimonial, ou de la fiancée elle-même, qui deviendrait alors cible de suspicion, perçue comme présentant des « défauts » que la faible somme du caili viendrait compenser. Parallèlement, les parents qui demandent une somme de caili supérieure au standard pour épouser leur fille risquent d’être considérés comme des parents qui « vendent leur fille » mainüer 卖女儿, un acte déprécié dans la société locale. La mère de Mazhi est consciente du fait qu’une proposition en dessous de 60 000 yuans pourrait provoquer la perte de la « face » de la famille de la fiancée, ce qui est strictement déconseillé dans les négociations matrimoniales, car la famille de la fiancée se situe dans une position dominante sur le marché matrimonial.

En résumé, la proposition d’une somme pertinente du caili dans un mariage donné n’est pas une affaire simple et représente une épreuve cruciale pour la famille du fiancé. Cette épreuve recouvre trois dimensions à la fois distinctes et étroitement imbriquées : intrafamiliale, interfamiliale et intervillageoise. Sur le plan intrafamilial, la négociation du caili au sein de la famille du fiancé met en lumière l’autorité parentale sur le mariage du fils. Sur le plan interfamilial, la famille du fiancé a le devoir de manifester une attitude flexible et respectueuse vis-à-vis de la famille de la fiancée lors des négociations, c’est-à-dire de se soumettre, quel qu’en soit le prix, aux revendications explicites ou implicites de la famille de la fiancée pour que cette dernière approuve la future union matrimoniale (Ahern 1974). Enfin, sur le plan intervillageois, la famille du fiancé doit se référer à la fois à la coutume locale du village et à celle de la fiancée en vue de maintenir la « face » de chaque partie devant les autres villageois.

Jiazhuang : dons personnalisés et confidentiels

Le jiazhuang est constitué des biens matériels et de l’argent que la fiancée apporte avec elle dans sa belle-famille lors du jour des noces. Si théoriquement la préparation du jiazhuang peut être entamée dès la conclusion des fiançailles, dans la pratique, les parents de la fiancée ne se lancent pleinement dans la préparation qu’à partir de la réception du caili offert par l’autre partie. Tous les villageois que j’ai interrogés déclarent l’existence d’une forte corrélation entre la somme du caili reçu et l’investissement économique dans le jiazhuang offert. Cette corrélation est parfaitement résumée par un villageois de 25 ans, qui la formule en des termes puisés dans le vocabulaire de ses cours de mathématiques au lycée lors d’un entretien réalisé en février 2016 :

La relation entre caili et jiazhuang, c’est exactement comme ce que nous avons appris en mathématique au collège, il s’agit d’une « condition nécessaire, mais insuffisante » (rire). […] Si le jiazhuang est important, nous pouvons déduire que le caili reçu est élevé ; en revanche, des fois, même si tu donnes un caili bien élevé à la famille de la fille, c’est possible que le jiazhuang soit finalement faible.

Ce discours est similaire à celui de la mère de Mazhi cité précédemment, pour qui le caili, une fois offert, est à la disposition des parents de la fiancée et non à celle de la fiancée elle-même. Ceux-ci décident ensuite, à leur guise et en fonction de leur envie, de consacrer une partie plus ou moins importante de la somme du caili reçu à la préparation du jiazhuang.

Les contributions des parents se présentent sous trois formes : les articles de la vie quotidienne et le linge de lit ; le mobilier destiné au nouveau couple ; « l’argent mis au trousseau » yaxiangqian 压箱钱, traduit couramment par « cassette personnelle des femmes » (Pairault 2008). Puisque la première contribution concerne des objets ayant une valeur économique mineure, mais fortement symbolique, nous nous focaliserons, dans cette partie, sur les deux autres formes pour examiner le niveau de dépenses des parents de la fiancée.

Lorsque les villageois parlent d’acheter le « mobilier » jiaju 家具 pour préparer le jiazhuang de leur fille, il ne faut pas le comprendre au sens strict du terme, signifiant « l’ensemble des meubles destinés à l’habitat », mais plutôt au sens large, car les appareils électroménagers et les véhicules sont désormais inclus dans les biens matériels désignés par le terme mobilier. Le Tableau I liste les différents objets du mobilier dans le jiazhuang de Yonghong (l’épouse de Mazhi) ainsi que le prix arrondi de chaque objet.

Tableau 1

La liste du mobilier dans le jiazhuang de Yonghong

La liste du mobilier dans le jiazhuang de Yonghong

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Si la valeur économique du mobilier peut être estimée approximativement, « l’argent mis au trousseau » yaxiangqian est souvent confidentiel et inconnu des autres villageois. Il s’agit d’une somme d’argent destinée à la fille, devant servir à lui porter secours en cas d’extrême nécessité au cours de la future vie conjugale. La somme de ce don pécuniaire varie d’un cas à l’autre, en fonction de la valeur du caili reçu, mais aussi de la situation familiale de la fille et de l’intimité de la relation parents-fille. Dans certains cas, la somme du yaxiangqian est également cachée aux yeux du mari. Tel est le cas de Yonghong, qui a fourni une réponse évasive à ma question sur le yaxiangqian lors de l’entretien, car elle voulait garder le secret vis-à-vis des autres villageois (moi y compris) et de son mari, présent également au moment de l’entretien. Cet entretien a eu lieu le 10 janvier 2015 (soit à peu près un an après leur mariage) dans la chambre nuptiale, en présence du jeune couple et de leur nouveau-née. L’extrait ci-dessous détaille d’un côté les difficultés pour obtenir de telles informations lors de mes enquêtes, et de l’autre, l’attitude de la jeune épouse vis-à-vis la contribution de ses parents au jiazhuang.

Renyou : Qu’est-ce que tu as emmené comme mobilier ?
Yonghong : Une télé, une moto…
Mazhi : … Et aussi une machine à laver, un scooter électrique, et d’autres meubles comme une commode de télé, une coiffeuse, etc. Et aussi des petits objets comme le porte-manteau.
Yonghong à ce moment reprend la parole, avec un ton légèrement agacé.
Yonghong : Il ne faut pas sous-estimer ces « petits objets » ! Si on les compte un par un, c’est également coûteux !
Mazhi : Quelques centaines de yuans, ou peut-être 1000 yuans, ça reste de la « petite monnaie » par rapport à l’ensemble des dépenses matrimoniales.
Yonghong ne répond plus, et continue à cajoler leur enfant.
Renyou : Et le caili ? Est-ce qu’il en reste encore après l’achat du mobilier ?
Mazhi : Oui, bien sûr qu’il en reste encore ! [Il prend un ton provocant] Et, elle a tout laissé à sa famille natale ! (Rire)
Yonghong ne répond toujours pas. J’attends un peu, puis la relance.
Renyou : Et le yaxiangqian ? Est-ce que tu l’as amené ?
Yonghong : Oui, j’ai justement pris un peu de yaxiangqian.
Mazhi : [Mazhi rigole] Dis-moi, combien d’argent as-tu amené ?
Yonghong : Je ne te le dirai pas. (Rire)
Mazhi : Ah… Je suppose que tu n’as rien amené comme yaxiangqian ?!
Yonghong : Bien sûr que si !
Renyou : Et combien ?
Yonghong : Combien de yaxiangqian ? […] Euh… C’est confidentiel ! (Rire)
Renyou : Ah mince, j’aurais bien aimé savoir combien de yaxiangqian tu as reçu de tes parents…
Yonghong : En fait, le yaxiangqian, c’est juste le reste du caili après toutes les dépenses. Ils [ses parents] me l’ont donné à la fin.
Renyou : C’est-à-dire que tes parents n’ont pas déboursé d’argent de leur poche, le caili est suffisant pour toutes les dépenses, et il en reste même ?
Mazhi : [Mazhi interrompt] Bien sûr que c’est suffisant ! Et c’est sûr qu’il en reste !
Renyou : Du coup, tu as amené tout le reste ?
Yonghong : Beh, le reste, c’est le reste. Il est toujours à nous, on ne le gaspille pas, bien sûr. (Rire)
Renyou : Eh, donc vous avez acheté tout ce qu’il faut, puis emmené le reste avec toi lors des noces… C’est bien ça ?
Yonghong, gênée par cette question, ne répond pas tout de suite. Mazhi, à ce moment, répète la même question en plaisantant. La jeune épouse est agacée par la question provenant de son mari, puis répond énergiquement.
Yonghong : Eh, comment tu peux te plaindre d’en perdre [de l’argent] alors qu’une personne t’est donnée ?![11] (Rire)

La discussion à ce sujet s’est ainsi conclue sans réponse précise de la part de Yonghong. Nous pouvons néanmoins déduire de la tonalité des échanges comme des sous-entendus qu’ils contenaient que ses parents ont prélevé une partie du caili pour eux lorsque Yonghong reproche à Mazhi (et implicitement à moi aussi) d’insister sur ces propos gênants : « Eh, comment tu peux te plaindre d’en perdre [de l’argent] alors qu’une personne t’est donnée ?! ». La jeune femme sous-entend qu’il est tout à fait légitime que les parents de la fiancée prélèvent une part de la somme du caili comme compensation, puisqu’ils donnent leur fille.

La jeune femme occupe ainsi un rôle d’intermédiaire dans le processus de préparation du jiazhuang. D’un côté, en tant que « future épouse », elle veut emmener un jiazhuang consistant pour démarrer au mieux sa future vie conjugale. De l’autre, en tant que « fille pieuse », elle exprime sa compréhension envers ses parents qui ont probablement gardé une partie du caili pour eux, comme elle le dit plus tard au cours de l’entretien :

Mes parents m’ont élevée jusqu’à mes 20 ans, même un peu plus, ils ont payé toute ma scolarité, mes études. Et au moment où je commence à acquérir suffisamment d’expérience pour gagner de l’argent, je me suis mariée et ai quitté ma famille. En plus, j’ai un frère qui a 17 ans. C’est pour cela que mes parents ont dit clairement qu’ils ne me donneraient pas plus que le jiazhuang [issu de leur argent personnel].

Yonghong, 10 janvier 2015

L’expression « se marier en quittant la famille » jiachuqu 嫁出去 renvoie au mode de résidence patri-virilocal en vigueur dans la région, qui se traduit symboliquement et physiquement par la perte d’un membre pour la famille de la fiancée, et l’obtention d’un membre supplémentaire pour la famille du fiancé. Consciente de cette réalité, Yonghong manifeste ainsi son empathie envers ses parents. Par ailleurs, l’âge de son frère mentionné par la jeune mariée témoigne du fait que cette dernière se soucie du fardeau économique que portent ses parents qui devront faire face, très probablement, à la question du mariage de leur fils dans quelques années.

Ainsi, contrairement à la somme du caili, qui est clairement définie, publiquement connue et soumise au jugement des autres villageois et des membres de la famille, la composition du jiazhuang se caractérise par la personnalisation et la confidentialité. Cette différence résulte du fait que le caili renvoie à la définition des prestations matrimoniales[12], sans lequel l’alliance ne peut s’établir, tandis que le jiazhuang ne concerne pas un don obligatoire pour la validation du mariage. À ce sujet, le constat de l’historienne P. B. Ebrey sur la différence entre caili et jiazhuang dans la Chine traditionnelle me paraît pertinent, et convient toujours à la réalité de la Chine rurale contemporaine : « Une fois le caili reçu, la famille de la fille pourrait être poursuivie si elle rompait l’engagement. En revanche, la validité d’un mariage ne dépend pas de l’apport de la mariée [soit jiazhuang] » (Ebrey 1991 : 97-98).

La non-standardisation du jiazhuang explique ainsi la variation des pratiques d’une famille à l’autre. À titre d’exemple, une famille de Zhang a fait le choix de ne donner aucun jiazhuang à leur fille en raison du désaccord profond entre les deux générations sur le conjoint choisi par la fille. Une telle décision signifie symboliquement la volonté des parents de rompre le lien parental avec leur fille considérée comme « non pieuse » buxiao 不孝, et ainsi de ne pas construire de lien avec l’autre partie. Si certains villageois trouvent que les parents ont été trop sévères et têtus dans cette histoire, ils éprouvent cependant de l’empathie envers eux. En effet, aucun villageois ne les considère comme des gens qui « vendent leur fille » même s’ils ont reçu le caili sans faire aucun don en retour, au contraire, les villageois expriment notamment leur compassion vis-à-vis de ces parents, considérés comme ayant « perdu leur fille » en raison de la rupture du lien avec celle-ci.

Si cette étude de cas concerne une situation extrême et inhabituelle au village de Zhang, l’exemple d’une autre jeune villageoise nommée Qiuyu confirme à nouveau le caractère personnalisé de la composition du jiazhuang. Contrairement aux villageois qui choisissent souvent de ne pas exposer clairement la valeur économique du jiazhuang, les parents de Qiuyu n’ont pas caché leur volonté de garder une somme du caili reçu et d’offrir un petit jiazhuang à leur fille en raison de la maladie d’urémie du père, provoquant la perte de sa capacité de travail. Les villageois montrent leur compréhension et leur compassion au regard de cette décision familiale, et font l’éloge de Qiuyu, considérée comme une fille pieuse, car elle n’a exprimé aucun mécontentement face à cette décision.

En résumé, l’offre du caili est une pratique obligatoire, standardisée et régulée par les normes sociales et s’inscrit dans un ordre d’échange collectif sous le contrôle des autres villageois ; tandis que l’offre du jiazhuang ne s’inscrit pas dans une démarche normalisée ni dans un système d’échange que l’on pourrait qualifier de « collectif » du fait de la dimension intervillageoise, puisqu’elle renvoie avant tout à un choix familial, opéré en fonction des situations financières et de l’intimité intergénérationnelle.

Conclusion : un système d’échanges matrimoniaux asymétrique et hiérarchique

Le système d’échanges matrimoniaux dans cette région de Chine rurale contemporaine est ainsi caractérisé par un échange asymétrique et hiérarchique, dans le sens où le caili en tant que prestation matrimoniale et obligation ritualisée exige l’échange de la femme pour valider le mariage, tandis que le jiazhuang en tant que don intrafamilial des parents à la fille reflète avant tout la solidarité et l’intimité intergénérationnelle entre la fiancée et ses parents, ainsi que la volonté de ces derniers de maintenir ou non une relation positive avec le futur foyer conjugal et le groupe de parenté du fiancé.

La « théorie du financement » et la notion de « dot indirecte » contiennent donc certaines limites, dans la mesure où elles négligent les dimensions interfamiliale et rituelle des échanges matrimoniaux, ainsi que le chemin de circulation et le rôle de l’ordonnateur lors de chaque chaînon du transfert, pourtant essentiels pour comprendre les rapports hiérarchiques intrafamiliaux et interfamiliaux (Testart et al. 2002 : 168). Au village de Zhang, ce sont les parents de la fiancée qui occupent le rôle de l’ordonnateur du caili reçu, puis répartissent à leur guise cette somme d’argent. Il est important de noter que même dans le village de Xiajia, étudié par Yunxiang Yan (1996), où le caili est offert directement à la fiancée sous forme d’argent lors du jour des fiançailles depuis les années 1980, la plupart des filles à marier donnent par la suite cette somme d’argent aux parents qui, de fait, demeurent l’ordonnateur du caili. Le fait que l’auteur ait omis le rôle des parents de la fiancée dans ses analyses d’échanges matrimoniaux est probablement dû à sa volonté de mettre l’accent sur « la montée de l’individu » (therise of individual) (Yan 2003) chez les jeunes ruraux dans les pratiques matrimoniales au détriment de l’autorité parentale.

Il en va de même pour la « théorie de la compensation » et la notion de « prix de la fiancée », qui ne peuvent pas non plus être appliquées telles quelles au village de Zhang. Le prix de la fiancée est défini par Alain Testart, Nicolas Govoroff et Valérie Lécrivain (2002 :166) comme « tout transfert 1) des biens relativement standardisés, dont la nature et la quantité sont généralement déterminées par la coutume ; 2) fournis normalement par le futur mari ; 3) et destinés aux parents de l’épouse ». Néanmoins, les auteurs mentionnent la limite de l’application de cette notion sur un certain nombre de sociétés, et surtout en Asie, « où ce sont les parents du fiancé qui semblent apporter eux-mêmes les biens aux parents de la fiancée, ce qui dénote peut-être une variation importante par rapport au modèle » (ibid. : 167). Tel est bien le cas au village de Zhang, où les prestations matrimoniales sont offertes par les parents du fiancé aux parents de la fiancée.

S’ajoute à cette « variation » mentionnée par Testart et al. (2002) un autre élément me paraissant d’autant plus fondamental qui conduit à rejeter ce terme de prix de la fiancée comme traduction équivalente du caili. En effet, le caili est composé de deux caractères chinois : cai 彩 et li 礼. Le premier caractère, cai 彩, signifie « couleur, variété », dont l’origine provient d’un autre caractère ayant la même prononciation, cai 采, et dont le sens est de « sélectionner, enlever, cueillir ». Le deuxième caractère, li 礼, signifie « don, rite, bienséance » et désigne les normes sociales d’échange basées sur la hiérarchie sociale (Yang 1994 : 223-224). Les connotations rituelles et hiérarchiques véhiculées par le terme caili ne sont pas englobées par le concept de « prix ».

Certes, en offrant le caili, la famille du fiancé « acquiert certains droits sur la femme (travail, accès sexuel, éventuellement rattachement des enfants à son lignage, etc.) » (Barry et al. 2000 : 730). Mais, ce faisant, elle se soumet également à un rapport hiérarchique ritualisé entre preneur de femme et donneur de femme au cours de l’échange matrimonial. Ce rapport hiérarchique se manifeste notamment par la différence des termes utilisés pour désigner les dons échangés entre les deux familles alliées, et l’emploi sélectif de la notion li. En effet, outre le caili, de nombreux dons sont échangés durant la période des fiançailles entre les deux familles, que ce soit sur le plan interfamilial, interpersonnel ou intergénérationnel au village de Zhang. Il est pourtant à noter que seuls les dons échangés sur le plan interfamilial et transférés de la famille du fiancé à la famille de la fiancée sont porteurs du li, tandis que le chemin inverse, soit de la famille de la fiancée à la famille du fiancé, ou encore les dons offerts par les parents du fiancé à une personne précise — leur fils, la fiancée, la mère de la fiancée —, ne relèvent pas du li. C’est en offrant des dons sous l’étiquette du li qu’est rituellement assurée la dimension interfamiliale des échanges matrimoniaux, et que le rapport hiérarchique entre preneur de femme et donneur de femme est établi.

En recevant la femme et sa fertilité lors des noces, le groupe du marié est redevable à vie. Cette dette vitale et « symbolique » (De Latour 2014) qui s’instaure dans les échanges matrimoniaux place la famille du mari dans un statut d’infériorité perpétuelle vis-à-vis de la famille de l’épouse, et oblige la première à manifester son attitude humble et à exprimer son respect vis-à-vis de la seconde, sous l’étiquette et les pratiques du li.

La différenciation entre caili et prix de la fiancée peut aussi être constatée dans les deux statuts distinctifs des femmes mariées en Chine pré-communiste : « épouse », qi 妻, et « concubine », qie 妾. En offrant le caili et en accomplissant l’ensemble des rites matrimoniaux, la femme obtient le statut d’« épouse », et ses parents se situent ainsi dans une position de supériorité vis-à-vis de la famille du fiancé. En revanche, « les familles qui vendaient leur fille en tant que concubine […] perdaient des droits de parenté sur elle. […] Ils pourraient ne jamais rencontrer leurs petits-enfants, et ceux-ci n’avaient pas besoin de venir à leurs funérailles, etc. » (Ebrey 1991 : 118). Dans ce cas, les prestations sous la forme du prix de la fiancée permettaient à la famille de l’homme d’acquérir certains droits sur la femme, et de se situer dans une position de supériorité par rapport au donneur de la femme[13].

Dans ses études sur les prestations matrimoniales de dyāj en Inde, Véronique Bénéï (1995) constatait également que

[…] la dénomination [du « prix de la fiancée »] compte non seulement une connotation péjorative du vocable marathi, mais encore ne rend pas véritablement compte du sens du terme vernaculaire : dans la traduction française ou anglaise, l’accent est mis sur une notion d’achat de la fiancée, alors même que cette notion est absente du marathi.

Ibid. : 271

Réévaluer l’application des notions classiques de parenté au contexte chinois est en ce sens plus que nécessaire pour rendre compte de la réalité locale, d’autant plus que les termes vernaculaires, véhiculant des valeurs et des idéologies propres à chaque contexte social et historique, sont plus aptes à saisir la complexité du phénomène social étudié.

Sans nier le fait que dans les dernières décennies, les jeunes Chinois vivant dans des zones rurales acquièrent une plus grande autonomie et individualité dans la vie privée, lequel est par ailleurs bien documenté dans les travaux sociologiques et anthropologiques[14], il me paraît tout de même important de souligner que le mariage est loin d’être une « affaire personnelle » et demeure une obligation familiale, sociale et rituelle. L’organisation des échanges matrimoniaux s’inscrit toujours dans un système de parenté patrilinéaire et patri-virilocal, selon lequel en offrant le caili en échange d’une femme, les parents du fiancé réussissent à assurer la perpétuation de leur lignée patrilinéaire, et en même temps, contractent une dette inextinguible vis-à-vis de la famille alliée. Une fois l’accès au terrain chinois de nouveau possible après plus de deux ans de fermeture liée à la pandémie de COVID-19, de futures enquêtes empiriques sur la prépondérance perpétuelle (ou non) de la valeur de la patri-virilocalité et des normes sociales basées sur la hiérarchie seront nécessaires, non seulement pour mieux saisir les mutations de la Chine, mais aussi pour contribuer aux débats actuels sur le devenir de la Chine : s’agit-il plutôt d’une transformation structurelle marquée par une individualisation de la société chinoise, idée défendue par Yunxiang Yan et ses successeurs, ou d’une transformation plus secondaire au sein d’une structure pérenne, soit un changement dans la société, et non de la société ?