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Introduction

Cet article se penche sur les liens entre éducation, démocratie et travail tels qu’ils se déploient dans une école du Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) du Brésil, afin de cerner la manière dont ces trois sphères sociales s’influencent mutuellement. Pour ce faire, nous analysons les pensées de John Dewey (1859-1952) et de Simone Weil (1909-1943), indirectement mobilisées par les sans-terre pour créer ce qu’ils appellent la « pédagogie de la campagne », soit une praxis démocratique qui articule éducation et travail, appliquée dans des centaines d’écoles à travers le Brésil.

Nous partirons d’abord de considérations théoriques, afin de montrer l’importance sociale et politique de réfléchir à des institutions qui favorisent les capacités d’attention pour comprendre en retour comment ces capacités, loin d’être purement individuelles, ont des effets sur la qualité des liens sociaux et de la vie collective. Il s’agira alors de saisir le rôle de l’éducation non pas simplement en termes de transmission de connaissances, bien que cela soit essentiel, mais principalement par la manière dont celle-ci stimule chez l’élève la volonté d’apprendre à diriger, dans la mesure du possible, son attention par lui-même. Dans la même optique, nous montrerons que la dignité du travail, avant toute prétention économiciste, se situe dans la pratique quotidienne de l’attention. Travailler, lorsque le travail est non aliénant, c’est faire l’expérience de la capacité d’attention. Enfin, éducation et travail, appréciés à partir de l’attention qu’ils stimulent, font signe vers un rapport démocratique au monde et à autrui.

Afin d’élaborer cet argument, nous nous pencherons dans un premier temps sur la pédagogie critique développée par le MST pour montrer la manière dont le projet éducatif est encastré dans une vision sociale et politique qui prône la continuité des expériences et l’apprentissage de certaines habitudes. Pour creuser plus en profondeur la vision pédagogique du MST, nous nous arrêterons dans un deuxième temps sur les pensées de Dewey et Weil qui, au début du XXe siècle, ont mis en lumière les liens intrinsèques entre travail, démocratie et éducation. Le choix des auteurs se justifie, nous le verrons, par le fait qu’ils sont indirectement au coeur des inspirations théoriques des sans-terre dans la création de la pédagogie de la campagne. À notre connaissance, hormis des mentions plutôt éparses de la pensée de Weil par Caldart (2004) et Bosi (1998), aucun article n’a jusqu’à présent montré l’influence de Dewey et de Weil dans l’élaboration de la pédagogie du MST. En plus de rendre compte d’une filiation jusque-là inédite, le détour par ces auteurs permet de comprendre les visions de l’éducation et du travail développées par le MST et leurs implications au sein d’une collectivité, les effets sur l’individualité et les capacités perceptives, ainsi que les interactions quotidiennes comme expérience démocratique. Enfin, dans un troisième et dernier temps, nous partagerons les observations de l’enquête ethnographique réalisée entre 2013 et 2017[1] à l’école Nova Sociedade. Ainsi, il sera possible d’observer comment se manifeste concrètement, dans des pratiques et des agencements institutionnels, l’articulation entre démocratie, travail et éducation par le développement d’une meilleure capacité d’attention.

1. La pédagogie critique de la campagne comme articulation et manifestation de l’attention démocratique

Avant d’aborder les enjeux théoriques, il est important de présenter le Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) et la place qu’occupe l’éducation au sein du Mouvement[2]. Le MST est l’un des mouvements paysans les plus importants de l’histoire de l’Amérique latine. Depuis presque quarante ans, ces paysans luttent contre la concentration de la propriété terrienne dans un pays où 1 % de la population possède 45 % des terres rurales (Oxfam 2019). Au fil des ans, le MST a réussi à exiger la redistribution de 3,7 millions d’hectares de terre, l’équivalent du territoire de la Suisse, à plus de 354 000 familles paysannes (Carter 2015). Il compte aujourd’hui plus de 2000 communautés permanentes issues de la réforme agraire, appelées assentamentos en portugais. Dans certaines de ces communautés, non seulement les paysans vivent et travaillent, mais ils peuvent également compter sur des cliniques de santé ainsi que des écoles de niveaux primaire et secondaire pour y envoyer leurs enfants. Selon les derniers chiffres, le MST compte environ 2000 écoles dans ses communautés partout au Brésil, dont quelques centaines appliquent la pédagogie de la campagne[3]. Ces écoles sont publiques et gratuites, reconnues et financées par l’État, et ouvertes à n’importe quel citoyen.

Depuis ses débuts, le Mouvement des sans-terre a placé l’éducation au coeur de ses fondements et priorités (Tarlau 2019). Vers la fin des années 1970 et le début des années 1980, lors des premières occupations de terres dans l’État du Rio Grande do Sul, les projets d’« éducation populaire » inspirés et menés en grande partie par le pédagogue et philosophe brésilien Paulo Freire avaient déjà fait leurs preuves dans plusieurs États brésiliens. Dès le départ, Freire, très proche des paysans, avait pris l’espace rural comme son terrain de prédilection pour appliquer son projet d’alphabétisation pour adultes à travers les outils conceptuels de sa « pédagogie des opprimés ». La connaissance des projets de Freire par certains militants des premiers campements de sans-terre du Sud brésilien[4] a vite propulsé ces idées et convaincu les paysans de la nécessité de s’éduquer (Tarlau 2012, 2013)[5]. Au Rio Grande do Sul, en plus de connaître les projets d’alphabétisation de Freire, certains de ces militants étaient munis d’un diplôme universitaire d’enseignement primaire ou secondaire et ont alors décidé de mettre leur savoir en application en mettant sur pied les premiers cours offerts dans des campements, et ce, tant pour les adultes (dans certains campements, jusqu’à 70 % des adultes étaient analphabètes) que pour les centaines d’enfants présents (Tarlau 2012). La préoccupation centrale de ces jeunes enseignantes et enseignants était cependant d’implanter une forme d’éducation différente des curriculums traditionnels centrés sur une formation entièrement tournée vers le marché de l’emploi urbain.

En 1982, des membres de l’équipe de Freire visitent ces occupations de terre, marquant ainsi le début d’une longue collaboration entre la pédagogie critique de Freire et le MST partout au Brésil (Tarlau 2012 : 57). Bien que la pédagogie critique de Freire fût la pièce maîtresse de la vision de l’éducation qui se construisait par l’expérience de ces événements éducatifs dans les campements, celle-ci allait encore devoir se compléter avec l’apport de la pédagogie socialiste d’inspiration soviétique. En effet, en 1985 eut lieu l’occupation de la Fazenda Annoni, événement qui mit le Mouvement des sans-terre sous les projecteurs des médias nationaux. Lors de cette occupation, un groupe d’universitaires s’est présenté pour montrer son soutien aux paysans. Roseli Caldart comptait parmi les étudiants présents et deviendra plus tard l’une des principales figures de l’éducation au sein du Mouvement[6], notamment avec la publication de son livre Pedagogia do Movimento Sem Terra (2004), synthèse de la pédagogie du MST et où elle cite Simone Weil et son concept d’enracinement. C’est également Caldart qui, participant à l’organisation d’un « collectif d’éducation » du campement comptant déjà onze membres paysans diplômés en enseignement, a été responsable d’introduire la pédagogie socialiste d’inspiration soviétique aux individus présents. Tarlau souligne que ce geste « n’était pas simplement l’imposition d’intellectuels externes, mais une tentative de synthétiser des théories externes avec des idées et des pratiques déjà appliquées au sein du Mouvement » (2012 : 59). Cela se traduit par le fait, par exemple, que les sans-terre avaient déjà pour objectif de tenter d’articuler travail manuel et intellectuel dans leur manière d’enseigner aux enfants, une idée théorisée par le pédagogue soviétique Moïsseï M. Pistrak — qui s’est largement inspiré de la pensée de John Dewey.

Enfin, dès ces premiers événements, l’idée du groupe était déjà de créer des écoles qui s’inséreraient dans un projet politique et économique plus large (Caldart 2004). C’est ici que l’apport de la pédagogie soviétique devient crucial, car Freire avait surtout réfléchi à son approche dans un contexte d’alphabétisation pour adultes et dans la relation élève-enseignant en salle de classe. Or, les militants cherchaient une manière de penser l’école à la fois comme un tout et dans une perspective socialiste, ce qui les amènera à étudier l’expérience soviétique, notamment sous l’angle proposé par Pistrak, mais aussi en considérant les travaux d’Anton S. Makarenko. Du premier, ils garderont surtout l’importance du travail manuel, alors que du second, ce sera l’idée d’autogestion des écoles par les élèves et les professeurs qui retiendra leur attention. Toutefois, ces deux penseurs ont été largement influencés par la philosophie de l’éducation et de la démocratie de John Dewey. En effet, ce dernier a visité l’URSS en 1928 et a notamment rencontré personnellement Pistrak qui, aux côtés de Makarenko, a implanté nombre de ces idées dans les « écoles du travail » soviétiques (Garreta 2005). La pensée deweyenne inspirée de la philosophie pragmatiste à propos de l’articulation entre démocratie, expérience, travail et éducation a ainsi été en partie reprise par les pédagogues russes. Avant de nous pencher plus en détail sur les pensées de Dewey et Weil, il est important de comprendre l’apport des pédagogies socialistes dans la construction de la pédagogie de la campagne.

1.1 L’influence de la pédagogie soviétique sur les sans-terre

Nous présenterons ici brièvement les pensées de Moïsseï M. Pistrak (1888-1937) et d’Anton Semyionovich Makarenko (1888-1939), pour ensuite montrer comment le MST les a articulées dans la pédagogie de la campagne. Dans son livre principal, Les problèmes fondamentaux de l’école du travail, publié pour la première fois en 1921, et traduit en français seulement en 1973, Pistrak défend l’idée fondamentale du besoin d’articuler travail manuel et travail intellectuel :

Le travail n’est pas dans la dépendance du programme, illustration pratique du cours par des travaux manuels ; il n’est pas l’inverse non plus, c’est-à-dire un métier auquel le programme scolaire devra s’adapter […] il est un élément composant de l’école et de l’actualité. Par lui se fait le lien entre le système scolaire, la science et la méthode scientifique et la vie sociale.

Pistrak 1925, cité par de Gisors 1974 : 72

Comme l’écrit Hélène de Gisors (1974 : 72), par « travail », Pistrak entend « tous les travaux possibles manuels et bureaucratiques ou techniques, ménagers comme professionnels ». Cependant, « le travail à l’école ne peut être conçu en dehors des buts généraux de l’éducation » (Pistrak 1925, cité par de Gisors 1974 : 72), d’où les termes employés dans le titre de l’ouvrage, « l’école du travail ». Cette conception de l’école s’inscrit dans l’idée qu’avait Pistrak de la démocratie russe, c’est-à-dire une société où le pouvoir était censé s’exercer par les ouvriers eux-mêmes. Il développera des idées phares d’une pédagogie socialiste, qui ne pouvait être qu’une éducation politique dans un contexte révolutionnaire. Autonomie pédagogique, participation active des jeunes dans la gestion de l’école, suivi serré de l’actualité (devant être étudiée par les méthodes scientifiques, notamment la dialectique) représentaient autant de méthodes expérimentales dont le but était d’apprendre aux jeunes, par l’expérience pratique, une certaine praxis pédagogique retrouvée dans la conciliation entre un travail manuel quotidien et un travail intellectuel par les études. Ainsi défini, le travail devient

une participation active à l’édification sociale à l’intérieur et en dehors de l’école et la science, comme une pratique généralisée et systématique qui éclaire complètement cette activité afin que chacun puisse occuper la place qui lui revient.

Pistrak 1925, cité par de Gisors 1974 : 73

Une telle conception de la pédagogie a reçu des critiques importantes, notamment sur le fait que l’éducation soit totalement centrée sur la politique et que seul le groupe compte. En effet, Pistrak se montrait critique des approches psychologiques qui, selon lui, survalorisaient l’individu. Néanmoins, ce que le MST retient de cette approche n’est pas que l’éducation doit seulement servir la politique ou que l’individu compte moins que le collectif. Les éducateurs paysans sans-terre mobiliseront en réalité trois éléments intrinsèquement liés : 1) le besoin d’articuler travail manuel et intellectuel ; 2) l’importance d’impliquer les élèves dans la gestion de l’école ; et 3) la méthode expérimentale dans une perspective d’autonomie des écoles (Tarlau 2012). Tous ces éléments sont considérés comme des formes d’apprentissage et d’initiation au travail, tel que le définit Pistrak.

Anton S. Makarenko est l’autre pédagogue soviétique ayant exercé la plus grande influence au sein du Secteur d’éducation du MST (Tarlau 2012). Suivant une tradition russe, Makarenko accordait beaucoup d’importance à la discipline, qui ne devait pas s’acquérir par la punition, mais plutôt par l’apprentissage de la responsabilité et de l’obligation. Chargé d’une des premières écoles post-révolutionnaires, Makarenko organise les élèves en « collectifs », propose plusieurs activités extrascolaires, et débute des cours de soir pour alphabétiser les adultes (Makarenko 1965). Ainsi, la pédagogie de Makarenko est basée sur deux concepts principaux : la formation de collectifs et l’éducation à travers le travail. Le travail, principale forme d’expression personnelle, forme les jeunes à des activités productives et cultive en eux une attitude décente envers l’autre, notamment en renforçant la confiance en ses habiletés et en procurant une satisfaction personnelle et un sentiment d’accomplissement de soi. Tout comme Pistrak, Makarenko croyait que « le travail qui ne va pas main dans la main avec l’éducation politique et sociale demeure un processus neutre sans valeur éducative » (Makarenko 1965 : 19, cité par Zilberman 1988 : 39). De plus, l’éducation ne devait pas se restreindre à la salle de classe, mais, au contraire, imprégner tous les aspects de la vie sociale des enfants, qu’il s’agisse de leur comportement dans l’environnement familial ou en présence de leurs amis.

Ce que le MST retient surtout des enseignements de Makarenko est l’idée des « collectifs » que le Mouvement appliquait déjà, mais qu’il n’avait pas théorisée (Tarlau 2012, 2013, 2019). L’idée de former des collectifs, soit des groupes d’individus responsables de certaines tâches et devant s’en acquitter par des méthodes délibératives et démocratiques, est ce que le MST appelle également « noyaux de base » (núcleos de base) ou simplement « noyaux » (núcleos), qui ont précisément la même fonction. Les collectifs sont ainsi considérés comme des groupes de personnes s’associant constamment les unes avec les autres pour l’accomplissement démocratique de différentes tâches, liées par l’amitié, des intérêts communs et une idéologie partagée. Dans sa forme idéale, c’est une organisation de responsabilité mutuelle et d’autogouvernement, à travers laquelle les individus apprennent à mettre en pratique la signification de principes éthiques, les faisant évoluer dans leur compréhension des sociétés (Zilberman 1988 : 41). Dans cette conception du collectif, il y a influence mutuelle de l’individu sur le groupe et du groupe sur l’individu, ce qui renvoie explicitement à la relation entre l’individu et la société. À l’instar de Freire, Makarenko était critique des méthodes pédagogiques consistant seulement à « verser » du savoir dans le cerveau des élèves. Il prend le soin de préciser qu’on ne doit pas sacrifier « la grâce, l’originalité et la beauté de la personnalité individuelle » au nom du collectif : « Seulement la création d’une méthode qui donnerait en même temps à chaque individu la chance de développer ses traits individuels en préservant son individualité — serait une tâche organisationnelle digne de son époque » (Makarenko 1965 : 20, cité par Zilberman 1988 : 42)[7]. Et cette conception du collectif devait s’appliquer non seulement à l’école, mais à toutes les institutions, que ce soit au travail, dans la famille, en politique, etc.

2. Du travail à la pédagogie en passant par la démocratie : John Dewey et Simone Weil au Brésil

Un détour philosophique s’impose avant d’aborder plus concrètement les observations de l’enquête de terrain. En effet, bien que Freire, Pistrak et Makarenko soient reconnus comme étant des inspirations directes du MST dans le développement de la pédagogie de la campagne, ces penseurs ont notamment puisé leur inspiration théorique chez deux philosophes, soit John Dewey et Simone Weil, comme mentionné plus haut. Tandis que Roseli Caldart (2004) et Alfredo Bosi (1997), un autre militant reconnu du MST, citent explicitement des concepts weiliens, comme celui de déracinement pour parler du lien entre éducation, territoire et travail, Pistrak et Makarenko puisent, quant à eux, nombre d’idées dans la philosophie de Dewey.

2.1 Dewey et la démocratie comme forme de vie

Grand intellectuel à la longévité exceptionnelle, la philosophie et l’implication de Dewey dans les débats publics de son temps ont contribué à marquer son influence bien au-delà du sol américain. Comme mentionné plus haut, la pensée pédagogique de Dewey a été longuement mobilisée en URSS (Garreta 2005 : 142-143). En fait, bien que cela soit encore peu connu, c’est précisément cette pensée qui fut centrale, loin devant la désormais classique Montessori, au développement des expériences pédagogiques de la jeune nation soviétique. Les pédagogues russes puisent en effet chez Dewey des outils pour libérer l’éducation de l’autoritarisme propre au régime tsariste.

Dewey écrit à une époque trouble où la démocratie est menacée de toute part par la montée des totalitarismes. Il constate que les individus ont tenu le fonctionnement de la démocratie pour acquis, en pensant qu’elle se reproduirait automatiquement, comme si le « problème du mouvement perpétuel dans le domaine du politique était résolu à jamais » (Dewey 2018 : 426). Or, la démocratie n’est pas uniquement une forme de régime politique, elle est aussi une « culture politique », c’est-à-dire un ensemble d’habitudes d’actions qui permettent la réalisation d’expériences favorisant l’épanouissement mutuel du social et des individus. Ces pratiques quotidiennes, ces conduites de vie sont reflétées dans l’orientation politique que nous donnons à nos institutions et à nos solutions aux problèmes publics. C’est pourquoi il faut considérer le droit, les institutions légales et les libertés civiles comme des structures sociopolitiques qui ne font qu’exprimer le type de subjectivité dominante dans nos sociétés. Bien que représentant des avancées décisives sur le plan de la justice sociale, la seule existence de ces dispositifs ne suffira jamais à garantir la reproduction de la démocratie, car du moment que la démocratie ne s’exprime pas dans les relations et les pratiques quotidiennes, elle demeure confinée à une idée. Comme dit Dewey (2018 : 430), « la démocratie n’est réelle que pour autant qu’elle est en effet un lieu commun de vie ».

Dans cette perspective, l’idéal démocratique ne consiste donc pas à rendre certaines valeurs indispensables, lesquelles devraient être prônées à tout prix, mais, au contraire, à vérifier par l’enquête, donc par « un moment de réveil de l’attention et d’élévation du niveau de conscience » (Thievenaz 2019 : 21), si telle ou telle forme de vie — ce qui inclut l’organisation de la société, les habitudes d’action, les moeurs et coutumes — favorise ou non le développement conjoint des individus et du social. En ce sens, nous ne pouvons savoir d’avance quels résultats produiront les expériences sociales et politiques. Mais nous pouvons mettre en place les conditions pour que ces expériences soient faites de manière à permettre la participation égale et libre de tous à la chose publique.

Pour bien comprendre ce qu’entend Dewey par démocratie, il faut revenir au concept d’expérience, central à sa pensée. De manière générale, « les vivants, leurs aptitudes et leurs conditions de vie sont des faits d’expérience, à savoir des faits provenant de l’interrelation entre diverses entités interagissantes, sans cesse remodelées et modifiées les unes par les autres » (Zask 2005 : 27). Philippe Chanial remarque que l’expérience chez Dewey est ce qui permet à l’être humain de

reconnaître les possibilités données dans le monde, de s’ouvrir, par l’imagination créatrice qu’elle stimule, un accès à des idéaux et de contribuer à les réaliser. Cette continuité visée entre ce qui est et ce qui devrait être incite — en raison de la discontinuité effectivement vécue — à l’action, c’est-à-dire à la réalisation de ces idéaux dans le monde.

Chanial 2006 : 240

Autrement dit, l’expérience est l’interaction ou la transaction entre l’individu et son environnement qui modifie sans cesse les deux entités impliquées. Cette transaction est créatrice et porteuse de sens, elle représente le point de rencontre entre les idées et les faits qui engendrent la connaissance et l’action.

Il existe divers types d’expériences. Celle que Dewey nomme « expérimentation » renvoie au sujet se réalisant. Ce processus de développement et d’épanouissement de l’individu reflète le caractère mouvant et dynamique du sujet en devenir. Dans le langage deweyen et suivant Joëlle Zask, l’expérimentation est cette « figure spécifiquement humaine de l’expérience[,] la liaison entre subir et agir, entre endurer l’impact du milieu et réorienter sa conduite en fonction du trouble (ou du doute) éventuel que fait naître cet impact » (2005 : 27). Car c’est par l’expérimentation que peut se produire une prise de conscience de l’écart entre ce qui est et ce qui devrait être, la « liaison transformatrice entre subir et agir » (Zask 2005 : 28).

Le philosophe américain soutient ainsi une vision coextensive de l’éducation et de la démocratie, la première étant la sage-femme accueillant la seconde dans le monde (Dewey 1990 : 122). L’éducation permet de relier le passé et le présent d’une société sans en faire un lieu d’obéissance passive, tout comme elle favorise l’individuation. Pour ce faire, l’éducation doit réunir les conditions nécessaires pour stimuler chez l’élève le désir de ressentir le monde, la capacité de s’y orienter et de s’y engager. L’éducation est donc un milieu favorisant les interactions et, en ce sens, elle est centrée sur l’expérience, tout comme elle donne les outils nécessaires à la continuité des expériences. Sur le plan individuel, c’est en étant en mesure d’associer la raison et le fait, donc en expérimentant, qu’on apprend. Sur le plan social, cela implique qu’il ne faut pas dissocier les sphères sociales des lieux d’apprentissages afin que les jeunes puissent « apprendre à apprendre » au travers de l’habitude quotidienne de l’attention, de l’évaluation, du doute, de l’interaction et de l’engagement dans divers milieux. Ainsi, le coeur de la mission éducative n’est pas la pure transmission du savoir, mais l’acquisition d’habitudes et de capacités qui génèrent un certain rapport au monde, primordial à la démocratie comme mode de vie.

Dans la même optique, loin de réduire le travail à une vision instrumentale, à une poièsis nécessairement inférieure à la praxis, Dewey conçoit le travail comme une activité favorisant l’épanouissement de soi, au sens où cette activité cultive des facultés et permet des interactions variées. Ainsi, le travail rejoint l’éducation et constitue une activité de coopération contribuant à l’épanouissement et à la « formation des facultés intellectuelles, dans l’appropriation du contenu moral de la vie sociale et dans l’unification de l’identité personnelle » (Renault 2012 : 138). Ses conditions matérielles d’organisation, tout comme la vision sociale qui y est associée, auront des impacts sur la qualité du lien démocratique. En réalité, la valeur intrinsèque de l’activité du travail est gangrenée par l’abrutissement de la tâche inhérent à la division du travail, à la place de plus en plus omniprésente de l’argent comme motif d’appréciation de l’activité, à la difficulté qu’ont les travailleurs à s’approprier leur travail et à y trouver du sens, et à la faible appréciation du caractère politique et moral propre à l’expérience du travail. Si la pédagogie de Dewey est centrale pour les inspirations du MST, sa pensée du travail est moins reprise que celle d’une autre philosophe, Simone Weil, sur laquelle nous nous arrêterons un instant avant de retourner sur le terrain d’enquête.

2.2 Simone Weil : l’inspiration éducative pour une civilisation du travail

À l’instar de Dewey, Simone Weil montre bien que la continuité de l’expérience et l’importance d’acquérir certaines habitudes sont centrales à la perpétuation d’une société juste : on ne peut espérer former des citoyens attentifs et soucieux des autres si, dès le départ, ils apprennent dans l’enfance à être en compétition les uns avec les autres et si, dans le travail quotidien, ils sont structurellement empêchés de penser ce qu’ils font (Weil 1966). Malgré sa courte vie, Simone Weil est réputée pour sa pensée riche en nuances et en thématiques. Au coeur de ses diverses expériences, la question du travail reste un incontournable qui occupe une place importante dans ses premières réflexions comme dans ses derniers écrits. Lors de son passage en usine comme ouvrière, Weil vit l’épreuve radicale de la perte de sa dignité, de l’artificialité de sa valeur et des privilèges sociaux, du fait de ne compter pour presque rien (Weil 1951). Elle réalise également à quel point la vitesse de la machine la transforme en « bête de somme » (ibid. : 21), la cadence entrave le rythme de la pensée, qui ne s’accorde plus au geste. Bien travailler en usine, au sens où le nombre de pièces construites à l’heure correspond aux exigences du contremaître, veut dire travailler sans penser, ou alors le moins possible, car toute pensée complexe devient douloureuse. Cette impossibilité d’ancrer la pensée dans l’action correspond à un arrachement à la condition humaine, une forme de perte de soi extrêmement humiliante dont il est difficile de parler (Janiaud : 2002). Tout comme le rapport à soi est gangrené par la perte de la pensée qui devrait normalement accompagner l’action, le travail en usine contamine les rapports aux autres. Weil y observe davantage d’indifférence et de compétition entre les ouvriers qu’elle ne voit de gestes d’entraide ou de compassion, bien que ces derniers, lorsqu’ils adviennent, aient des effets particulièrement précieux en ce qu’ils réintroduisent des sentiments d’humanité dans un lieu sclérosé. Comme le mentionne Nadia Taïba (2012 : 23) : « [l’]oppression vécue à l’usine rend visible une déshumanisation où chaque rapport de production manifeste l’isolement du travailleur ».

À la suite de son année en usine, Weil analyse les conditions matérielles qui rendent possible la dignité du travail. Ce dernier doit être réfléchi depuis ce qu’il permet de cultiver de plus haut chez l’individu, soit sa capacité d’attention. Tout travail, qu’il soit manuel ou intellectuel, se retrouve en sa source originaire dans le fait que le travail est d’abord une relation de réception du monde. Il s’agit de contempler le réel afin d’y agir adéquatement. Le travail, en tant que contact concret avec le monde, est l’activité permettant à la pensée d’entrer dans le corps. Grâce à ce contact avec le monde, la perception devient réelle, non seulement parce que le travail demande un effort, mais parce qu’il fait éprouver les contradictions du monde matériel (Chenavier 2001). Par sa résistance au mode opératoire et à la maîtrise, le travail fait éprouver à celui ou celle qui l’exécute l’expérience du réel. Il arrive souvent, en effet, que le travail nous fasse prendre conscience des limites de notre souveraineté et de notre volonté. Ce faisant, la personne n’est plus le centre de ses réflexions, car elle utilise sa pensée et ses actions comme médiations permettant de lier les intermédiaires entre eux afin de mettre en oeuvre l’objet du travail. L’attention dans le travail est l’unité à partir de laquelle se déploie la diversité des métiers et elle constitue le point de départ pour réfléchir à leur dignité et à leurs promesses. Selon Weil, s’il n’est pas possible de favoriser l’attention dans un certain type de travail, par exemple les monteurs à la chaîne en usine, ce travail ne doit pas être réformé, mais tout simplement éliminé. En fait, travailler, ce n’est pas juste transformer la matière, c’est être transformé soi-même par une modification de la perception, qui devient plus ouverte à l’altérité (Devette 2019).

Weil propose diverses modifications nécessaires au monde du travail afin de favoriser l’attention. Elle mentionne notamment l’importance de privilégier des modes d’organisation où les patrons donneraient le moins d’ordre possible. Ce n’est pas que Weil refuse toute forme d’autorité, mais au-delà d’un certain stade, le travailleur est en état d’insécurité constante, dans l’attente craintive du prochain commandement à venir. La hiérarchie doit être réduite au minimum, tout comme les usines doivent être de petite taille afin d’éviter les bruits incessants et de favoriser des espaces de silence et de repos. Il faut susciter chez les travailleurs le sentiment d’être chez eux à l’usine, de manière qu’ils puissent s’approprier les fruits du travail et en saisir les intermédiaires (Weil 2014 : 141). Ces éléments contribuent à apaiser le sentiment de précarité de façon à rendre l’exercice de l’attention plus facile. La communauté politique idéale se crée donc autour d’un rapport harmonieux au travail, ce dernier étant une voie qui permet de cultiver la perception, l’interaction et l’accueil d’une personne différente de soi. Ainsi, l’amélioration des qualités au travail a des effets sur la capacité à porter attention aux enjeux inhérents à la vie sociale et politique.

Les fondements d’une civilisation basée sur les promesses d’un travail émancipateur, car cultivant la capacité individuelle d’attention, dépassent le monde du travail. À la fin de sa vie, Weil écrit L’Enracinement ou Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, livre qui a longuement résonné dans les luttes du MST. En effet, Caldart (2004) cite Weil :

L’être humain a une racine pour sa participation réelle, active et naturelle dans l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments du futur. Participation naturelle, c’est-à-dire qui vient automatiquement du lieu, de la naissance, de la profession, de l’environnement.

Caldart 2004 : 97, ma traduction

L’enracinement appliqué au MST est également repris par un autre important militant du Mouvement, Alfredo Bosi (1997), pour qui le concept renvoie à l’idée de création de culture, d’appartenance sociale à une collectivité identifiée par des pratiques communes et une manière d’être au monde. Pour les deux penseurs et militants, l’enracinement est à la base du projet pédagogique du MST :

[D]ire que le MST enracine les sans-terre signifie affirmer qu’il permet à ces personnes d’accéder aux conditions leur permettant de se lier de nouveau à un passé et à une possibilité de futur, afin de se développer comme des êtres moraux, intellectuels, spirituels et, pourrions-nous ajouter, culturels.

Ibid. : 99, ma traduction

Weil s’affaire à penser et à poser les conditions d’existence de milieux inspirant les conduites humaines vers le bien. Pour cela, il faut repenser « les formes de vie » de manière à permettre l’enracinement, le besoin « le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » (Weil 2014 : 113). Chaque personne est liée par différentes racines à des milieux sociaux auxquels elle participe et dont elle reçoit des stimulants pour ses propres actions. La racine révèle donc la relation d’échange qui lie l’humain et la collectivité. Chacun doit avoir une diversité de racines, soit des interactions dans différents milieux, de façon à être nourri par de multiples influences complémentaires favorisant la circulation d’idées et d’échanges. Ces échanges ne doivent pas, cependant, homogénéiser les différences, au risque de perdre la richesse unique des milieux et des relations sociales qui leur est associée. Or, il y a des facteurs qui contaminent les milieux et qui contribuent à déraciner les personnes : les racines sont asséchées, elles ne nourrissent plus l’individu. Ainsi, la condition ouvrière est déracinée par « le salaire aux pièces [qui] oblige chaque ouvrier à avoir l’attention toujours fixée sur le compte des sous » (ibid. : 114). La conquête militaire et les déportations constituent toujours des formes de déracinement où les vaincus se retrouvent étrangers sur leurs propres terres. De même que l’éducation, centrée sur l’histoire des vainqueurs et sur la compétition des examens, est fondée sur une vision sclérosée du social qui contribue au déracinement :

[O]n arrache les petits Polynésiens à leur passé en les forçant à répéter « Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds. » […] Les examens exercent sur la jeunesse des écoles le même pouvoir d’obsession que les sous sur les ouvriers qui travaillent aux pièces. Un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que, s’il est paysan, c’est parce qu’il n’était pas assez intelligent pour devenir instituteur.

Ibid. : 116

L’enracinement, ouvrier comme paysan, implique dès lors de proposer des satisfactions morales dans le cadre du travail afin que celui-ci ait un sens, à la fois pour l’individu et la collectivité. Les paysans, note Weil, ont besoin de s’enraciner dans le travail de la terre, notamment par l’intermédiaire de la petite propriété, qui est aussi une manière de contrer la grande propriété terrienne. En ce sens, l’enracinement « chez les paysans […] a d’abord la forme de la soif de propriété. C’est vraiment une soif chez eux, et soif saine et naturelle » (ibid. : 149). Weil ajoute qu’il faudrait penser l’éducation des jeunes paysans comme un « contact complet » entre la culture et l’expérience concrète (ibid. : 155). À l’instar de Dewey, qui conçoit l’éducation comme l’accoucheuse de la démocratie, le rôle de l’école est de favoriser l’accord entre la pensée et le geste afin d’insuffler une dignité au futur travailleur et de contrer le déracinement qui fait « du travailleur une chose à compartiments qui tantôt travaille et tantôt pense » (ibid. : 160). L’école est le premier milieu permettant de cultiver un rapport enraciné au monde, encourageant la capacité individuelle d’attention de manière que l’égalité dans la différence apparaisse dans toute sa radicalité. Ainsi, pour Simone Weil,

si les étudiants, les jeunes paysans, les jeunes ouvriers se représentaient d’une manière tout à fait précise […] les différentes fonctions sociales comme constituant des préparations également efficaces pour l’apparition dans l’âme d’une même faculté transcendante [d’attention], qui a seule une valeur, l’égalité deviendrait une chose concrète.

Weil 2008 : 428

En tant que « travailleurs de la terre » dans un pays où les effarantes concentrations de terres s’appuient sur les structures de l’ancien régime colonial, les sans-terre ont été dépossédés et déracinés des conditions matérielles leur permettant non seulement d’exercer leur travail, mais de se sentir pleinement humains. En ce sens, la lutte des sans-terre est une lutte pour l’enracinement, « en occupant des terres qui leur rendraient une bonne partie de leurs racines » (Caldart 2004 : 99). Mais, poursuit Caldart, la forme principale que prend cet enracinement est celle de redonner aux sans-terre une « collectivité » dans laquelle les paysans sont également des « lutteurs sociaux », c’est-à-dire des sujets engagés dans la transformation de leur condition sociale. Et cette lutte passe par l’éducation à la démocratie par le travail.

3. La pédagogie de la campagne à l’oeuvre à l’école Nova Sociedade

Voyons maintenant comment cette pédagogie est appliquée sur le terrain. En 2013 et 2014, Dan Furukawa Marques a effectué plusieurs visites à l’école secondaire Nova Sociedade (Nouvelle Société). Cette école est située dans une communauté du MST issue de la réforme agraire, l’Assentamento Itapuí, à vingt minutes d’autobus scolaire de la municipalité Nova Santa Rita, elle-même située à 40 km à l’est de Porto Alegre, dans l’État du Rio Grande do Sul. Elizabeth Witcel, la directrice, raconte que l’école a été fondée en 1993 par des sans-terre du MST et est fréquentée par 460 étudiants des niveaux médio et fundamental (de 9 à 17 ans), comptant également 26 à 27 enseignants, incluant la direction de l’école composée de 5 employés, et environ 3 autres employés assignés à d’autres tâches. L’école possède une salle informatique, mais sans Internet, et une bibliothèque avec quelques milliers de volumes, mais sans personne pour s’en occuper en permanence[8]. L’établissement est doté d’une quarantaine de salles de classe, d’une cour intérieure, d’un terrain de football, d’un gymnase semi-couvert, ainsi que d’un potager agroécologique. Nova Sociedade applique la « pédagogie de la campagne », qui « motive les jeunes à entrer dans la lutte et les conscientise sur les enjeux et la réalité de la campagne. On enseigne la lutte du Mouvement. […] On leur enseigne leur réalité » (conversation informelle avec Elizabeth Witcel, 13 juin 2013, traduite du portugais).

Dès que nous mettons les pieds dans les espaces de Nova Sociedade, nous sommes frappés par le souci esthétique inspiré des luttes politiques. L’école est décorée aux symboles du MST : drapeaux, affiches, campagnes politiques, photos de Sebastião Salgado, portrait de Paulo Freire, de Che Guevara, etc. Le bureau de la directrice s’appelle d’ailleurs « Bureau Che Guevara », tandis que la bibliothèque a été nommée « Biblioteca Paulo Freire ». On retrouve également des travaux artistiques politisés faits par les élèves, comme une grande peinture couvrant tout le mur de l’entrée de l’école et illustrant des sans-terre du MST. Mais la pédagogie de la campagne se laisse appréhender d’abord et avant tout dans les activités pédagogiques et la gestion de l’école. Par exemple, elle met l’accent sur l’encouragement explicite aux élèves de « participer à la lutte par leur propre expérience politique » (conversation informelle avec Elizabeth Witcel, 13 juin 2013, traduite du portugais). En avril 2013, les élèves de 14 à 17 ans ont manifesté aux côtés de leurs enseignants devant le Secrétariat étatique d’éducation, dans la capitale de l’État, Porto Alegre. Pour la plupart, cette manifestation était leur deuxième action politique à vie. Cette action, organisée par l’école, avait pour objectif de faire pression sur le gouvernement pour revendiquer un investissement de 5 millions de réaux destinés à rénover des infrastructures délabrées. L’importance d’une telle action s’exprime dans les mots de l’enseignant de mathématiques, Cristianderson Lubini Berner :

Ils apprennent à faire des liens entre les problèmes de l’École et ce qui se passe à l’extérieur, au niveau de l’État. Les égouts qui ont explosé, la cour délabrée, ils voient que ce n’est pas la faute à Bete [Elisabeth Witcel] ni à personne ici. Ce type de raisonnement critique qu’ils apprennent à développer ici est ce qu’on espère qu’ils garderont pour le reste de leur vie.

Conversation informelle avec Cristianderson Lubini Berner, 13 juin 2013, traduite du portugais

Toujours suivant la pédagogie de la campagne, l’école Nova Sociedade a développé une structure organisationnelle basée sur l’autogouvernement des élèves et des enseignants. Il y a une « coordination démocratique » à tous les niveaux de l’école. Chaque classe est organisée en deux noyaux collectifs (núcleos) avec deux coordonnateurs par noyau, de préférence une fille et un garçon. Bien que l’école possède un organigramme hiérarchique, en pratique, les décisions administratives et pédagogiques sont prises de manière collégiale par une assemblée de professeurs, d’administrateurs et d’élèves.

En 2012, Débora Hörlle D’Avila, professeure de géographie et membre de la direction, raconte une expérience décidée collectivement par la direction conjointe des enseignants et des élèves : mener une « enquête socioanthropologique » avec les élèves et leurs « communautés ». Cette recherche consistait à sélectionner 5 à 6 étudiants de dernière année du secondaire pour les envoyer dans les villages d’où sont issus la plupart des élèves. Ils devaient rencontrer les familles, leur poser des questions, et les faire répondre à un questionnaire dans le but à la fois « d’entrer dans leur maison, de voir le quotidien des familles, comment elles vivent » et de tracer un portrait démographique et d’opinions des parents de Nova Sociedade (conversation informelle avec Débora Hörlle D’Avila, 7 juin 2014, traduite du portugais).

Une partie de la recherche comportait une visite à une coopérative de production agricole du MST, COOPAN, d’où sont issus plusieurs élèves de Nova Sociedade, afin de réaliser des entrevues dans le but d’apprendre comment les familles vivaient et travaillaient au même endroit et en quoi consistait une coopérative de « travail collectif » (Furukawa Marques 2021). Les élèves participaient à de petites activités de travail avec les membres de la coopérative, comme le labourage des champs de riz, et apprenaient comment les paysans géraient collectivement leur travail, sans le contrôle d’un patron, avec un poids égal dans leur prise de décision quant à l’orientation de la coopérative. Les élèves ont également compris, en prenant part aux travaux de la coopérative, que celle-ci adoptait un modèle de production agroécologique, reconnu non seulement comme l’un des plus durables en termes environnementaux, mais aussi pour reconnecter les travailleurs ruraux à la nature. Plus qu’un mode d’organisation démocratique, c’est une manière d’être en société et une relation au monde qui demande de l’habitude et de la durée que met de l’avant la coopérative, ce qui la rapproche de la démocratie comme forme de mode de vie proposée par Dewey. Selon la direction de Nova Sociedade, la visite de COOPAN était tout à fait centrale à l’activité d’enquête socioanthropologique, car l’un des objectifs était aussi de faire vivre aux élèves l’expérience d’une agriculture paysanne durable, de l’autogestion, et du travail collectif.

Cet intérêt pour l’agroécologie se reflète également dans le curriculum. Les élèves de tous âges ont des cours de jardinage en employant cette méthode, qui consiste à mobiliser des techniques naturelles et traditionnelles pour faire de l’agriculture, en respectant la composition des écosystèmes locaux. Au lieu d’employer des intrants chimiques, c’est le berceau naturel des organismes qui équilibrent l’environnement et protègent les cultures. L’idée centrale est de recréer un écosystème où toute la matière est réutilisée[9]. Ainsi, les élèves apprennent, par le travail manuel et le contact avec la terre, des concepts comme les saisons et la temporalité, le respect de la nature, la provenance des aliments et les cycles de vie. L’éducation à l’attention que rend possible ce type de travail et l’enracinement que développent les élèves avec leur milieu se rapprochent ainsi de l’idéal du travail weilien.

La pédagogie appliquée à l’école Nova Sociedade rappelle à juste titre le concept d’expérience tel qu’élaboré par Dewey. Le rapport à l’éducation cultivé dans cette école s’efforce d’établir des connexions et des interactions entre les élèves, leurs milieux et l’objet de l’apprentissage. Cette façon de vivre de manière incarnée l’expérience de l’éducation favorise la conscientisation de l’individu face à son milieu et aux effets de ses actions sur celui-ci. Par la pédagogie, le MST en général et Nova Sociedade en particulier veillent à instaurer les conditions de possibilité d’un épanouissement individuel qui s’articule et se déploie au travers de l’engagement pour une société plus juste.

Conclusion

Les écoles du MST qui appliquent la pédagogie de la campagne ont au coeur de leur mission et de leur pratique le fait de faire vivre des expériences de travail collectif aux élèves afin qu’ils acquièrent des habitudes d’actions démocratiques, en cultivant leur capacité d’attention à autrui, au monde, à eux-mêmes et à leur activité. Les pensées de l’éducation des sans-terre sont indirectement, mais largement tributaires des réflexions de Dewey et Weil sur l’articulation entre travail, éducation et démocratie. En explorant les généalogies de pensées qui contribuèrent à l’avènement de ces expériences pratiques, nous avons pu relever les liens intrinsèques qui unissent la vision de l’éducation à celle du travail et, plus globalement, à la qualité quotidienne du lien démocratique.

La théorie de la démocratie de Dewey découle d’un raisonnement où la société et les individus évoluent dans le temps à travers la rencontre et la résolution de problèmes. Selon Daniel Cefaï, la démocratie chez Dewey est composée de

milieux d’expériences collectives dans lesquels des personnes, éprouvant concrètement des entraves à agir, des dénis de liberté, des déficits d’égalité, des personnes qui ont le sentiment qu’un tort, un dommage ou une injustice a été commis […] sont capables de faire un usage (plus ou moins) collectif et public de leur intelligence, pour critiquer ces situations qui leur sont problématiques.

Cefaï 2019 : 37-38, en italique dans l’original

Ces milieux comprennent, de façon tout à fait centrale, les organisations de l’éducation et du travail, lesquelles constituent deux manières d’acquérir et de mettre à profit des qualités démocratiques, notamment celle de l’attention. En ce sens, l’apprentissage de l’attention au sens weilien du terme et la capacité de l’orienter par soi-même est une condition essentielle de la vie, et cette capacité s’apprend notamment dans le travail, en tant que rapport concret à ce qui est extérieur à nous. C’est pour cette raison que « le pire attentat [est] l’attentat contre l’attention des travailleurs » (Weil 1951 : 225), car il brime la capacité de percevoir la réalité et d’y agir pleinement. L’importance politique du travail repose sur le fait que, déployé dans de bonnes conditions matérielles et en respectant la dignité de chacun, le travail peut favoriser l’attention à la réalité, la « perception juste », incluant la perception de ce qui est marginalisé, invisibilisé ou jugé banal et quotidien. Pour cultiver ce regard sur le monde, il faut encourager la création de milieux humains chaleureux et coopératifs. Car la personne évoluant dans un milieu sécurisant est plus à même de porter son attention sur une autre que sur elle-même, alors que la peur, le mépris ou encore la compétition gonflent le besoin de se tourner vers soi afin de tenter, bon gré mal gré, de se préserver des dangers. C’est exactement le coeur de l’expérience pédagogique observée sur le terrain. Les écoles du MST tendent à favoriser un sentiment de sécurité afin de maintenir une interaction équilibrée, vivifiante et engagée entre l’individu et le collectif.

Ainsi, la pédagogie de la campagne peut se résumer par l’autogouvernement des écoles par leurs membres, en appliquant des méthodes qui rejettent la division entre travail manuel et intellectuel et en mobilisant l’expérience vécue ainsi que le dialogue dans l’apprentissage. Cette praxis éducative, loin de se restreindre à une vision utilitaire de la pédagogie, ouvre vers des perspectives émancipatrices radicales pour refonder le rapport au travail comme à la démocratie. Les sociétés occidentales pourraient largement apprendre de cette vision de l’éducation afin de tendre vers une décompartimentation du lien social, c’est-à-dire une vision plus anthropologique de ce qu’est l’être humain dans toutes les dimensions de son existence.