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Ce texte peut être considéré comme un retour sur enquête (Molina 2017). Il examine sous un nouveau jour, et avec un certain recul, des matériaux ethnographiques recueillis dans la Montagne du Guerrero, au Mexique, au début des années 2000. Ce retour est motivé par l’observation d’une dynamique de consolidation de l’identité me’phaa dans la région au fil des dernières décennies. En particulier, nous nous intéresserons ici à la manière dont le caractère spécifique de la culture me’phaa, telle que mise en récit dans ce processus, se trouve liée à des représentations entourant le travail gratuit. Ce dernier se décline sous deux formes principales, soit une forme de travail échangé entre personnes et maisonnées unies par des rapports de réciprocité, le naguma xtaja, et une forme de travail réalisé pour le bien-être et le développement de la communauté dans son ensemble, le maguma nixí (Carrasco Zúñiga et Olvera Rosas 2015 : 80). Dans les ethnographies mésoaméricanistes, ces catégories sont plus généralement connues sous les termes espagnols de « mano vuelta », référant à l’échange de journées de travail entre maisonnées. Pour les travaux réalisés au service de la communauté, on parlera de « faena » lorsqu’il s’agit de corvées ponctuelles et de « tequio » ou de « servicio » pour désigner des mandats plus formels. Ces pratiques sont bien documentées dans les ethnographies portant sur les régions de la Costa Chica et de la Montaña de l’État du Guerrero (Oettinger 1980 ; Dehouve 1989, par exemple).

Dans le présent article, nous nous attarderons au maguma nixí, en portant une attention particulière aux formes de ce travail qui sont fournies dans le cadre d’engagements pris par des personnes au sein du système de charges civiles et religieuses de leur communauté. Il est difficile de surestimer l’importance qu’ont accordée les anthropologues à ces dernières prestations. Dans une synthèse consacrée à la question, Frank Cancian (1967 : 283) voyait les organisations civiles et religieuses comme le coeur de la structure sociale des communautés mésoaméricaines. La vitalité de ces organisations et leur rôle dans la reproduction des identités autochtones ont souvent été liés à la volonté de leur consentir du travail gratuit, si ce n’est à leur capacité d’exiger un tel service dans les communautés plus traditionnelles (Cámara 1952).

L’intérêt de revenir sur la question du travail gratuit dans les communautés me’phaa découle de la manière particulière dont ce dernier a été réapproprié et resignifié par les Me’phaa comme index de leur différence culturelle au fil des dernières décennies. Le passage de la compréhension des prestations de travail gratuit comme mode de participation à des réseaux de réciprocité familiaux, communautaires ou même régionaux (Hébert 2004) à une compréhension de ces prestations comme icône de la culture me’phaa mérite qu’on s’y attarde. Cette transformation peut être comprise comme un changement dans la manière dont la réflexivité intervient dans la mise en récit du travail. Comme nous le verrons, il n’est pas nouveau que la ritualité entourant les prestations de travail gratuit ait une dimension fortement réflexive. Les Me’phaa ont un cadre de compréhension du travail assez explicite de manière générale et fréquemment mobilisé, tant dans la vie quotidienne que dans les moments forts de la vie publique. Les discours qui accompagnent, par exemple, l’entrée en fonction d’une personne assumant une charge civile ou religieuse mettent bien en évidence les raisons pour lesquelles il est souhaitable de prendre des responsabilités et d’offrir du travail « par amour » (Hébert 2000 : 139). Ce peut être explicitement pour honorer les saints protecteurs de la communauté, pour se montrer dignes des ánimas fundadoras (esprits des fondateurs de la communauté) en se voyant perpétuer leur oeuvre et leurs sacrifices, ou encore pour rendre la réciproque à des communautés amies et entretenir des réseaux valorisés. Souvent, ces trois raisons sont invoquées de concert et l’orateur (et plus rarement l’oratrice) se voit comme responsable de préserver les liens sociaux avec ces entités (Vega Sosa 1990). Dans tous les cas, nous observons un certain type de réflexivité dans l’action. Cette dernière est particulièrement visible dans les discours qui amorcent et qui closent une action. Une personne assumant une charge importante sera, par exemple, invitée à accepter sa charge devant l’assemblée communautaire et à décrire pourquoi et comment elle a pris la décision de s’investir dans cette tâche. Le rappel du travail acharné des ancêtres qui ont contribué à bâtir la communauté, ou la mention des prières qui ont été faites pour inspirer le choix d’accepter une charge sont des thèmes importants de ces discours d’acceptation. Une fois la tâche réalisée, la personne l’ayant assumée revient devant la communauté et réitère ses motivations en assurant, par exemple, qu’elle n’a pas effectué ce travail pour son prestige personnel ou pour les « quelques bières » qu’on lui offre en cours de route, mais par dévouement pour les saints, les ancêtres et la communauté, enjoignant aux personnes qui lui succèderont de faire de même. Ce ne sont là que quelques illustrations, mais qui indiquent clairement l’importance de longue date de garder en surface et explicites les raisons qui devraient motiver et guider les prestations de travail gratuit dans les communautés me’phaa.

À mesure que le travail gratuit prend une valeur iconique de ce que signifie être Me’phaa, une couche de sens — et de réflexivité d’un autre ordre — vient s’ajouter à ce complexe. Le travail gratuit devient une manière de performer une identité me’phaa commune, d’établir un lien social avec des entités visibles et invisibles spécifiques, mais de manière à se lier à la culture me’phaa dans son ensemble et au groupe ethnique considéré comme un tout. En comparant des matériaux illustrant ces deux formes de réflexivité, lesquels ont été recueillis à des époques différentes, il est possible de soutenir que l’attribution d’une valeur iconique au travail gratuit en tant que service et sacrifice, certes, mais aussi en tant que performant d’emblée l’identité me’phaa, participe à une forme de futurisme autochtone (Dillon 2012). Cette réflexion s’inscrit dans la foulée de deux vagues de discussions à propos des « alternatives autochtones » aux conceptions hégémoniques de l’économie et du développement dans les Amériques. La première est celle qui a mis à l’avant-plan les buen vivir autochtones comme principes de possibilités politiques (Cuvi 2013 ; Gudynas 2014 ; Mejia 2015). La seconde est celle qui s’interroge sur la production sociale de ces mondes souhaitables et « autres » à travers la pratique et dans une perspective non essentialiste (Nadasdy 2021 ; Baudemann 2021). Comme nous le constatons chez les Me’phaa aujourd’hui, cette action sur le futur implique à la fois la mobilisation de normes anciennes liées au travail pour la communauté et l’invention de nouvelles. Les pages qui suivent exploreront la manière dont cette production de mondes en devenir (Hébert 2016) peut être vue comme étant simultanément animée par des processus de résurgence (Simpson 2018) et d’émergence (Salazar et al. 2017) qui se nourrissent l’un l’autre. Ces dynamiques de l’imaginaire social semblent au coeur des futurismes autochtones de manière générale par le fait que ces derniers sont ancrés dans un « hyperprésent » où le passé, le présent et le futur s’y pensent ensemble, dans une perspective qui se présente et se comprend comme autochtone (Newman Fricke 2019).

Nous verrons la manière dont la mise en récit et la performance du travail gratuit peuvent être des vecteurs concrets d’une telle imagination du futur chez les Me’phaa aujourd’hui. En cela, nous nous éloignons de plusieurs interprétations classiques du système de charges civiles et religieuses comme facteurs de reproduction de la communauté autochtone mésoaméricaine. La question n’est plus tant de savoir si ces prestations persistent ou déclinent sous l’impact du capitalisme ou de l’acculturation (Adams 1957). Elle n’est pas non plus de savoir si la participation à cette sphère d’activités renforce ou aplanit les hiérarchies communautaires (Wolf 1957). Il semble même que des cadres d’analyse plus récents, cherchant à trouver dans le travail gratuit traditionnel une matrice pour penser l’action collective autochtone de manière plus générale (Hébert 2003), tournent un peu court en insistant d’abord sur l’extension de leur logique à des sphères et des échelles sociologiques nouvelles. Ce que nous voyons en pays me’phaa, en particulier depuis une décennie, est plutôt une ré-imagination en profondeur du travail gratuit et du sens de sa performance, qui devient celle d’une identité ethnique.

L’examen des articulations entre les diverses normativités qui interviennent dans la production de conceptions et de pratiques du travail gratuit aujourd’hui revendiquées comme marqueurs identitaires me’phaa permet d’esquisser les réseaux de sens complexes qui se déploient autour de ce type de service. Ceci est une manière de penser les futurismes non pas comme des ensembles « idéologiques » clairs, mais plutôt comme des systèmes de relations complexes à partir desquels le futur souhaitable est constamment pensé et repensé. Dans cette perspective, la manière de représenter et de vivre le travail gratuit devient un nexus de relations entre diverses conceptions du travail qui ont circulé dans et autour des communautés autochtones depuis plus de 500 ans. Nous n’aurons pas ici l’espace pour approfondir la description de tous les brins qui se rejoignent dans cet écheveau. Vega Sosa (1990) a documenté certaines continuités avec la période précolombienne. Notons aussi d’emblée qu’il n’est pas surprenant d’y retrouver également les traces de diverses conceptions de l’émancipation autochtone qui ont été influentes dans l’histoire coloniale mésoaméricaine. L’idée d’un « travail qui rend libre » (Delâge et Warren 2017) est un trope qui appartient tant aux systèmes coloniaux des Amériques qu’aux mouvements qui les ont contestés. La question, bien entendu, est de savoir ce qui constitue ou non du travail désaliéné, du travail effectué « par amour » comme le répètent souvent les personnes me’phaa qui commentent les tâches qu’elles réalisent pour leur communauté ou pour une organisation civile ou religieuse. L’humanisme chrétien, dès sa dénonciation des « vexations » vécues par les Autochtones dans les encomiendas de la première moitié du XVIe siècle, proposera (ou imposera) des modèles d’organisation inspirés de l’utopie de Thomas More, où l’idée d’un travail gratuit offert au service du bien-être communautaire occupera une place centrale (Green 2004 ; Berquist Soule 2014). Cet héritage traverse l’histoire latino-américaine.

Un autre brin de cet écheveau, lui-même de composition complexe, est l’influence de certaines mouvances socialistes et anarchistes à partir du XIXe siècle, qui ont vu les prestations de travail gratuit dans les communautés autochtones mésoaméricaines comme des expressions plus ou moins directes de leur propre idéal qui aurait voulu que le travail soit animé par un « zèle plaisant et utile pour la communauté » (Hyndman 1921 : 399).

Notons aussi le rôle des discours anthropologiques eux-mêmes dans les perceptions du travail gratuit. La grande place occupée par ce dernier dans les ethnographies classiques semble avoir contribué à poser les prestations de travail gratuit en indicateurs du degré d’autochtonie (ou inversement d’acculturation) des communautés mésoaméricaines. Nous pourrions parler ici de la co-construction d’un imaginaire du travail gratuit dans la rencontre entre les attentes des ethnographes et les performances de leurs interlocutrices et interlocuteurs agissant comme « ambassadeurs et créateurs de leur propre culture » (González Varela et Pérez Flores 2016 : 169). La mention de ces articulations nous permet de mettre en lumière les réseaux de sens complexes qui se déploient autour du travail gratuit ; elle nous permet également de penser les futurismes comme émergeant eux-mêmes de ces systèmes de relations complexes.

Travail gratuit, travail obligatoire, identité ethnique

À une certaine époque, un des thèmes de prédilection des anthropologues se réclamant du matérialisme historique fut de critiquer la perception culturaliste voulant que les communautés autochtones mésoaméricaines soient des enclaves de persistance de pratiques, de croyances et de manières d’être précoloniales. Eric Wolf, par exemple, écrivait que :

Ces repúblicas de indios, comme les Espagnols les appelaient, ont souvent été abordées par les anthropologues comme si elles étaient des survivances préhispaniques, intouchées par trois siècles de domination castillane. Pourtant, c’est la bureaucratie coloniale qui leur donna forme en en faisant des composantes intégrales de l’État hispanique et de son système économique. La Couronne poursuivait un double objectif en instaurant ces unités d’organisation : briser la structure de pouvoir qui existait avant la Conquête, et assurer la séparation, ainsi que la fragmentation, des nouvelles juridictions.

Wolf 1982 : 145, ma traduction

Cette caractérisation des communautés comme dispositifs coloniaux était largement partagée dans les analyses des années 1970 et 1980 (voir Herbert 1972 : 226 ; Deverre 1980 ; Guerra 1985). Mais comme l’écrit Beaucage, ces analyses, qui voyaient le système de charges civiles et religieuses comme n’ayant « pour fonction que de reproduire la subordination des autochtones » (2001 : 9) ont montré leurs limites à mesure que « l’affirmation ethnique » devint une manière de répondre tant aux crises économiques que politiques de la Costa Montaña du Guerrero au début des années 1990 (Beaucage 2001 : 16). Chez les Me’phaa, cette résurgence de l’identité autochtone et le développement d’un discours posant l’ethnie comme unité signifiante peuvent être datés encore plus précisément. Comme le note Sergio Sarmiento-Silva :

La première rencontre de l’ethnie me’phaa se tint en 1991, dans le cadre des activités liées au [mouvement] Cinq Cent Ans de Rencontre entre Deux Mondes (Quinientos Años del Encuentro de Dos Mundos). L’année suivante eut lieu une deuxième rencontre. Les deux se tinrent dans la communauté de Zapotitlán Tablas, et impliquèrent la participation des autorités du municipe, des communautés (comisariales) traditionnelles et des professeurs bilingues des municipes actuels d’Acatepec, Malinaltepec, Tlacoapa et Zapotitlán Tablas.

Sarmiento-Silva 2001 : 12, ma traduction

Ces rencontres amorcèrent un processus politique important par lequel on tenta de surmonter d’âpres rivalités intercommunautaires, parfois centenaires, pour faire front commun face à un grave problème de criminalité et aux défis de mise en marché de la production locale de café après que l’Institut mexicain du café (Inmecafé) ait cessé ses activités d’acheteur principal des récoltes dans la région en 1989 et ait laissé les familles productrices aux mains d’accapareurs privés. Il a déjà été noté que ce processus s’est opéré selon les lignes de force de réseaux de réciprocité préexistants et qu’il a étendu la logique du service et du travail gratuit à de nouvelles sphères d’activité, telles que la participation dans des coopératives de production ou dans la police communautaire autochtone créée en 1992 (Hébert 2003, 2004). Mais cette extension de la sphère du travail gratuit n’est pas, à strictement parler, un processus circonscrit par les limites de l’identité me’phaa. Les organisations qui en ont émergé regroupent aussi un certain nombre de communautés ñuu sávi (mixtèques) du Guerrero, historiquement intégrées à ces réseaux de réciprocité intercommunautaires. Le processus de consolidation ethnique auquel fait référence Sarmiento-Silva, dans lequel les enseignantes et enseignants bilingues me’phaa ont joué un rôle central, est parallèle et complémentaire à ces efforts d’organisation. Il relève d’un travail sur la langue et sur l’identité me’phaa elles-mêmes. Comme le note Sarmiento-Silva, ce processus a débuté avec l’affirmation de l’ethnonyme « me’phaa » lui-même, qui en est venu à remplacer celui de « tlapanèques » utilisé jusque-là en espagnol et dans les écrits anthropologiques (par exemple Olmsted 1969). Il a impliqué un travail de standardisation de l’écriture et d’établissement de concordances entre les neuf variantes connues de cette langue.

D’une manière plus directement pertinente au présent propos, ce processus de consolidation de l’identité ethnique commune a aussi impliqué la production de matériel pédagogique mettant de l’avant un certain nombre de traits de la culture me’phaa. Les premiers efforts furent concentrés sur la transposition de la langue et des récits me’phaa à l’écrit (López Mateos et Rello Espinosa 1992 ; Martínez et al. 1994 ; Martínez Moran et al. 1995 ; Mondragón et al. 1995). La comparaison de ces documents avec un portrait produit une décennie plus tôt illustre la transformation qui s’opère dans les années 1990. Dans un texte monographique produit en vue de l’obtention du diplôme d’enseignant au niveau primaire, Fulgencio Isidro Lucas offre, en 1983, ce qui pourrait bien être l’une des premières descriptions d’une communauté me’phaa faite par un membre de ce groupe. Le liant social mis en évidence par cet auteur n’est pas une langue ou une culture qui unifierait l’ensemble du groupe ethnique, mais plutôt des liens privilégiés avec certaines communautés de la région. Il note la manière dont sa communauté est « intimement » liée à ses voisines par le commerce du maïs, de l’hibiscus ou de briques d’argile pour la construction des bâtiments (Lucas 1983 : 6). Sans parler explicitement du travail gratuit, il décrit aussi une gamme impressionnante d’activités qui l’impliquent. À l’intérieur de la communauté, il est question de l’organisation des fêtes religieuses, de l’entretien des installations scolaires, des troupes de danse, de l’organisation de tournois sportifs. À l’extérieur de la communauté, il est question de la participation commune à l’entretien des routes régionales et de la participation aux fêtes principales de trois autres communautés qui sont des alliées particulièrement proches (mais pas nécessairement voisines…) de la sienne (Lucas 1983 : 7). En d’autres termes, il est question ici de plusieurs activités qui impliquent du travail gratuit, mais sans que ce travail lui-même soit réflexivement posé comme une caractéristique culturelle et ethnique. Il est plutôt ce qui lie le groupe d’appartenance communautaire à ses alliés me’phaa et autres.

L’accent mis sur la diversité des tâches accomplies par le travail gratuit plutôt que sur le fait du travail gratuit lui-même participait, à une certaine époque, à la production de représentations fragmentées de ces prestations. En fait, il a été possible d’observer sur le terrain que même une décennie après que le processus de consolidation identitaire régionale se soit amorcé, l’utilisation du travail gratuit pour produire un « nous » régional avait des caractéristiques bien particulières. Au lieu de subsumer les communautés me’phaa dans une totalité dont le travail gratuit aurait été un marqueur identitaire et ethnique susceptible d’être invoqué comme principe de solidarité, nous pouvions plutôt observer une multiplication des identités et des appartenances. La logique était que plus la société me’phaa était segmentée en groupes distincts, plus il serait possible de solliciter du travail gratuit à chacun de ces groupes. Du point de vue d’organisateurs régionaux, par exemple, il n’était pas avantageux de solliciter la contribution d’une communauté dans son ensemble à l’organisation d’un événement. En effet, les communautés sont souvent divisées selon des lignes d’appartenances religieuses, de factionnalisme familial ou d’affiliations différentes à des partis politiques. Obtenir un consensus pour qu’une communauté me’phaa fournisse du travail en vue de l’organisation d’une manifestation politique, par exemple, est une tâche ardue. Par ailleurs, même si la communauté s’entend pour participer, elle dépêchera vraisemblablement un nombre limité de personnes volontaires, ayant l’impression d’avoir fait sa part. Mais, soutenaient certaines personnes impliquées dans l’organisation de ces mobilisations régionales, si on opte pour cibler plus finement les appels au travail gratuit, les chances d’une plus grande mobilisation sont augmentées. Ainsi, on optait plutôt pour interpeller les personnes en tant que productrices de café, ou de participantes à telle confrérie religieuse, ou en tant que femmes et ainsi de suite, même si une seule personne pouvait appartenir à toutes ces catégories simultanément et que dans certains cas, les membres de regroupements différents coïncidaient parfaitement. Par exemple, les personnes occupant des charges au sein d’une confrérie avaient décidé de s’organiser aussi en une coopérative de producteurs de bananes. En sollicitant à la fois la confrérie et la coopérative, les organisateurs régionaux s’attendaient à ce que des prestations en travail gratuit, comme préparer les repas lors d’un rassemblement régional, viennent de chacune des organisations individuelles. Chaque groupe était ainsi amené à s’organiser de manière relativement indépendante, « même si la lutte est commune », dit un organisateur régional.

Dans les deux portraits ci-dessus, tant dans le « diagnostic » communautaire de 1983 que dans le fonctionnement d’une organisation régionale au tournant des années 2000, le travail gratuit est bien visible. Les gens sont conscients de s’y engager et sont conscients de le solliciter. En revanche, même s’il sert des fins communes, il ne semble pas avoir été mobilisé comme un marqueur identitaire me’phaa.

Dans des documents plus récents, la représentation du travail gratuit est différente. Un guide pédagogique publié en 2015, en particulier, viendra le mettre à l’avant-plan en tant que dimension du patrimoine immatériel, un patrimoine qui est posé comme une source de continuité dans l’expérience culturelle me’phaa au fil du temps. Les auteurs poursuivent :

[…] la culture et la langue, toujours dynamiques, définissent la conscience d’une communauté, balisent sa conception du monde et réaffirment son identité en réponse aux pressions externes exercées par d’autres groupes. C’est à partir de ces savoirs que se forment tous et chacun des membres de cette culture, à partir d’eux que la personne est éduquée de manière à garantir sa participation active tant dans sa famille, que dans sa communauté et dans la société en général.

Carrasco Zúñiga et Olvera Rosas 2015 : 21, ma traduction

Plus spécifiquement, chez les Me’phaa, cette transmission passerait par le travail au service de la collectivité :

Dans ce processus formatif, le sens du travail est de donner de la dignité à l’être humain et n’est jamais considéré comme un châtiment. Une personne sait travailler pour le bien commun, participer activement à la vie de la communauté et être acceptée sans problème. C’est la seule manière dont il lui est possible de s’intégrer au système de charges, qui implique la réalisation de tâches spécifiques qui, une fois qu’on s’en est acquitté au bénéfice de la communauté, élèvent la personne et lui donnent du prestige social.

Ibid., ma traduction

Ce document, et le rôle qu’il joue aujourd’hui dans l’éducation me’phaa, est important dans la mesure où il est le vecteur d’une réflexivité particulière face au travail gratuit. En liant ce dernier à un patrimoine immatériel traversant les époques et en faisant un pilier de la transmission culturelle me’phaa, il contribue non seulement à donner une existence sociale à ce groupe ethnique, mais aussi à définir le domaine du « souhaitable » en son sein. Cette interprétation détonne, comme on l’a vu, avec des analyses antérieures qui voyaient dans la communauté autochtone mésoaméricaine et son fonctionnement des dispositifs coloniaux d’exploitation et de supervision des Autochtones. Elle s’écarte aussi considérablement des analyses anthropologiques et ethno-historiques publiées juste avant l’amorce du processus de consolidation ethnique me’phaa dans les années 1990. Danièle Dehouve (1989), par exemple, en arrivait à un constat qui semble inverse à la représentation du travail gratuit faite dans le document de 2015. Pour elle, le travail gratuit aurait été tout autant lié aux conflits sociaux qu’à une unité culturelle me’phaa. Elle soutient en outre que la compétition intercommunautaire a été le moteur d’une reconfiguration des systèmes de charges antérieurs. On aurait surtout observé une augmentation substantielle de ce qu’elle nomme les « corvées communales » dans les années 1970 et 1980, à mesure que les programmes gouvernementaux adoptèrent comme stratégie de fournir les matériaux pour la construction d’infrastructures et d’équipements en contrepartie du travail gratuit des communautés.

J’ai pu moi-même observer une telle dynamique lorsque la communauté où je séjournais s’est retrouvée en compétition avec une rivale de longue date pour l’obtention d’une école secondaire. L’octroi devait aller à la communauté offrant le plus de services et les meilleures infrastructures. La course qui s’ensuivit dura plus de trois ans et impliqua une forte mobilisation du travail gratuit pour le bétonnage des passages routiers névralgiques, la construction de ponts et la construction d’une clinique, notamment. À n’en pas douter, ces services à la communauté relevaient du maguma nixí, du travail gratuit pour le bien-être collectif. Mais comme Dehouve le notait à l’époque, ils s’inscrivaient aussi dans une reconfiguration des « coutumes anciennes », notamment d’un déplacement des charges religieuses vers des charges civiles et de l’imposition de « nouvelles servitudes » plus lourdes aux membres des communautés, comme elle l’écrit (1989 : 127).

L’apparente dissonance entre la représentation du travail gratuit comme vecteur de continuité culturelle, voire de patrimoine immatériel permettant une résistance identitaire face aux pressions externes aux communautés me’phaa, et la représentation qui le pose comme étant précisément configuré et amplifié par ces pressions externes demande que nous plongions un peu plus profondément dans le rapport me’phaa au travail gratuit. Cela nous demande, en particulier, de reconnaître la resignification au moins partielle de ce dispositif colonial et la manière dont elle a été mobilisée pour penser et pour produire un futur me’phaa.

Un futurisme me’phaa ?

Dans une discussion récente sur l’autodétermination, K. Whitney Mauer (2020) propose d’interroger la notion de résilience telle qu’elle est souvent utilisée pour penser la capacité des peuples autochtones à surmonter les violences du colonialisme. Le terme résilience, soutient-elle, puise dans une métaphore qui met l’accent sur la manière dont un système arrive à reprendre sa forme initiale à la suite d’un choc. Comme l’écrit l’autrice : « Au sein des communautés humaines, cet ancrage au passé implique un “retour” à une configuration préalable des institutions et des systèmes sociaux, culturels et économiques. » (Mauer 2020 : 3, ma traduction). Cette observation est particulièrement importante pour comprendre la critique que nous avons mise en tête de la section précédente, dans laquelle Eric Wolf reprochait à certains anthropologues mésoaméricanistes, Evon Z. Vogt (1966) en particulier, de chercher une continuité ininterrompue entre l’organisation du travail collectif dans les communautés préhispaniques et celle pouvant être observée ethnographiquement des siècles plus tard. La thèse de Vogt, basée sur ses travaux dans le municipe maya tzotzil de Zinacantán au Chiapas, a une certaine résonance dans le contexte me’phaa. Elle est fondée sur une inférence faite à partir du schème d’établissement que l’on retrouve traditionnellement dans les deux contextes, soit des communautés dites à « centre cérémoniel vide » (Dehouve 1989). Selon cette hypothèse, les prestations de travail gratuit du type maguma nixí, faites dans le cadre de l’organisation de rituels importants ou de corvées collectives, auraient été le liant social entre un ensemble de maisonnées dispersées sur le territoire et par ailleurs autonomes. Dans cette interprétation, la résilience serait une survivance d’un type de prestation qui agirait comme cadre de socialisation, de transmission des valeurs, de source d’identité, de rangement social et de performance de la culture face à des pressions coloniales externes.

Le modèle de Vogt a eu l’avantage d’offrir une théorie du lien social endogène aux sociétés mésoaméricaines. Sans être nommé, il semble d’ailleurs aujourd’hui gagner en popularité dans le développement d’une perspective décoloniale visant à définir le « bien vivre » (buen vivir) en des termes propres aux peuples autochtones — un bien vivre qui accorde une place d’importance au travail gratuit au service de la communauté, articulant ce dernier à un engagement politique (Baronnet 2011). Mais la notion de résilience qu’il implique demande à être pensée au-delà de la survivance à travers les années. Même dans le contexte chiapanèque étudié par Vogt, des analyses subséquentes ont insisté sur la profondeur de la rupture coloniale et sur le fait qu’il est questionnable d’interpréter les structures civiles-religieuses coloniales et actuelles comme des « survivances de traditions préhispaniques » (Lenkersdorf 2010 : 77). Mais on peut se demander si la conceptualisation de la place qu’occupe le travail gratuit dans les communautés mésoaméricaines est nécessairement tributaire d’une équivalence entre la résilience et la survivance. Wolf voyait là un artefact créé par la discipline anthropologique elle-même, prise dans une logique circulaire où la description ethnographique mène à la réification de l’ethnie et de ses caractéristiques, qui deviennent à leur tour un ensemble de principes normatifs définissant les contours d’une certaine authenticité culturelle. Pour sortir de ce cycle, Mauer propose d’avoir recours à la notion de « futurismes autochtones » qu’elle emprunte à Grace Dillon (2012) et qu’elle résume comme étant la possibilité « de bâtir un présent et un futur autodéterminés » (Mauer 2020 : 2).

Considérer la mise en récit du travail gratuit me’phaa comme participant d’une forme de futurisme présente au moins deux avantages. Le premier est celui de remettre à l’avant-plan la profondeur de la violence et de la rupture coloniales, sans présumer de ce qui a survécu ou non à ce choc. Le deuxième est de recentrer l’analyse sur l’autodétermination et la capacité des peuples autochtones à déployer des mondes qui n’existent pas encore, du novum anthropologique (Krotz 2002 ; Hébert 2016). La première dimension a déjà été abordée dans des synthèses sur les ruptures et continuités dans les systèmes de charges mésoaméricains, en particulier dans le Mexique central. Certaines discussions récentes rappellent que le système tributaire mexica impliquait tout un réseau d’élites dont la tâche principale était de veiller à ce que les prestations en denrées, biens et travail soient rendues selon un calendrier rigoureux (Townsend 2019 : 72). D’ailleurs, les plus anciens codex me’phaa connus, Azoyú 1 et 2, ont été interprétés comme rendant compte de la nature et du calendrier des tributs payés par les élites tlapanèques aux Mexicas. Mais ce compte rendu s’arrête en 1522 avec la conquête espagnole de la région (Toscano 1943 : 136). Les liens entre ces prestations et celles qui seront mises en place sous le régime colonial sont, par ailleurs, nébuleux. Après avoir tenté une comparaison des sources mésoaméricaines, Chance et Taylor (1985) en sont d’ailleurs venus à la conclusion que même si le système tributaire mexica était peut-être la structure qui présentait le plus de « préconditions » propices à la mise en place d’un système de charges basé sur le travail gratuit, le remplacement des élites et le bouleversement des structures communautaires qui eurent lieu entre la conquête et le XIXe siècle rendent l’établissement de continuités très complexes dans la région. Cet état de fait résonne avec la manière dont les futurismes autochtones sont souvent pensés en rapport avec la notion d’une apocalypse coloniale (Dillon 2016 ; Polak 2017 : 145 ; Goulet et al. 2017). Cette notion n’exclut pas la possibilité de continuités. Comme nous l’avons vu, Vega Sosa (1990) en a identifié certaines chez les Me’phaa. Mais elle nous enjoint de prendre en compte la gravité des impacts de la « colonisation, du racisme institutionnel, de la destruction de l’environnement et du génocide » (Newman Fricke 2019 : 108) et du travail de reconstruction nécessaire à la production d’un futur pensé dans une perspective autochtone autodéterminée.

Aussi sombre que puisse paraître l’imagerie apocalyptique à première vue, elle n’en constitue pas moins une prise de pouvoir sur la mise en récit du passé, du présent et du futur. Elle remet à l’avant-plan la violence coloniale, non pas pour enchaîner comme une évidence sur la manière dont les peuples autochtones ont pu y résister ou la traverser, mais plutôt pour imposer un moment de pause et prendre la mesure de la rupture causée. Cette imagerie saisissante est une réponse à ce que Stoller (2011) nomme l’« aphasie coloniale », qui n’est pas une amnésie et une occultation des violences, mais une difficulté à saisir l’ampleur de ce que nous savons du choc colonial. Comme il a déjà été mentionné, les théoriciennes du futurisme autochtone y voient aussi un vecteur d’autodétermination dans la production d’une mémoire, d’une analyse du présent et d’une préfiguration du futur, en ce sens qu’après l’apocalypse, il y a beaucoup à reconstruire. Cette tâche implique certes de cultiver un lien au passé (Dillon 2016 ; Simpson 2018), d’où notre référence antérieure à la résurgence comme faisant partie de ce travail d’imagination, mais elle en est aussi une force d’émergence, une « pré-apparition du nouveau dans les configurations et phénomènes socioculturels » (Krotz 2002 : 402). Dans cet esprit de penser simultanément la résurgence et l’émergence, la prochaine section examinera ce que les données ethnographiques dont nous disposons nous disent sur le travail gratuit me’phaa, non pas en tant que survivance, mais plutôt en tant que fait encore vécu à la fin des années 1990 avant de devenir un index de la culture me’phaa, de son unité et de sa différence par rapport à la société coloniale.

Le travail, le soin

Dans La lengua tlapaneca de Malinaltepec, Jorge A. Suárez (1983) offre un certain nombre de matériaux qui permettent d’esquisser le champ sémantique entourant le terme travail dans la langue me’phaa. On note d’entrée de jeu une proximité entre le verbe travailler et l’idée de prendre soin de quelque chose. L’auteur note, par exemple, que dans la variante de Malinaltepec, « je travaille » se dit na3ya2hun2 et « elle prend soin de » se dit na2ya2u:n2. L’association avec l’idée d’être en autorité ou être une personne à qui l’on confie quelque chose est, elle aussi, étroite. Le mot ya2hun2 signifie « travailler » et renvoie à une « personne détenant une autorité (légale) », qui sera désignée comme ša3bo3 [personne] ya2hun2 (Suárez 1983 : 572). Par ailleurs, l’usage du mot travailler est illustré par l’auteur au moyen des deux locutions me’phaa utilisées pour parler du début et de la fin d’un mois. Transcrit littéralement, le début du mois se dit : « [l]a lune se voit chargée de son travail » et la fin du mois est : « [l]e travail de la lune est terminé » (Suárez 1983 : 572-573). À ces illustrations, j’en ajouterai une autre, tirée d’un discours prononcé dans une communauté de la Costa Montaña qui recevait, en 1999, la visite de l’évêque de Tlapa, un événement de grande importance marqué par la visite d’un personnage clé dans la région. Dans le mot prononcé pour accueillir l’évêque dans la communauté, on l’invitait à « travailler fort » (aúun ga’kho) pour réaliser l’unité des communautés du diocèse. Ainsi, une personne en position d’assumer une responsabilité se voyait investie d’une tâche importante.

Ces illustrations mettent en évidence une certaine compréhension du travail. Ce dernier n’y est pas considéré comme souhaitable en lui-même et de manière abstraite, au sens où certaines éthiques, par exemple, associent l’oisiveté à une faute morale et l’activité industrieuse à une vertu (Delâge et Warren 2017). Dans tous les cas cités au paragraphe précédent, on note une adéquation entre la personne (ou l’entité) qui exécute un travail et la capacité de cette personne (ou entité) à le mener à bien. La promesse que l’on fait est importante ici et implique, chez les humains du moins, un degré important de réflexivité par rapport à l’engagement pris. Il a été possible d’observer sur le terrain des pressions assez fortes exercées sur certaines personnes refusant de servir la communauté, mais ces pressions étaient l’exception plutôt que la règle. Elles surviennent principalement lorsqu’une personne à la tête d’une maisonnée n’est pas en mesure de participer aux activités d’au moins une organisation religieuse ou d’occuper une charge civile. Tel est le cas chez les personnes qui vivent sous le seuil de subsistance et qui n’ont ni les ressources pécuniaires ni le temps disponible pour offrir du travail gratuit. C’est aussi le cas des personnes converties au christianisme évangélique qui refusent de participer au système de charges religieuses, même si elles s’investissent dans le versant civil du système de charges.

Ces cas de figure nous rappellent que le travail gratuit au service de la communauté ne va pas de soi. Le récit de fondation d’une des communautés où j’ai travaillé, Barranca Tigre, par exemple, est très explicite quant au fait que les membres fondateurs de ce village ont quitté leur communauté d’origine au XIXe siècle en réaction aux demandes excessives en travail gratuit qui leur étaient faites. En ce sens, prétendre que le travail maguma nixí au service de la collectivité n’est jamais vécu comme une punition ou même un fardeau est une affirmation avant tout de nature normative, qui porte sur la manière dont les choses devraient être faites et être vécues davantage que sur un constat de la réalité empirique complexe du travail gratuit. Pour cette raison, il est possible de voir dans cette normativité un « futurisme », une tentative de produire une manière d’être me’phaa, engagée elle-même dans la production et la reproduction d’une unité ethnique et d’une différence me’phaa.

Si l’importance accordée au travail gratuit en tant que marqueur identitaire ethnique plutôt qu’en tant que norme liée à des réseaux de solidarité particuliers n’était pas nécessairement grande avant le milieu des années 1990, nous constatons qu’elle bâtit tout de même sur une normativité antérieure. En explorant le champ sémantique associé à la notion de travail chez les Me’phaa, nous avons déjà commencé à dégager quelques éléments du cadre normatif dont il est question ici. Le travail offert au groupe est une responsabilité, mais généralement une responsabilité que l’on assume volontairement, par une promesse formelle et explicite faite devant l’assemblée communautaire ou aux membres d’une confrérie. Même si une personne jugée apte à offrir un service à la communauté peut voir sa réputation affectée si elle refuse de s’engager, le degré de coercition reste faible. La préférence est pour une promesse faite librement, à la mesure des capacités de la personne, et cohérente avec le degré d’autorité de la charge que cette personne est prête à occuper pour s’en acquitter. Dans ces conditions, le travail est alors un vecteur de socialisation, de réalisation de soi et de gain de prestige, comme les manuels d’éducation interculturelle l’affirment.

Les pressions exercées sur les personnes pour qu’elles s’engagent à assumer au moins une charge au sein de la communauté sont réelles. Mais même lorsqu’infructueuses, ces mesures finissent par se résoudre en une sorte de modus vivendi où les personnes récalcitrantes perdent beaucoup de prestige et sont traitées d’égoïstes et de paresseuses, certes, mais où elles sont aussi éventuellement laissées à vivre leur vie. Une fois un engagement pris, cependant, la situation est différente. Les personnes qui ne respectent pas les exigences de leur charge sont passibles de réprimandes. On m’a relaté, par exemple, un épisode où deux danseurs volontaires au sein d’une troupe se sont enivrés alors qu’ils étaient tenus de s’abstenir de consommer de l’alcool en quantité excessive durant une fête religieuse. Après seulement quelques minutes de danse, la prestation a dû être interrompue, car les danseurs ne jouaient pas leur rôle de façon adéquate. L’auditoire, qui normalement apprécie les grivoiseries des danseurs de vaquero, de même que le maestro en charge de cette danse, s’est alors montré furieux face à la conduite inacceptable des danseurs. Pour les punir, on les a conduits à la maison de leur maestro, où ils résidaient pendant leur service, et on les y a battus avant de les conduire à la prison pour qu’ils dégrisent. Cette punition, extrêmement rare, semble être réservée aux personnes qui brisent des prohibitions imposées dans le cadre d’une charge religieuse. Mais elle punit une promesse brisée, elle n’est pas une manière de forcer les personnes à s’engager dans une prestation de travail gratuit.

Cette différence importante est exprimée dans un récit me’phaa intitulé « Ce qu’il arriva à un paresseux » raconté par Francisco Bruno Oropeza et recueilli par Abad Carrasco Zuñiga (Mondragón et al. 1995 : 94-96). Ce conte me’phaa met en scène deux compères : un « travaillant » et un « paresseux ». Un soir, le travaillant aperçoit une lumière dans le ciel et demande à son compadre ce que cela peut bien signifier. Ce dernier lui répond qu’il s’agit d’un signe et que quiconque se rend à l’endroit indiqué par la lumière y trouvera des pièces de monnaie. Le compère industrieux se lance donc à la recherche du trésor. Arrivé à l’endroit indiqué, il y découvre un chaudron rempli d’excréments. Furieux, il retourne chez le paresseux, qu’il trouve endormi. Il déverse le contenu nauséabond sur ce dernier et sort de la maison. Le lendemain, le compère industrieux retourne chez le paresseux et entend la voix de ce dernier l’appeler de l’intérieur de la maison : « Compère, aide-moi, vient me donner un coup de main pour ramasser tout cet argent qui est venu on ne sait d’où » (Mondragón et al. 1995 : 96).

Ce récit utilise un contraste entre le « travaillant » et le « paresseux » pour distinguer les deux personnages. À première vue, l’action et son dénouement ont peu à voir avec ces attributs. Ce pourrait facilement être l’histoire d’un compère revanchard qui entreprend de punir celui qui semble l’avoir induit en erreur et qui, en fin de compte, voit son acte de vengeance se transformer en une récompense pour sa victime. Mais ce récit devient pertinent pour notre propos, et indicatif de la normativité me’phaa liée au travail, si on le considère du point de vue du « paresseux ». Celui-ci s’est contenté d’interpréter les présages, un rôle souvent attribué aux personnes « simples » — c’est-à-dire sans éducation formelle — dans les récits me’phaa qui nous ont été partagés, en particulier dans les récits de fondation des communautés. Le paresseux n’a pas donné de mission au « travaillant », ce dernier agit de sa propre initiative, motivé par sa propre avidité. Le paresseux, lui, retourne simplement dans sa maison et semble plus souhaiter dormir qu’autre chose. Sa paresse n’est pas valorisée dans le récit — comme elle n’est pas valorisée chez les personnes qui refusent de participer au système de charges — mais elle n’est pas non plus nécessairement une faute morale. Le paresseux ne s’est engagé à rien, il n’est partie prenante ni au succès ni à l’échec de l’entreprise. Pour cette raison, la punition qui lui est infligée par son compère est injuste et se trouve inversée en récompense par la providence.

Le « paresseux » (i’ska) nous aide à cerner en creux certaines normes liées au travail gratuit. L’idéal en est un d’engagement par amour pour le bien commun et pour les êtres surnaturels qui y contribuent. La langue me’phaa présente des associations claires entre l’engagement à fournir du travail, la responsabilité de prendre soin et la capacité de mener ces tâches à bien. Dans la normativité me’phaa, l’un entraîne l’autre. S’engager à fournir du travail gratuit et bien s’acquitter de sa tâche fait progresser une personne sur l’échelle des charges et des statuts dans la communauté.

Un jour, on me présenta un homme au début de la quarantaine comme étant un « principal », un aîné de la communauté. Ce statut est généralement réservé à des personnes plus âgées et je me suis permis de lui faire la remarque qu’il paraissait bien jeune pour un aîné. « Être un principal, ce n’est pas juste être vieux », me répondit-il, « il y a des vieux qui ne deviendront jamais principal. » Lui, au contraire, n’avait jamais hésité à s’engager, s’était acquitté de ses responsabilités de manière exceptionnelle et gagnant en autorité, il avait toujours accepté de nouvelles tâches dont le poids et la complexité étaient proportionnels à son statut. Ce parcours de « jeune aîné » était par ailleurs cohérent avec le fait que les projets communautaires ont tendance à devenir de plus en plus liés à des ressources obtenues par voies bureaucratiques, comme des programmes de l’État, des subventions versées par des coopératives régionales ou encore des démarches faites auprès d’organismes internationaux, comme ceux liés aux réseaux de commerce équitable. Tant par ses compétences particulières que par le regard réflexif qu’elle porte sur sa prestation en travail gratuit, cette personne correspondait à un modèle pour sa communauté. À bien des égards, cet homme avait connu le parcours normatif qui s’est trouvé par la suite objectivé dans les manuels scolaires me’phaa. Les principales — masculin ou féminin — sont des figures intermédiaires entre les deux types de réflexivité dont il a été question ici. Ils cheminent dans le système de charges civiles et religieuses en adhérant, tout au long de leur carrière, à des formes de discours qui articulent très explicitement les bonnes et les mauvaises raisons de contribuer à la communauté par le travail gratuit, de même que les bonnes et mauvaises manières d’aborder une telle responsabilité. Mais, jusqu’à une époque récente, ces discours n’étaient pas organisés autour de l’idée voulant que cette prestation de travail gratuit soit un marqueur identitaire me’phaa.

Conclusion

Ce retour sur des données ethnographiques qui concernent largement une période antérieure à la consolidation du travail gratuit en tant que marqueur identitaire ethnique chez les Me’phaa du Guerrero demeure fragmentaire. Cependant, lorsqu’il est lu à la lumière des imaginaires qui se sont développés à partir du milieu des années 1990 et qui, surtout, se sont affirmés dans le matériel pédagogique à partir des années 2010, il nous offre une occasion de réfléchir aux continuités et aux ruptures qui s’opèrent dans le développement des normes entourant le travail gratuit dans le contexte discuté ici. Les sources disponibles ne nous permettent pas de voir très clairement quels ont été les impacts de la conquête sur l’organisation et les conceptions du travail gratuit en Mésoamérique en général et dans la Montagne du Guerrero en particulier. Les recherches sur la période coloniale et sur le XIXe siècle nous indiquent toutefois clairement que la valorisation actuelle du travail gratuit comme marque d’autochtonie et comme pilier de l’organisation sociale me’phaa demande un cadre d’analyse complexe qui accorde une place tant à la survivance et à la revitalisation de cadres normatifs qu’aux processus de production d’imaginaires culturels et ethniques qui proposent de nouveaux souhaitables politiques. Pour cette raison, il a semblé productif ici de parler en termes d’un futurisme me’phaa. J’ai soutenu que ce futurisme introduit un niveau de réflexivité supplémentaire par rapport à celui documenté avant les années 1990. Nous avons vu que les prestations de travail gratuit font depuis longtemps l’objet d’une mise en récit par les personnes qui les offrent à la communauté. Ces récits impliquaient, jusqu’à récemment, la mise en évidence de responsabilités, d’un engagement, voire d’un amour dirigé vers différents réseaux de solidarité, qu’il s’agisse de la communauté, du lien aux saints ou aux ancêtres. Aujourd’hui, un autre niveau de réflexivité a été produit, dans lequel les personnes se voient simultanément impliquées dans ces réseaux et impliquées dans la reproduction d’une identité ethnique commune.