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Les jeunes sont nombreux à investir le marché du travail pour répondre à leurs désirs d’engagement social et politique. Ce phénomène n’est pas nouveau, puisque les métiers liés à l’intervention sociale et à l’action politique ont toujours représenté des avenues professionnelles où les individus pouvaient s’engager socialement. Ce que nous observons actuellement est un phénomène différent. De nombreux jeunes s’engagent dans la sphère marchande et les entreprises privées afin de proposer des solutions aux problèmes sociaux contemporains (Tkacz 2016). Au Canada, les jeunes générations sont davantage portées que leurs aînés à créer des entreprises sociales ou à s’impliquer au sein de celles-ci (Johnson 2004). Elles embrassent le discours néolibéral lié à l’entrepreneuriat afin de se créer un travail et un mode de vie en cohérence avec leurs valeurs de solidarité sociale. Dans cet article, nous analyserons la complexité́ de leur expérience et de ce phénomène social en mettant l’accent sur les jeunes québécois[1].

Au Québec, depuis les années 2000, plusieurs organisations soutiennent l’entrepreneuriat social auprès des jeunes, comme Ashoka, l’Institut du Nouveau Monde (INM), l’Esplanade ou le Centre MaRS pour l’investissement d’impact (Roy et al. 2016). Les programmes scolaires secondaires, collégiaux et universitaires québécois ont d’ailleurs emboîté le pas en proposant des projets et des cours d’entrepreneuriat social, légitimant ainsi cette avenue professionnelle. L’entrepreneuriat social représente donc une nouvelle catégorie sociale couramment utilisée dans les discours sociaux et politiques québécois. Pourtant, il n’existe ni association professionnelle, ni cadre juridique, ni politiques publiques qui définissent le terme entrepreneur social, comme c’est le cas ailleurs dans le monde (Claude et Gaudet 2018). Par exemple, une personne peut s’identifier comme entrepreneure sociale, qu’elle soit travailleuse autonome, fondatrice d’une entreprise incorporée ou d’un organisme sans but lucratif. Au Québec, la notion d’entrepreneuriat social s’inscrit donc dans une culture et une identité autodésignées, car cette catégorie sociale n’existe pas légalement ou bureaucratiquement. En France, par exemple, le Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves) et la loi-cadre sur l’économie sociale et solidaire incluent l’entrepreneuriat social (2014) tout comme la Stratégie pour les entreprises sociales au Royaume-Uni (2002) ou la Stratégie de l’Ontario pour l’entrepreneuriat social (2016-2021). La loi québécoise définit le statut juridique d’une entreprise en fonction de la manière dont les personnes s’associent et non selon les objectifs poursuivis par la création de l’entreprise (Jolin 2013). L’« entrepreneuriat social » participe donc à la fois à un discours social et à de nouvelles pratiques auxquelles s’identifient les individus.

Il s’agit d’un phénomène intéressant à analyser, puisqu’il nous permet de réfléchir tant au rapport des jeunes au monde salarié — et à l’économie capitaliste qui le sous-tend — qu’à leur rapport à l’engagement social et politique. L’entrepreneuriat social représente, pour les jeunes, une façon de s’engager socialement et politiquement tout en évitant les contraintes imposées par le travail salarié au sein d’une entreprise ou d’une organisation : les horaires, la hiérarchie ou l’adhésion à la culture du groupe (Binder et al. 2021 ; Clarke et Dougherty 2010). Il permet aux jeunes de se créer un travail correspondant à leurs aspirations professionnelles et à leurs besoins d’expression identitaire (Au et al. 2021).

Depuis les dernières années, le milieu de l’emploi connaît une importante flexibilisation qui se manifeste par des changements sur le plan de l’organisation du travail, des modes de production et des salaires (Mercure 2000) et la récente pandémie n’a fait que l’accélérer. Au Québec, cette flexibilisation apparaît notamment dans la hausse du nombre d’emplois atypiques (travail à temps partiel, travail contractuel, travail temporaire) depuis les années 1980, des formes d’emplois au sein desquels les jeunes sont surreprésentés en raison de leur plus forte propension à occuper un statut d’étudiant comparativement aux autres groupes d’âge. Ils sont toutefois moins nombreux que leurs aînés à avoir un statut de travailleur autonome et à détenir un emploi permanent (Statistique Canada 2021). Au cours de notre terrain d’enquête, nous avons surtout rencontré des jeunes qui s’identifiaient comme entrepreneur social tout en ayant un statut de travailleur autonome, c’est-à-dire quelqu’un qui a un travail indépendant sans employé.

Comme les travailleurs plus âgés, les jeunes accordent une grande importance à leur emploi, à l’équilibre entre la vie personnelle et professionnelle, aux relations positives au travail et à la rétribution financière (Mercure et al. 2012). Toutefois, leur rapport à l’emploi se différencie par une plus grande quête de sens, d’autonomie, d’épanouissement et par une volonté de contribuer à la société (Longo et Bourdon 2016 ; Lyons et al. 2012). Comme l’expliquent Dominique Méda et Patricia Vendramin (2010), le rapport à la vie professionnelle des travailleurs des pays industrialisés est de plus en plus marqué par les valeurs post-matérialistes. Ce nouvel éthos du travail est observé plus largement au Québec depuis les dernières années : « ce n’est pas le travail, mais l’épanouissement personnel qui est la valeur nodale, le référentiel dominant, ce à quoi devrait correspondre le travail » (Mercure et Vultur 2010 : 222).

La documentation scientifique sur l’entrepreneuriat social chez les jeunes prédomine en psychologie et en gestion, et elle influence notre façon d’analyser ce phénomène. Elle porte surtout sur les caractéristiques individuelles des entrepreneurs : les traits psychologiques, leurs motivations et leurs caractéristiques sociodémographiques. Peu de recherches se sont intéressées à comprendre le sens de ce phénomène social. Que cela nous apprend-il sur notre société ? Comment les jeunes s’engagent-ils dans de tels projets ? Pour répondre à ces questions, nous avons analysé les résultats d’une enquête qualitative qui portait plus globalement sur les trajectoires de participation sociale et politique des jeunes. De cette enquête, un profil particulier de parcours de vie s’est démarqué, soit celui de personnes qui s’engagent socialement à travers leurs compétences professionnelles par un projet d’entrepreneuriat social. Ce type de participation se démarquait, puisque les individus engagés dans ces trajectoires délaissent les organisations ou les collectifs politiques, militants ou communautaires existants. Il s’agit d’un phénomène intéressant à analyser dans le contexte québécois, reconnu pour le dynamisme historique de ces mouvements sociaux, du mouvement communautaire autonome et de la reconnaissance politique et institutionnelle de l’économie sociale.

Cet article contribue à analyser la complexité de ce phénomène social en porte à faux entre la culture néolibérale et celle des discours sur le changement social. Ces jeunes tentent de concilier leur désir d’engagement social et leur désir d’autoréalisation professionnelle ; leur droit à la subsistance et leur désir de changer les valeurs du monde capitaliste. Elles et ils tentent de répondre individuellement à la déshumanisation du travail et à l’absence de réponses politiques qui résonnent avec leurs inquiétudes. Avec le projet entrepreneurial, les jeunes s’inscrivent pourtant dans un étrange paradoxe en utilisant le discours et les outils propres à la logique néolibérale pour tenter d’en résorber les effets sur leur monde social. Nous pouvons ainsi nous poser la question suivante : que signifie le terme social dans leur représentation de l’entrepreneuriat social ?

Qu’est-ce qu’un entrepreneur social ?

La notion d’entrepreneur social a fait l’objet de nombreuses définitions et il n’y a pas de consensus à l’égard de celles-ci. L’idée selon laquelle l’entrepreneuriat social vise à mettre en lumière une dynamique sociale émergente dont l’objectif est d’articuler efficacité économique et « effet social » est la plus partagée (Austin et al. 2006 ; Dufort 2019). La plupart des travaux définissent ce type d’entrepreneuriat en opposition à celui des entrepreneurs classiques (Bacq et Janssen 2011). Pour Roger Martin et Sally Osberg (2007), la différence entre les deux se situe dans la « proposition de création de valeurs ». Les entrepreneurs sociaux développent et organisent leur action dans le but de créer des bénéfices pour la société, tandis que les entrepreneurs guident leur action en fonction du marché et des bénéfices financiers. Pour d’autres, la distinction entre l’entrepreneur social et l’entrepreneur classique serait plutôt « substantive », c’est-à-dire liée à la nature de l’action. Les activités menées par le premier seraient guidées par un souci de justice sociale (Lévesque 2002) et orientées vers l’entraide et l’engagement social pour le bien commun (Bargsted et al. 2013).

Les jeunes entrepreneurs sociaux

Malgré la montée de ce type d’engagement professionnel et social auprès des jeunes, il est surprenant de constater que les connaissances sur les jeunes entrepreneurs sociaux demeurent restreintes (Kruse 2019). Selon la littérature scientifique, le processus d’engagement des jeunes entrepreneurs sociaux dépend de caractéristiques individuelles, d’un contexte de socialisation, d’un écosystème de ressources et d’événements déclencheurs.

Comme les entrepreneurs traditionnels, les jeunes entrepreneurs sociaux se démarquent par leur caractère indépendant, proactif, tolérant aux risques et leur confiance en leurs capacités à mener à bien des projets (Bublitz et al. 2020 ; Gabarret et al. 2017). Ces traits les amènent à reconnaître et à saisir les opportunités ainsi qu’à prendre des initiatives pour atteindre leurs objectifs personnels et sociaux. Ces caractéristiques personnelles constituent des moteurs pour devenir entrepreneur social, puisqu’elles donnent confiance aux jeunes en leur capacité à créer un changement social par eux-mêmes (Punadi et Rizal 2017 ; Rawat et al. 2019). À la différence des entrepreneurs traditionnels, les entrepreneurs sociaux sont portés par leur empathie et leur sensibilité aux injustices, ce qui les motive à vouloir redonner à la communauté et à contribuer au changement social (Bublitz et al. 2020 ; Miller et al. 2012). Le fait d’être personnellement touché par un problème social ou de vivre des événements faisant valoir la pertinence de considérer une cause particulière peut aussi les mener à s’engager (Bublitz et al. 2020). Ce choix de carrière apparaît comme un moyen pour exprimer leur philosophie de vie et pour trouver une signification à leur travail (Tkacz 2016).

Donner un sens au travail

Une des motivations premières menant à l’entrepreneuriat social est celle de contribuer à la société et de participer au changement social (Ahrari et al. 2019 ; Che Nawi et al. 2018). Plusieurs auteurs notent l’importance qu’accordent les jeunes entrepreneurs sociaux à faire un travail qui « a du sens », c’est-à-dire d’agir selon leurs convictions et de contribuer à la communauté (Gérome 2014 ; Rodet 2019 ; Roy et al. 2016).

Agir selon ses convictions s’articule autour du désir d’autoréalisation. Le désir d’accomplissement s’accompagne également du besoin d’être reconnu et célébré pour ses actions (Germak et Robinson 2014). Obtenir une reconnaissance de la part de sa communauté et de son entourage est d’ailleurs perçu comme un indicateur important du succès d’une carrière d’entrepreneur social (Au et al. 2021). Le désir d’avoir plus d’autonomie et de flexibilité en emploi constitue un incitatif à démarrer son propre projet plutôt qu’à s’impliquer au sein d’organisations déjà établies (Barton et al. 2018 ; Gabarret et al. 2017 ; Rawat et al. 2019).

Réhumaniser le travail

L’insatisfaction vécue par les jeunes au sein du salariat, soit les mauvaises conditions de travail des employés, la hiérarchie, l’ennui et le manque d’efficacité, représente souvent un élément déclencheur d’une carrière en entrepreneuriat social. Cette bifurcation traduit ainsi une « revendication d’un autre cadre d’emploi que celui proposé par le salariat traditionnel » (Rodet 2019 : 29). En effet, ces jeunes se libèrent des organisations afin de mettre de l’avant un nouveau modèle d’emploi axé sur la remise en question de la hiérarchie et une flexibilisation de l’emploi (Gabarret et al. 2017).

L’entrepreneuriat social représente une façon de s’opposer à la déshumanisation des milieux de travail, aux conséquences négatives associées au capitalisme et à l’accumulation du profit. Il peut également représenter un moyen plus ou moins explicite de critiquer l’économie capitaliste actuelle (Gérome 2014), voire de contribuer à une transformation de ce système (Kruse 2019). L’argent et les aspects financiers de l’entreprise sont d’ailleurs des motivations secondaires pour les jeunes entrepreneurs sociaux (Bublitz et al. 2020 ; Germak et Robinson 2014). Ces derniers ne considèrent généralement pas les gains financiers personnels comme des indicateurs du succès de leur carrière (Au et al. 2021).

Écosystème de ressources

Ces motivations et ces caractéristiques individuelles ne peuvent toutefois, à elles seules, permettre l’engagement dans une trajectoire professionnelle d’entrepreneur social. Les ressources, les partenaires et les opportunités des jeunes entrepreneurs sociaux font partie de ce que certains auteurs appellent leur « écosystème », c’est-à-dire l’ensemble des conditions garantissant leur succès (Lévesque 2016). Ces conditions comprennent notamment le financement et le soutien offerts par le gouvernement ainsi que l’éducation nécessaire à l’acquisition des compétences et des connaissances essentielles au travail d’entrepreneur social (Au, Drencheva et Yew 2021 ; Barton, Schaefer et Canavati 2018 ; Punadi et Rizal 2017 ; Rawat, Jain et Chamola 2019 ; Shumate et al. 2014).

Il ne faut pas négliger, dans cet écosystème, le rôle des agents de socialisation : la famille, les pairs et les organisations communautaires. L’exposition au modèle d’entrepreneuriat social peut constituer un moteur pour les jeunes, puisqu’elle les mène à reproduire les activités observées et à reprendre les valeurs véhiculées (Ahrari et al. 2019 ; Rawat et al. 2019 ; Shumate et al. 2014). Similairement, des rencontres avec des personnes ou des groupes impliqués socialement peuvent sensibiliser les jeunes à certains enjeux et les inciter à choisir la voie de l’entrepreneuriat social (Che Nawi et al. 2018).

Méthodologie

Les données présentées dans cet article sont issues d’un projet de recherche qui porte sur les trajectoires de participation sociale et politique des jeunes dans une perspective de parcours de vie. Les entrevues d’une durée de deux à trois heures ont été réalisées en deux vagues, soit une première réalisée en 2013-2014 et une seconde réalisée en 2018-2019. De ces entretiens, nous avons identifié trois types de trajectoires d’engagement. Cet article porte sur le troisième type — les trajectoires entrepreneuriales — et se distingue des trajectoires politiques et communautaires[2] qui s’inscrivent dans des collectifs (Frigon 2018). Ce type d’engagement se différencie des autres par le fait qu’il s’exprime à partir de la trajectoire professionnelle et du marché de l’emploi. Les entrevues de type récit de vie ont été combinées avec la construction de calendrier selon l’approche narrative biographique (Gaudet et Drapeau 2021). Les jeunes ayant participé à ces entrevues ont été recrutés à l’École d’été de l’INM, ils devaient être âgés de 18 à 35 ans et avoir été engagés dans des pratiques de participation sociale et politique. Au total, une trentaine de jeunes ont été rencontrés. Des observations participantes lors de différentes écoles d’été (2016, 2017) ont également eu lieu. Cette enquête respecte les normes de l’éthique de la recherche en sciences sociales : les citations ont été anonymisées et les noms des participantes et des participants ont été changés avec le souci de respecter leurs origines culturelles et sociales.

Pour le présent article, nous analysons en profondeur neuf cas à partir desquels nous avons construit le type de trajectoire d’engagement entrepreneurial. Ces jeunes ont en commun d’avoir, pour la plupart, commencé leur engagement social lors de leurs études post-secondaires, elles et ils ont fréquenté des organisations, mais leur trajectoire de participation sociale se démarque par des pratiques individuelles reliées à leur formation professionnelle. Ces jeunes ont fréquenté des organisations de la société civile pour se perfectionner dans leur domaine et pour réseauter. Les participantes et participants à l’enquête ont majoritairement un diplôme universitaire et plusieurs détiennent un diplôme de deuxième cycle, la plupart s’auto-identifient comme entrepreneur social (voir Tableau I).

L’analyse a été inspirée par la méthode de théorisation ancrée de Charmaz (2014), c’est-à-dire que les guides d’entretien ont été construits en fonction de concepts sensibilisateurs, mais que l’analyse itérative et inductive a mobilisé d’autres types de littératures scientifiques pour analyser les catégories émergentes (Gaudet et Robert 2018). En plus de la littérature sur la participation sociale et politique et sur les parcours de vie, nous avons dû mobiliser la littérature sur l’entrepreneuriat et l’innovation sociale afin d’analyser cette trajectoire émergente d’engagement.

Tableau I

Participantes et participants à l’enquête

Participantes et participants à l’enquête

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Les paradoxes de l’engagement entrepreneurial

Nos analyses mettent en évidence la manière dont les jeunes interviewés construisent leur parcours de vie autour de leur trajectoire professionnelle et participative. Nous verrons que leur choix de s’engager dans une trajectoire entrepreneuriale s’articule autour d’une volonté d’utilité sociale, d’expression de soi ainsi que d’un rapport paradoxal aux logiques capitalistes. Dans cette analyse, nous mettons de l’avant trois tensions paradoxales dans leurs récits et leurs pratiques : 1) le rejet de la culture capitaliste, tout en utilisant les valeurs et les mots de la culture capitaliste ; 2) le désir de changement social, tout en évitant le politique constituant le social ; et 3) le désir d’authenticité en contradiction avec la mise à profit de l’image de soi.

Le rejet de la logique capitaliste tout en utilisant sa culture

Les personnes interviewées remettent en question les logiques du capitalisme, notamment celles du profit et de la concurrence, tout en adoptant l’un de ses principes fondamentaux : la propriété privée et la liberté individuelle à entreprendre. Comme nous le verrons, cette posture paradoxale influence directement leur trajectoire professionnelle.

Remise en question du travail dans un marché capitaliste

Le récit de Fabrice permet de comprendre comment sa formation universitaire en gestion et ses expériences professionnelles l’amènent à remettre en question son rêve de devenir un homme d’affaires. Né dans un pays du Sud global, il est particulièrement touché par les écarts de richesse et par l’accumulation de profit des grosses compagnies, ce qui l’amène à repenser ses plans de carrières initiaux :

Le fait que le monde du capitalisme se fasse de l’argent sur le dos des autres et que les pays développés et les pays en voie de développement soient clairement exploités, je me suis dit : « Non, je ne serais pas capable de participer à ça. »

Fabrice

La confrontation de ses valeurs avec celles du monde capitaliste l’amène à développer un projet d’entrepreneuriat social relatif à la protection de l’environnement en collaboration avec des personnes de son pays d’origine. Julien, tout comme Fabrice, travaille dans un domaine lié à la finance et à la gestion ; il est conseiller dans une banque. Il explique comment cet emploi lui fait vivre une tension identitaire importante : il travaille « dans un milieu qui est le chantre du capitalisme » et il ne partage pas ces valeurs. Même s’il fait beaucoup d’argent, il explique qu’il quittera cet emploi afin de faire quelque chose qui colle davantage à son éthique personnelle, celle de soutenir un système de santé ouvert à tous. Il travaille à la création d’une entreprise de service-conseil en santé dont nous avons constaté la mise sur pied quelques mois après l’entretien.

Les jeunes interviewés ne remettent pas seulement en question l’économie capitaliste, mais aussi sa résultante dans la culture organisationnelle du travail : l’atteinte d’objectifs financiers. Julien explique qu’on ne peut « pas motiver les gens que par l’argent […]. Il faut que ce soit des choses qui aient plus de sens pour moi […] ».

Comme Julien, les jeunes rencontrés remettent tous en question la quête de profit caractéristique de la culture capitaliste. Elles et ils se butent toutefois aux difficultés d’assurer leur subsistance tout en suivant leurs passions et leurs valeurs sociales. Leur relation avec le profit est ambivalente :

On dirait qu’on a vraiment une relation bizarre avec l’argent. Moi, la première année où j’étais entrepreneure, j’ai eu cette relation bizarre là avec l’argent parce que je me disais que l’important, c’est de vivre de ma passion. Oui, mais un moment donné, tu sais, tu n’es même pas capable de t’acheter un pain […]. Tu ne peux pas réaliser tes rêves, l’argent est nécessaire. Puis, on dirait qu’on a un genre de relation honteuse avec l’argent.

Mélissa

Humaniser et collectiviser le travail

La réflexion de Mélissa permet de mieux comprendre le paradoxe vécu par les jeunes entrepreneurs sociaux rencontrés : ils valorisent la liberté d’entreprendre propre à l’économie capitaliste qui sous-tend également des valeurs comme la réalisation de soi, la propriété privée et la recherche de l’intérêt personnel. En même temps, elles et ils ont un désir de changement social qui implique une vision de biens communs tels que l’environnement, la santé ou la justice. Ainsi, les jeunes ne s’inscrivent pas complètement dans une logique marchande individualiste à la recherche de la maximisation du profit personnel ; il y a plus. Il y a un désir d’humaniser l’économie et le travail afin que les individus s’épanouissent et puissent travailler aussi pour le bien commun.

Les jeunes interviewés jettent un regard critique sur la hiérarchie et les dynamiques de pouvoir au sein des organisations. Ils sont quelques-uns à soutenir l’importance du partage d’expertise et des relations humaines, ce qui n’est pas toujours privilégié dans les grandes organisations. Ces valeurs amènent certains à développer une approche de co-construction de projets pour créer un changement social. Par exemple, Jonathan s’est impliqué dans le démarrage d’une entreprise en économie sociale dans laquelle son rôle et son expertise comme consultant étaient aussi valorisés que les savoirs et les connaissances des autres individus qui contribuaient à la création et à la gestion du projet. Personne n’imposait sa vision et tous avaient la liberté de partager leurs idées et de s’impliquer à leur façon :

Personnellement, j’ai très peu de mérite dans cet organisme, mais je veux faire partie de l’expérience et contribuer à ma façon là-dedans. Ce sont des projets collectifs, il n’y a personne à [nom de l’entreprise] qui peut dire individuellement qu’il a créé cette organisation-là. Ça s’est fait en gang et ça continue à se faire en gang et ça va toujours se faire en gang.

Jonathan

Les récits corroborent les propos des entrepreneurs sociaux interrogés par Inès Gabarret, Benjamin Vedel et Julien Decaillon (2017), pour qui la frustration face au fonctionnement des grosses compagnies et de l’économie actuelle représente un facteur décisif dans le choix de réorienter leur carrière vers l’entrepreneuriat social. Ils s’éloignent ainsi du modèle de gestion capitaliste et centrent leurs actions sur la contribution sociale plutôt que sur l’accumulation de profit. Les jeunes semblent consentir à un compromis en acceptant de moins bonnes conditions de travail, notamment des revenus plus bas et une plus grande charge de travail, au profit d’une plus grande liberté d’entreprendre et de répondre à leur désir de changement social.

Le désir de changement social sans le politique : l’utilité sociale

Les jeunes rencontrés remettent en question l’esprit du capitalisme et choisissent leur travail comme mode d’expression de ce désir de changement social. En effet, ces jeunes cherchent à occuper un travail qui leur permet de s’engager socialement et d’avoir un impact direct sur des enjeux importants pour eux. Diplômé d’un programme de maîtrise interdisciplinaire en environnement, Nicolas a par exemple démarré une activité de travailleur autonome en tant que consultant en développement durable. Ce travail lui permet de conjuguer ses valeurs environnementales, ses besoins financiers et son désir de contribuer socialement. Plutôt que de donner du temps à des organismes ou à des activités de militantisme à l’extérieur du monde du travail, c’est principalement à travers ses activités professionnelles que Nicolas s’engage et qu’il exprime ses valeurs sociales. Pour lui, contribuer socialement est une nécessité :

[…] j’ai envie d’avoir un impact dans ma vie, envie de sentir que j’ai fait quelque chose de positif ou en tout cas que moi, je juge positif. Avoir des investissements par rapport à l’environnement, au développement durable, à la mobilisation des citoyens est aligné avec cette volonté-là. […] Toutes ces choses-là sont, pour moi, des moyens d’avoir cet impact-là ou en tout cas, d’avancer un peu plus loin, de pousser un peu l’avancée sur ce chemin-là.

Nicolas

Ainsi, les jeunes rencontrés désirent développer un projet afin d’avoir une utilité sociale et de pouvoir rapidement en mesurer l’impact. Nombreux sont ceux qui ont décidé d’utiliser les compétences et les connaissances acquises lors de leurs formations universitaires et collégiales au profit de causes sociales. D’ailleurs, l’expression mettre à profit est souvent utilisée dans les entretiens. Il s’agit de « faire profiter » la communauté de son expertise plutôt que de la soutenir ou de la servir, par exemple. C’est le cas de Jonathan, qui a fait des études universitaires de deuxième cycle en économie. Aujourd’hui consultant en développement social et économique, son objectif est de contribuer à un changement durable au sein de la société, et plus particulièrement à l’implantation de l’économie sociale. Jonathan a notamment participé au démarrage d’une entreprise d’économie sociale, d’abord comme bénévole, puis comme membre du conseil d’administration. Il utilise les compétences acquises lors de ses études pour aider des organismes ou des entreprises à réorganiser leurs stratégies de financement. Dans tous les cas, Jonathan cherche à mettre sa formation en économie au profit du domaine social :

Alors mon cheminement c’est ça, je suis arrivé en économie en pensant que mon objectif était de devenir riche, avant de me rendre compte que ce n’était pas ça pantoute, et d’utiliser mes outils en économie pour essayer de laisser le plus de traces positives dans mon parcours.

Jonathan

Ces jeunes trouvent une signification à leurs actions, car elles et ils en constatent les effets visibles à court et à moyen terme sur leur environnement. Les personnes interviewées ont une vision pragmatique de l’engagement social tout comme de leur trajectoire professionnelle. Pour atteindre un sentiment d’utilité sociale, elles privilégient des actions à l’échelle des individus et non à celle des structures. Certains jeunes ont un discours critique sur le milieu communautaire, qui partage pourtant leurs objectifs, mais qui est moins efficace, selon eux. Même si elles et ils sont engagés pour le changement et pour une plus grande justice sociale, ces jeunes ne participent pas nécessairement aux répertoires d’actions du mouvement social, comme l’explique par exemple Kim :

Mais j’y crois, je crois que c’est une bonne cause, mais pour moi, en tant que tel, je ne vois pas en quoi je peux apporter nécessairement en faisant cette marche-là [la marche contre la hausse des frais de scolarité]. Je préfère être plus dans le concret, dans le sens que tu sais, mettons des ateliers ou des formations. C’est plus personnel que dans un rassemblement.

Kim

Comme Kim, les personnes interviewées ayant une trajectoire d’entrepreneuriat social attribuent davantage d’importance aux changements des personnes plutôt qu’à celui des structures. Il n’est pas étonnant de constater qu’elles sont nombreuses à développer des activités liées au mentorat, à la consultation ou à la formation. Ce qui les distingue, c’est que ces activités sont développées dans une logique entrepreneuriale, celle du projet dont l’entrepreneur est l’acteur clé. Elles travaillent parfois à temps partiel comme salariées dans une organisation et font des projets en tant que travailleuses autonomes en créant et en proposant des services. Par exemple, Kim offre des formations et des conférences à propos de causes sociales qui la touchent, comme les injustices de genre ; elle utilise la communication narrative (storytelling) pour sensibiliser la population. Elle préfère changer le monde par des gestes concrets et éviter les démarches fondées uniquement sur des idéaux et des discours. Dans leur discours, le « social » n’inclut pas nécessairement le collectif ou la réflexion sur ce que devrait être une forme de solidarité sociale. Il s’inscrit dans une perspective pragmatique, voire utilitariste de l’action que l’on mesure selon ses conséquences ou plutôt selon la perception des effets positifs à court terme.

L’importance que les personnes rencontrées accordent aux retombées concrètes de leurs engagements professionnels est peu discutée dans la littérature scientifique sur les jeunes entrepreneurs sociaux, bien que soulevée partiellement par Andrew J. Germak et Jeffrey A. Robinson (2014). Ces derniers avaient noté le besoin qu’ont les entrepreneurs sociaux d’accomplir quelque chose de tangible et de voir les effets de leur travail. Selon Elaine Clarke et Ilona Dougherty (2010), les jeunes entrepreneurs sociaux seraient plutôt contraints de mener des actions du point de vue des individus, parce qu’ils n’ont pas accès aux ressources et au pouvoir leur permettant d’agir sur les structures. Les personnes interviewées sont conscientes des limites de leur capacité d’agir et c’est peut-être pour cette raison qu’elles accordent autant d’importance à la quête d’efficacité et à la recherche de résultats concrets.

Le besoin d’utilité sociale évoqué par nos participantes et participants résonne avec les conclusions de la littérature scientifique selon lesquelles les jeunes entrepreneurs sociaux sont surtout motivés par leur désir de redonner à la communauté. Le don à la communauté, bien qu’il soit valorisé socialement, pose un problème, puisque ce sont les individus-entrepreneurs, et non la communauté elle-même, qui définissent l’utilité sociale. Ainsi, les besoins de la communauté ne sont pas nécessairement pris en compte, le retour vers le collectif est perçu en fonction de la conception singulière du social promue par l’entrepreneur. Il s’agit d’un des premiers paradoxes de l’entrepreneuriat social, celui de façonner une conception du social en évacuant son aspect intrinsèquement politique. La mission sociale est la principale différence entre les entrepreneurs sociaux et les entrepreneurs traditionnels (Lévesque 2002). Il semble pourtant que les jeunes tentent d’être des acteurs politiques, mais en évitant le politique, comme s’il était possible de dissocier le social du politique. Notons également que ce paradoxe soulève la distinction importante à faire entre le sentiment d’utilité sociale, qui relève de l’évaluation personnelle, et le changement social, qui s’inscrit dans une démarche collective. L’entrepreneuriat social permet à nos jeunes interviewés de trouver ce sentiment d’utilité et d’impact social sans avoir à s’impliquer dans des réflexions ou des actions collectives qui pourraient avoir une plus grande résonance sociale et politique. La trajectoire que prennent ces jeunes s’inscrit ainsi dans une tension entre le désir de résonance sociale et le désir d’éviter le politique inhérent au social.

Se mettre à profit en « trouvant ce qui nous fait vibrer »

Le rapport au travail des jeunes interrogés est marqué par une remise en question de la logique capitaliste, par le désir d’utilité sociale, mais également par un désir d’authenticité et d’expression de soi. Les jeunes interviewés sont à la recherche d’authenticité en construisant une trajectoire professionnelle où ils peuvent exprimer leur identité personnelle. Par exemple, Mélissa débute sa carrière à 21 ans dans une firme d’architectes avant de se rendre compte que ce travail ne correspond pas à ses aspirations. Elle choisit alors de quitter son emploi et de redéfinir ses projets professionnels. Portée par son intérêt pour la confection de vêtements, elle s’inscrit au diplôme d’études professionnelles (DEP) en couture. Une fois ce programme terminé, elle travaille quelques mois pour une compagnie, puis décide de créer sa propre entreprise à vocation sociale. Son entreprise l’amène à s’impliquer socialement, notamment en donnant des conférences aux jeunes sur l’entrepreneuriat et en confectionnant des vêtements pour des soirées-bénéfice. Plutôt que de développer son identité professionnelle en adhérant à une organisation existante, elle a choisi de développer une organisation en fonction de son identité personnelle. Elle veut mettre à profit sa personnalité, ce qu’elle est, et notamment ses compétences et ses valeurs sociales.

Ça a vraiment été un moteur de pourquoi j’ai décidé de lancer mon entreprise, parce que si tu bâtis quelque chose à partir de qu’est-ce qui est important, de tes valeurs […] c’est ça qui est le fun. Parce que oui, j’aime réfléchir, oui j’aime me faire une opinion, mais je suis consciente que ça change aussi. Fait que des fois, tu vas être bien quelque part [un milieu de travail], puis cinq ans plus tard, tu ne seras plus bien. Mais moi, mon milieu de travail peut changer avec moi. Ça peut me suivre. Ça me donne un sentiment de continuité […], de symbiose avec qu’est-ce que je fais, puis qu’est-ce que je suis.

Mélissa

Les jeunes rencontrés soulignent d’ailleurs qu’ils se sentent beaucoup plus engagés et stimulés lorsqu’il s’agit de projets créés à partir de ce qui est important pour eux, de leur identité et de leurs valeurs sociales. C’est le cas de Julie, qui mentionne à plusieurs reprises avoir besoin de faire quelque chose qui l’« appelle », de contribuer à une cause qui la touche. Elle a d’ailleurs mis sur pied une entreprise qui a pour mission d’offrir des conférences dans les écoles afin de sensibiliser les jeunes à la différence. Sa motivation est très personnelle, elle a elle-même vécu de l’intimidation lorsqu’elle était jeune et elle aimerait contribuer à résoudre ce problème :

L’entreprise sociale qu’on est en train de lancer aussi, c’est d’amener plus de témoignages [sur des expériences vécues d’intimidation]. C’est bien beau parler d’intimidation en théorie, mais si on peut trouver des gens qui l’ont vécue en pratique, ou qui ont des handicaps, ou des personnes autochtones ou des gens qui ont vécu de la cyberdépendance, c’est plus significatif pour les jeunes.

Julie

Comme c’était le cas pour Mélissa et Kim, le projet professionnel de Julie est en continuité avec son identité et son expérience personnelle. Ainsi, la création d’une entreprise sociale est un moyen d’arriver à une « symbiose » entre son identité professionnelle et personnelle, ce qui lui permet de s’épanouir au travail. La question de l’épanouissement est d’ailleurs exprimée par la plupart de nos jeunes, dont certains qui soulignent l’importance de faire quelque chose qui les fait « vibrer ». C’est le cas de Marc-Antoine, qui est engagé socialement depuis l’adolescence dans différentes organisations. Il choisit des engagements qui lui correspondent et qui le font se sentir bien. Diplômé d’un programme en psychoéducation, ses implications s’articulent principalement autour du thème de l’éducation. Il cherche des opportunités stimulantes qui lui permettront de rencontrer et d’aider des gens. Cet aspect semble d’ailleurs plus important pour lui que la rétribution financière, puisqu’il s’engage plusieurs heures par semaine dans la mise sur pied d’un projet social pour lequel il a participé à la formalisation comme organisme sans but lucratif (OSBL). Il met ainsi à profit ses compétences professionnelles sans recevoir de salaire direct, sinon le remboursement de certaines dépenses. La question des vibrations et de la quête de bien-être prend une grande place dans le discours de Marc-Antoine. Il est nécessaire de trouver ce qui nous fait vibrer et d’agir en conséquence :

Pour moi, un des secrets du bonheur je dirais, si je prends cet angle-là, c’est d’être vraiment connecté à son essence intérieure, ce qui a vraiment du sens en dedans de moi et ce qui me fait vraiment du bien là, d’être vraiment connecté à ça, de découvrir ça d’une part et, après ça, d’orienter mes actions […] en fonction de cette essence-là. Quand c’est fait, de un, je pense que les gens se mettent à vibrer plus. Puis de deux, quand des gens qui sont dans cette posture-là sont en présence d’autres personnes qui sont dans cette posture-là aussi, la vibration devient exponentielle parce qu’on se met à vibrer ensemble.

Marc-Antoine

Ce sont souvent des expériences insatisfaisantes de travail salarié qui poussent les jeunes à développer une trajectoire professionnelle d’engagement entrepreneurial. Après avoir terminé deux stages dans des institutions financières pendant ses études, Fabrice choisit de se réorienter vers la gestion de projet dans l’espoir de démarrer sa propre entreprise sociale un jour :

[…] j’ai détesté mon stage et le côté routinier de la chose m’emmerdait. Tous les jours, je trouvais qu’il n’y avait pas de suspense dans le job. Tu encaisses, tu décaisses, enfin, pour moi, ça manquait de punch et je ne suis pas du style à m’enfermer dans un bureau toute ma vie. Non.

Fabrice

Puisqu’il est parfois difficile de demeurer cohérent avec soi-même en tant qu’employé salarié, les jeunes choisissent de créer eux-mêmes des projets, des organisations sans but lucratif ou des entreprises. Cela leur donne la liberté de se créer une trajectoire professionnelle individualisée. Kim exprime bien cette idée :

Je ne veux pas faire la même chose que les autres. Puis, je ne veux pas nécessairement être unique, mais faire une chose à ma manière et que ça fonctionne. Puis me dire que si je vais jusqu’au bout de ce dont j’ai envie, ça prendra le chemin que ça va prendre. Ce n’est peut-être pas ça que j’avais planifié, puis, finalement, il y a d’autres choses qui vont arriver.

Kim

Les jeunes rencontrés expriment une certaine méfiance à l’égard des grandes organisations et des institutions, des espaces sociaux auxquels ils ont parfois de la difficulté à s’identifier. Cet affranchissement leur permet de demeurer cohérents avec eux-mêmes, de conserver leur autonomie. Camille a démarré une compagnie de théâtre à visée sociale dont les objectifs sont d’intégrer le spectateur dans les discussions et de faire la promotion du féminisme. En parallèle de son travail d’entrepreneure, elle s’engage ponctuellement dans des organisations et des partis politiques, mais il lui arrive de perdre rapidement le goût de s’impliquer. Pour Camille, les projets qu’elle a elle-même créés sont ceux pour lesquels elle se sent le plus engagée :

Peut-être aussi que les fois où je me suis vraiment engagée, c’est moi qui ai parti [le projet]. C’est comme si ce n’était pas un mouvement qui était déjà̀ initié. C’est moi qui l’ai démarré, qui suis allée chercher mon monde. Ça fait que quand ce sont des projets qui sont déjà là, je ne sens pas nécessairement la responsabilité́ de contribuer à long terme parce que je ne les connais pas.

Camille

Pour les jeunes rencontrés, l’entrepreneuriat social constitue un moyen de créer une continuité dans leur parcours de vie avec leur identité, leur trajectoire professionnelle et leur trajectoire de participation sociale et politique. Le besoin d’expression de soi qui caractérise nos participantes et participants résonne avec les travaux de Méda et Vendramin (2013). Ces auteures ont développé une typologie du rapport au travail s’articulant autour de deux pôles principaux, soit « l’attitude pragmatique » envers le travail et « l’attitude expressive ». D’un côté, les individus ayant une attitude pragmatique recherchent le travail parce qu’il permet de répondre à des besoins. De l’autre, les individus ayant une attitude expressive lient davantage leur travail à leur identité et cherchent à s’y épanouir. Les jeunes rencontrés ont développé un rapport au travail expressif, puisqu’ils « recherchent une cohérence entre le travail et la vie en termes de sens et de valeurs » (Méda et Vendramin 2013 : 176), quitte à vivre de l’insécurité financière en mettant sur pied une entreprise incorporée, un OSBL ou bien une offre de services en tant que travailleur autonome.

Ce désir de se créer à travers une trajectoire entrepreneuriale illustre le paradoxe de la société des individus décrite par Danilo Martuccelli (2010). Les personnes désirent se singulariser — exprimer leur individualité et être authentique — tout en négociant leurs appartenances aux groupes. Ici, il s’agit d’une tension sans cesse redéfinie par les jeunes rencontrés qui désirent avant tout s’exprimer et démontrer leurs valeurs sociales tout en gardant leurs distances à l’égard des groupes sociaux et des collectifs qui pourraient partager leurs valeurs : les partis politiques, les syndicats ou les groupes du milieu communautaire. Cette mise à profit de soi s’inscrit ainsi en tension avec un idéal d’authenticité, car les jeunes puisent dans le registre de la culture capitaliste pour « se penser », « se dire » et « agir ».

Discussion et conclusion

Les récits des trajectoires professionnelles d’entrepreneuriat social empruntées par les jeunes soulèvent trois paradoxes. Nommons d’abord celui d’un discours qui rejette le capitalisme tout en se définissant par lui. Il y a deuxièmement un paradoxe quant à la mise en retrait des jeunes à l’égard des collectifs nécessaires au changement social. Finalement, la quête d’authenticité qu’elles et ils témoignent est en porte à faux à l’égard des logiques marchandes de mise à profit de soi évoquées dans les entretiens.

La remise en cause du capitalisme par la rhétorique de la culture néolibérale — celle qui promeut devenir entrepreneur de soi — risque peu d’ébranler la culture capitaliste. En effet, le recours à la notion d’« entrepreneur social » s’inscrit dans une valorisation de l’humain comme un capital à investir et à promouvoir. Les jeunes utilisent ainsi le discours dominant pour tenter de le retourner contre lui-même. En s’identifiant à ce discours et à cet idéal d’entrepreneur, les personnes tentent de subvenir à leurs besoins de subsistance et de réalisation professionnelle tout en s’engageant socialement sans adhérer à des mouvements politiques ou à des organisations. La notion d’entrepreneur social reprend l’idéal d’innovation et de mise en marché de soi alors qu’au Québec, rappelons-le, elle n’a pas d’existence juridique. Nous pourrions analyser ce phénomène comme un mouvement subversif, c’est-à-dire un mode de résistance aux normes sociales existantes. Toutefois, la récupération de ce discours destiné aux jeunes par les gouvernements, voire les institutions d’enseignement, semble plutôt promouvoir un discours de responsabilisation individuelle des problèmes collectifs (Mailhot et al. 2021).

Dans ces discours, la conception du social, voire de la société, est réduite aux « besoins sociaux » auxquels il faut répondre. Cet appauvrissement de la notion de société résonne avec les théories de Wendy Brown (2018), qui dénonce l’évacuation du dèmos de la démocratie par la pensée néolibérale. Le pouvoir du peuple et du collectif est réduit à une conception du fonctionnement de la société axée sur le mode de la rationalisation et de l’évaluation. La quête d’utilité et d’efficience sociale émergeant des récits des personnes interviewées met en évidence le rejet du politique dans le social par la réduction de la société à la somme de ses besoins et à l’aspect transactionnel du lien social. La société se présente ainsi comme une opportunité de marché où les individus peuvent se sentir utiles en répondant directement à des besoins, voire en évitant les débats ou les questionnements sur les causes de ces besoins et la définition partagée avec les citoyens eux-mêmes de ces besoins.

Que nous dit ce phénomène sur la société ? Mettons d’abord en perspective que les jeunes rencontrés sont très scolarisés et s’inscrivent dans une situation de surqualification à l’égard du marché de l’emploi. Elles et ils sont d’abord en quête de sens dans un milieu du travail qui ne répond pas à leurs besoins. Selon les jeunes interrogés, le travail n’a plus simplement un objectif de subsistance, il devient un véhicule pour se mettre en valeur et partager ses valeurs : s’épanouir, s’exprimer et trouver un sens à ses actions. En effet, les récits d’engagement entrepreneurial témoignent des diverses manifestations problématiques de l’organisation du travail actuel. Ces jeunes remettent en question la recherche du profit et la déshumanisation du travail propre au capitalisme.

L’entrepreneuriat social répond ainsi à deux problématiques actuelles du milieu du travail, soit la « démocratisation de l’organisation du travail » et l’« émancipation des travailleurs et travailleuses de la division du travail » (Cukier 2021 : 19). En développant leurs projets, les jeunes tentent de mettre en oeuvre de nouveaux principes d’organisation du travail. Elles et ils se libèrent de toute pression hiérarchique en plus de se réapproprier le contrôle de leur milieu et de leur horaire. Mais s’agit-il d’une réelle émancipation du travail ? Car ce mode de vie s’accompagne d’une division plus floue entre le travail et le non-travail, laquelle peut mener à de nouvelles formes d’aliénation. Les personnes se libérant des contraintes du travail salarié par l’entrepreneuriat se retrouvent à la merci de nouvelles formes de pression, telles que les demandes de la clientèle et le manque de division entre les activités du travail et celles de la vie domestique (Landour 2021).

À la suite de ces analyses, des questions émergent : comment une société en vient-elle à repousser du travail salarié des jeunes si scolarisés et engagés envers le bien commun ? Comment se fait-il que les jeunes très scolarisés que nous avons rencontrés veuillent exprimer leurs valeurs à travers leur travail, mais en dehors des organisations ou des collectifs ? Ces questions demeurent fondamentales, notamment dans une société qui se distingue par l’importance de son mouvement en économie sociale et solidaire. S’agit-il d’un manque de connaissance de ce dernier ? Ou d’un rejet de ce mouvement ? Ou d’un problème d’adaptation des milieux de travail à l’égard de ces jeunes qui ne trouvent pas leur compte dans le marché de l’emploi ?

Loin de jeter un regard accusateur sur les « choix » de ces jeunes, nous analysons plutôt leur projet innovant comme une faillite du monde du travail à donner un sens au temps de la vie consacré au travail. Cette réponse des jeunes nous éclaire également sur la pauvreté des discours sociaux et politiques que nous leur transmettons : comment peuvent-ils se penser en dehors d’une vision marchande du monde si nous ne leur proposons pas des avenues sociales et politiques plus collectivistes ? Les jeunes rencontrés semblent avoir de la peine à se mettre en scène socialement en dehors des mots et des notions de la pensée néolibérale de l’entreprise de soi malgré leur désir de changement social.