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Dans les programmes de lutte contre la traite humaine comme dans les discussions académiques, la question de l’exploitation du travail est souvent éclipsée par celle de l’exploitation sexuelle et du mouvement migratoire. Le travail forcé, notamment domestique, agricole et ouvrier, ne représenterait « qu’un pourcentage mineur de la traite mondiale comparativement à celle qui est déployée à des fins de prostitution » (Poulin 2009 : 666). Celle-ci est généralement comprise comme un fléau mondial exploitant la majorité des femmes dans l’industrie du sexe et plongeant un nombre moindre d’hommes dans le travail forcé (par exemple Kangaspunta 2003 ; UNODC 2009). Depuis la décennie 2000, le Protocole additionnel à la Convention de Palerme adopté par les Nations unies définit la traite comme « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force » et reconnaît toute personne mineure comme victime de traite dès lors qu’elle effectue une activité définie comme relevant de l’exploitation. Une vaste littérature grise (par exemple GAATW 2007 ; Empower 2012 ; OIM 2004) et universitaire (par exemple Kempadoo et al. 2005 ; Molland 2012 ; Shih 2018) analyse depuis plus de quinze ans la focalisation continue des programmes anti-traite sur l’industrie du sexe — au détriment des droits des travailleuses et travailleurs (y compris, bien que non exclusivement, du sexe) — et sur les mouvements migratoires transfrontaliers.

Les politiques de lutte contre la traite, adossées à une lutte contre le crime organisé et l’immigration clandestine (Chapkis 2005 ; Doezema 2010), ont plus souvent visé les trafiquantes et les trafiquants impliqués dans le recrutement et le transport des personnes que les propriétaires des usines, bordels, bateaux de pêche ou entreprises exploitant ces dernières et derniers. Le Protocole de Palerme n’incriminant pas directement l’exploitation du travail, mais la migration et le recrutement non consensuel préalables à cette exploitation, les gouvernements ont pu aborder la traite comme une question migratoire tout en fermant les yeux sur les conditions de travail des migrantes et des migrants (Gallagher 2001 ; Agustín 2007 ; Hoang 2016 ; Ham 2020). La marginalisation par le secteur anti-traite des questions relatives à l’exploitation du travail a été constatée tant en Argentine (Basok et al. 2013) qu’aux États-Unis (Littenberg et Baldwin 2017), entre le Laos et la Thaïlande (Molland 2005), en Indonésie (Palmer 2012) ou à Singapour (Clarke 201 ; Yea 2015). Cette littérature a montré comment les États et les organisations internationales — particulièrement l’Organisation internationale pour les migrations (OMI) — engagés dans la lutte anti-traite invisibilisent les droits sociaux des travailleuses et des travailleurs et les disciplinent par négligence.

À partir d’une étude menée au Laos, soit dans le cadre d’un « régime politique et économique d’autoritarisme néolibéral » (Kenney-Lazar 2019), cet article défend l’idée selon laquelle le secteur anti-traite ne se limite pas à la production de discours et de politiques passant sous silence l’exploitation du travail (non sexuel), mais y contribue par le biais des programmes de réhabilitation pour victimes de traite. L’ethnographie de refuges non gouvernementaux pour victimes de traite permet d’affirmer que ce secteur alimente activement les circuits de recrutement de travailleuses peu rémunérées sur un marché du travail mondialisé. Plus encore, les partenariats établis, tant pour sécuriser ses financements que pour démontrer la réussite de ses programmes d’empowerment contribuent à la stabilisation d’une main-d’oeuvre prolétaire féminisée dans le secteur de la production de précision.

Pour ce faire, je prends appui sur huit mois d’enquête ethnographique menée entre 2013 et 2018 dans des refuges non gouvernementaux pour victimes de traite de plusieurs organisations non gouvernementales internationales, dont trois mois, en 2015 et 2016, en collaboration avec une assistante de recherche nommée Mimy Keomanichanh[1]. Les refuges, situés dans trois villes de la République démocratique populaire lao (RDP lao), pays considéré comme « source » de traite vers la Thaïlande et la Chine voisines, accueillaient presque exclusivement de jeunes filles et femmes de 14 à 25 ans. L’enquête a permis la conduite d’entretiens auprès de 77 résidentes de refuges pour victimes de traite et de 23 actrices et acteurs du secteur anti-traite (ONG, OI). Ces données ont été complétées par le traitement quantitatif et qualitatif des dossiers archivés de 197 résidentes de refuges pour victimes de traite au Laos, portant le nombre total de résidentes de refuges pour victimes de traite enquêtées à 221.

L’ONG que j’appelle « Anti-Traite » incorpore les données collectées au sujet de centres de réhabilitation gérés par d’autres ONG internationales luttant également contre la traite au Laos. L’organisation locale de ces refuges et des programmes internationaux étant sensiblement similaire, cet amalgame permet de restituer des informations pertinentes sur les expériences de réhabilitation des Laotiennes et d’anonymiser la structure. Il faut ainsi entendre par ONG anti-traite à la fois une organisation bien réelle au sein de laquelle j’ai effectué une longue immersion et un artefact intégrant les observations menées au sein de plusieurs organisations non gouvernementales actives dans la lutte contre la traite au Laos.

Après avoir contextualisé et exposé les liens entre refuges pour victimes de traite, empowerment des femmes et politiques d’édification nationale au Laos, je présente le recrutement et le maintien de jeunes filles et femmes dans les ateliers d’usines de précision par une organisation de lutte contre la traite active en RDP lao. Remettant en question la singularité relative d’un tel parcours au regard des politiques internationales de réintégration d’anciennes victimes de traite, je conclus sur la contribution du secteur anti-traite à une division internationale du travail sociosexuée.

Refuges pour victimes de traite au Laos : l’empowerment des femmes au service de la construction nationale

En Asie du Sud-Est, la prise en charge des personnes identifiées comme victimes de traite a historiquement pris la forme d’un placement en « refuge » (shelter) (Huguet et Ramangkura 2007 ; Surtees et Brunovskis 2016). Les plus nombreux sont les centres résidentiels de longue durée, comprenant en leur sein des services psychosociaux, juridiques, d’éducation et de formation professionnelle sur plusieurs mois, voire sur plusieurs années dans la majorité des cas (Tsai et al. 2020). Un certain nombre d’organisations non gouvernementales ont mis en place des refuges pour victimes de traite dans le sillage des programmes développés par Somaly Mam[2]. Survivante cambodgienne de la traite, elle a fondé, avec son mari français Pierre Legros, l’association Agir pour les femmes en situation précaire (AFESIP) au Cambodge, organisation qui a par la suite installé des antennes en Thaïlande, au Laos et au Viêt Nam. Outre les ONG, certains gouvernements placent également les centres de réhabilitation pour victimes de traite au coeur de leurs politiques anti-traite, notamment en Thaïlande (Gallagher et Pearson 2010 ; Empower 2012 ; Shih 2018 ; Miramond 2020).

S’inscrivant dans le sillage du combat de Somaly Mam, plusieurs ONG européennes et nord-américaines établissent des refuges pour filles et femmes victimes de traite au Laos entre 2000 et 2009. Ces centres sont situés dans les trois plus grandes villes du pays : la capitale Vientiane, Savannakhet et Paksé. Ils sont dotés d’une capacité d’accueil allant de 20 à 50 résidentes chacun. À l’image des programmes de réhabilitation pour filles et femmes victimes de traite qui prévalent dans le reste du Sud-Est asiatique, ces refuges proposent des formations professionnelles de tissage, de couture, de cuisine et de coiffure à leurs résidentes sur des durées variant de quatre à six mois, et sont adossés à des programmes scolaires pour les plus jeunes. Les refuges pour victimes de traite sont dirigés et animés par des équipes laotiennes chapeautant leur réhabilitation et leur réintégration subséquente, et accueillent régulièrement des bénévoles provenant de l’étranger.

L’ensemble des membres de l’ONG Anti-Traite inscrivent la réhabilitation des victimes de traite dans un projet d’« empowerment » des femmes, dont il s’agit ici de définir les contours. Présent dans une majorité des demandes de financement formulées par l’ONG à ses bailleurs de fonds internationaux, le terme empowerment désigne un « renforcement de leurs capacités » et une autonomisation financière des jeunes filles et femmes préalablement exploitées — majoritairement en Thaïlande — dans l’industrie du sexe, le travail domestique, les ateliers de production ou l’agriculture. Entre 2001 et 2016, 95 % des Laotiennes et Laotiens placés dans des refuges gouvernementaux thaïlandais et renvoyés au Laos en tant que victimes de traite sont des femmes[3]. L’ONG Anti-Traite est tenue d’apporter une aide aux jeunes femmes pauvres du Laos et de « renforcer toutes les victimes » de la traite, mais aussi les Laotiennes « à risque de traite », soit les jeunes filles pauvres attirées par les lumières de l’économie thaïlandaise. L’intégration d’un nombre croissant de jeunes filles laotiennes placées en centre de réhabilitation à titre préventif s’inscrit dans un projet de rétention de la main-d’oeuvre laotienne (Miramond 2022). L’« empowerment » des résidentes du refuge, qu’elles soit considérées comme victimes ou à risque de traite, doit permettre qu’elles travaillent et qu’elles s’établissent durablement sur le sol laotien.

Le terme empowerment apparaît à un premier niveau de lecture comme un mot clé de l’aide au développement relatif à l’autonomisation des femmes, à leur accès accru à l’éducation et à l’emploi sur le territoire national. Sa traduction comme compétence individuelle à s’outiller et à s’insérer sur le marché du travail fait écho à l’institutionnalisation de ce concept, mais aussi à ce que de nombreuses féministes ont dénoncé comme sa dépolitisation, puisqu’il désignait initialement la transformation des rapports de pouvoir entre groupes sociaux et individus (Batliwala 2007). En effet, la notion d’empowerment a été introduite dans le monde des ONG par un réseau de féministes du Sud global[4] critiquant l’idée selon laquelle l’accroissement de l’intégration économique des femmes du Tiers-Monde au développement suffirait à combattre leur subordination (Calvès 2014). Mais le concept d’empowerment, tel qu’il est utilisé au sein de l’ONG Anti-Traite, s’inscrit également dans les visées de contention spatiale de sa population par l’État-parti laotien.

Dirigée par un parti communiste depuis 1975, la République démocratique populaire lao entame en 1986 un début de libéralisation économique tout en maintenant un régime autoritaire à parti unique. Le gouvernement laotien encadre étroitement l’activité des organisations de la société civile et conçoit leur rôle comme celui d’une application et d’un approfondissement des politiques de développement qu’il préconise (Belloni 2014). Il estime que les quatre organisations de masse[5] qu’il finance font partie de la « société civile » et n’autorise la création d’ONG locales qu’en 2009 sous l’intitulé « Non-Profit Association », afin de les présenter sous un jour moins antigouvernemental. Le gouvernement exerce une surveillance étroite sur leurs activités, déplacements et recrutements[6], sa volonté de contrôle étant comprise comme « le reflet d’une volonté tenace de ne pas perdre le pouvoir » (Guégan 2005 : 4).

La population laotienne, dont la densité démographique est la plus basse de toute la région (7 millions d’habitantes et habitants selon le dernier recensement de 2015), vit principalement de l’agriculture. Le processus d’industrialisation engagé dans la décennie 1990 avance à un rythme moins effréné qu’il ne l’a été dans les États voisins. Entouré de plusieurs pays dotés d’une puissance politique, économique et démographique plus importante, le Laos est séparé de la Thaïlande, dont il partage un très grand nombre d’éléments linguistiques et culturels, par le fleuve du Mékong, que de nombreuses personnes, surtout lao, traversent avec une grande facilité, de manière quotidienne et routinière. La demande d’emplois peu qualifiés en Thaïlande contribue à la migration de jeunes laotiennes et laotiens vers le pays voisin, dont la population vieillit (Phouxay 2017).

De fait, « le caractère structurel de la migration vers la Thaïlande, en particulier chez les jeunes » (Pholsena et Banomyong 2006 : 153) concerne majoritairement les jeunes filles de moins de 18 ans, plus nombreuses à migrer en Thaïlande que les garçons du même âge (MoLSW et al. 2003). Près de 50 % de la population du pays a moins de 20 ans, et 80 % de ces jeunes arrêtent l’école avant 16 ans. L’émigration transfrontalière de la jeunesse du Laos vers la Thaïlande constitue un sujet sensible pour le gouvernement laotien, lequel entend appuyer son édification nationale sur une identité lao clairement distincte de l’identité thaïlandaise (Huijsmans 2011). Bien que les mouvements migratoires entre les deux rives du Mékong soient faciles, quotidiens et inscrits dans une longue histoire, la fuite de la main-d’oeuvre laotienne vers la Thaïlande est considérée comme un refus d’allégeance à la Nation, une transgression civique, morale et politique au projet de développement national lao (Molland 2012).

Pour sa part, la réhabilitation offerte par le refuge de l’ONG Anti-Traite doit offrir aux jeunes laotiennes une « formation, une éducation et un savoir-vivre », mais aussi un goût du labeur. Pour la directrice générale de l’ONG Anti-Traite, anciennement comptable dans l’une des fermes d’État mises en place par le Parti révolutionnaire populaire lao[7], les Laotiennes identifiées comme victimes de traite en Thaïlande doivent apprendre à étudier et à travailler non pas pour le salaire, mais pour la collectivité, comme la directrice elle-même a pu le faire lorsqu’elle travaillait dans une ferme d’État. Sa conception de l’« empowerment » a pour référentiel l’organisation collective et l’autonomie de production des fermes d’État et des coopératives engagées par le gouvernement. Bien que le projet de créer les figures de « l’homme socialiste nouveau » et de « la femme socialiste nouvelle » ait disparu de la propagande officielle du Parti, « le régime n’a pas pour autant abandonné l’idée de “modeler” les individus » (Evrard et Pholsena 2005 : 31).

Mobilisant fréquemment l’idée d’un « système lao », la direction exécutive de l’ONG présente son projet de réhabilitation économique et sociale au prisme d’une culture lao réifiée. Pourtant, la politique de réhabilitation promue n’est pas le reflet d’une culture anhistorique : elle réitère les injonctions à « l’autosuffisance » et à « l’autonomie » que multiplient les autorités laotiennes, tout particulièrement à la fin de la décennie 1990 — dans le sillage de la crise économique de 1997 (Evrard et Pholsena 2005). Les réhabilitations mises en place par le secteur humanitaire au Laos contribuent de fait au prolongement des politiques poursuivies par le gouvernement laotien oeuvrant à la fabrication de citoyennes laotiennes laborieuses et engagées dans la construction de la Nation.

Les refuges de l’ONG Anti-Traite apparaissent en effet comme des espaces dans lesquels s’applique quotidiennement une version humanitaire du modèle de « la nouvelle femme socialiste » initialement promue par le régime communiste. Celle-ci devait accomplir les « trois biens » et les « deux devoirs », conformément au slogan adopté en congrès par l’organisation de masse paraétatique l’Union des femmes lao en 1984 (LWU 1986) et reformulé en 1993[8]. Se conformer aux « trois biens » signifie être une bonne citoyenne, bonne dans le développement et bonne dans la construction d’une culture familiale. Les « deux devoirs » désignent celui de défendre et de construire la Nation et de contribuer à l’émancipation des femmes (Khouangvichit 2010 : 52). Si ce slogan a été formulé comme une injonction faite aux femmes pour qu’elles contribuent à l’édification d’une nation plus égalitaire (Trankell 1993), il s’inscrit dans le prolongement de l’idéologie nationale qui préexistait à la révolution et excluait les femmes de la sphère publique (Ngaosyvathn 1994).

La participation de l’ONG Anti-Traite au projet d’édification nationale est le fruit d’une construction de longue haleine et fait l’objet de négociations quotidiennes entre les tenantes et les tenants de différentes perspectives. Dans les premiers temps, lorsqu’elle s’établit au Laos, l’ONG Anti-Traite entend proposer une réhabilitation « centrée sur les besoins des victimes de traite », selon un programme construit à rebours des formes de rééducation gouvernementales imposées aux prostituées laotiennes raflées en 1975 et enfermées sur l’île aux femmes[9] ou aux personnes migrantes laotiennes rentrées de Thaïlande. Si l’accompagnement psychologique, la formation et l’éducation des résidentes « victimes » comme « à risque » de traite s’inscrivent dans une politique de soutien aux plus vulnérables, les refuges appliquent de fait un ensemble de prérogatives nationales et d’abord celle du maintien de la force de travail dans l’escarcelle nationale.

Les apprentissages professionnels fournis dans les centres non gouvernementaux sont divers et évoluent à travers le temps. Les résidentes en formation de cuisine apprennent à préparer des soupes et des plats à vendre dans de petits restaurants, tandis que celles inscrites à la formation de tissage réalisent des jupes traditionnelles sur des machines à tisser en bois. Les formations de beauté visent l’acquisition des connaissances et des compétences du métier de coiffeuse-maquilleuse, afin de permettre aux femmes de travailler dans les petits salons de coiffure généralement installés à proximité ou à l’intérieur des marchés[10]. Dans les formations de couture, les résidentes apprennent à découper, à assembler et à repriser des jupes et des chemises traditionnelles. Cet apprentissage les prédestine soit à l’ouverture d’un salon de couture dans leur village si, à nouveau, l’économie de ce dernier rend un tel projet viable, soit au recrutement dans une usine textile. Qu’elles deviennent tisserandes, cuisinières, coiffeuses ou couturières, leurs salaires mensuels restent particulièrement bas, dépassant rarement le million de kips (100 euros).

Les programmes de réhabilitation qui prévalent dans les refuges pour victimes de traite au Laos se chargent de doter les Laotiennes accueillies des compétences nécessaires à la réalisation de travaux qui ne sont « pas faciles ». Si la direction de l’ONG considère comme problématique le souhait des jeunes filles de travailler pour gagner de l’argent, c’est parce qu’elles devraient travailler pour gagner le respect. Les résidentes doivent apprendre que la respectabilité se gagne au prix de travaux « difficiles », coûteux en temps, en énergie physique et peu rémunérateurs sur le plan économique. Si la prostitution est si détestée, c’est notamment parce que les femmes qui s’y adonnent sont perçues comme menant une vie indolente, dormant le jour durant et s’amusant pendant la nuit. Les résidentes du centre de réhabilitation doivent au contraire incorporer une grande capacité de travail et un large éventail de compétences dans les domaines productifs et reproductifs.

Au Laos, le discours de la traite humaine ne s’est pas vu approprié et mis en scène par le seul État pour dissuader la jeunesse de quitter le pays (Huijsmans 2011). Les programmes non gouvernementaux de réhabilitation pour victimes de traite contribuent activement à la politique d’immobilisation de la main-d’oeuvre laotienne sur le sol national, coïncidant avec les priorités d’un État dont le manque de main-d’oeuvre est le premier frein à l’investissement[11]. Conformément aux recommandations internationales en matière de réintégration, les refuges non gouvernementaux pour victimes de traite s’efforcent de rendre ces dernières capables de gagner leur vie, mais aussi de contribuer au développement économique de leur pays (OIM 2004). La production et la consolidation humanitaire de compétences féminines respectables et faiblement valorisées sur le marché du travail prennent une autre ampleur avec la réintégration de résidentes dans les tout nouveaux ateliers d’usines de précision qui se développent dans le pays.

Ethnographie d’un paradoxe : réintégrations et maintiens effectifs au travail ouvrier au Laos

C’est dans le sillage du nouveau mécanisme économique (NME) engagé en 1986 que se développent les premières usines textiles d’exportation dans la capitale du pays. En 2019, le secteur textile, qui constitue de loin l’industrie la plus importante du pays, ne compte que 78 usines[12] employant environ 30 000 personnes (Sakurai et Ogawa 2006 : 72). Le pays reste ainsi sous-industrialisé en comparaison de ses voisins. Vientiane constitue le foyer de cette industrie naissante : la majorité des usines sont installées dans les quartiers périphériques de la ville. D’autres essaiment, dans de moindres proportions, à Savannakhet, à Paksé, et dans quelques-unes des zones économiques spéciales (ZES) qui y sont créées. La prédominance des femmes dans l’industrie manufacturière d’exportation est rapidement visible. Dans le secteur textile, qui recrute la majorité de la main-d’oeuvre du pays, 85 % des employées et employés sont des femmes (LWU 2005, Banque Mondiale 2012), et une partie importante est constituée de paysannes laotiennes. La part de personnes migrantes originaires de zones rurales parmi la main-d’oeuvre ouvrière est évaluée à 80 % par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en 2006, puis à 51 % en 2012 par la Banque mondiale. Que la variation soit due aux années, à la méthodologie ou aux fluctuations liées à un taux de renouvèlement élevé, il est reconnu que la main-d’oeuvre rurale occupe une partie importante des ateliers de production textiles (Phouxay et Tollefsen 2011). Cette main-d’oeuvre est logée dans les dortoirs des usines (Malam 2012 : 5). Le comportement sexuel des ouvrières, jeunes femmes non diplômées et issues de zones rurales, soudainement émancipées de l’autorité parentale et de la vigilance familiale, ne manque pas de susciter fantasmes et craintes dans la population (Homesana 2019).

Le fait que des usines employant de jeunes filles et femmes faiblement diplômées en contrepartie de bas salaires constituent des lieux de réintégration pour l’ONG Anti-Traite apparaît relativement contradictoire. D’une part, les ateliers de production employant une majorité d’ouvrières seraient si peu rémunérateurs qu’ils constitueraient des tremplins vers les branches les plus sordides de l’industrie du sexe. D’autre part, un nombre conséquent de migrantes victimes de traite y auraient été amenées par la ruse et y seraient exploitées. Dans la sous-région du Grand Mékong, le travail ouvrier est le premier secteur d’exploitation des enfants victimes de traite (Surtees 2013 : 213). Ce secteur est d’importance comparable au travail domestique et à l’agriculture en ce qui concerne la traite des adultes (Pearson et Kusakabe 2013 ; Surtees 2013 : 34 ; Robinson et al. 2016 : 30). Les études consacrées à la traite en RDP lao considèrent que le travail en usine et la prostitution représentent les principaux secteurs d’exploitation des Laotiennes mineures (Chamberlain 2004 et 2006).

Dans une étude réalisée en 2006 par l’équipe de l’ONG Anti-Traite auprès de 283 jeunes femmes travaillant dans les bars à bière du Laos, ces dernières déclarent vouloir travailler à leur propre compte, avoir leur propre bar, une place au marché ou travailler dans un salon de coiffure. « Personne n’a fait mention de travail en usine », est-il ainsi noté dans la synthèse sur laquelle les membres de l’ONG doivent s’appuyer pour penser les formations professionnelles à développer dans les centres. Or, dès 2013, plusieurs résidentes de l’ONG Anti-Traite sont réintégrées dans différentes usines détenues par des sociétés étrangères produisant des vêtements militaires ou des perruques. Douze sont orientées vers une usine japonaise produisant des housses de sièges automobiles au début de l’année 2015. Les jeunes résidentes doivent initialement réaliser un stage pour finaliser leur formation de couture, mais y restent fréquemment plusieurs mois, voire des années durant. Inn, originaire de la province de Savannakhet, a 18 ans lorsqu’elle intègre, sur recommandation de la travailleuse sociale du centre, une usine textile produisant des vêtements militaires. Pendant deux ans, de 7 h à 16 h, elle confectionne des vêtements de soldats pour un salaire mensuel oscillant entre 500 000 kips et 600 000 kips (de 45 à 55 euros), et sans aucune protection sociale[13].

Les conditions de travail sont décrites comme éprouvantes, la superviseure responsable de son secteur est particulièrement virulente avec les ouvrières de sa ligne. Les deux autres résidentes d’Anti-Traite orientées vers la même usine par l’ONG ne peuvent supporter de telles conditions, quittant l’usine moins d’une semaine après y être entrées. Inn explique avoir été encouragée à rester travailler à l’usine par l’ONG Anti-Traite, qui continua à la loger jusqu’à ce qu’elle quitte l’usine, découragée par la difficulté du travail et sa faible rémunération. Après être restée quelques mois dans son village, elle est recontactée par une travailleuse sociale de l’ONG, qui la convainc de revenir travailler à l’usine Toyota.

Comme Inn, un ensemble de résidentes orientées par l’ONG Anti-Traite vers l’usine Toyota ne sortaient pas directement du centre de réhabilitation. Âgées de 19 ans et plus, déjà réintégrées dans leur village, elles peinaient à vivre de leur activité de couturière ou de coiffeuse et avaient fait part de leur situation à une travailleuse sociale de l’ONG lorsque celle-ci les avait contactées. Les travailleuses sociales responsables de la réintégration des résidentes doivent en effet les accompagner au cours des trois années après leur sortie. Elles sont également censées rendre des comptes aux bailleurs de fonds au sujet de leurs revenus sur cette même période. Plusieurs anciennes résidentes de l’ONG sont ainsi appelées à la fin de l’année 2014 et invitées à rejoindre l’usine de la marque japonaise.

Pas moins de douze résidentes y sont réintégrées, dormant dans le centre le temps que la construction du dortoir de l’usine soit finalisée et y travaillant de jour. La collaboration entre l’ONG et la compagnie Toyota qui s’établit au milieu de la décennie 2010 ne figure dans aucun rapport de l’ONG Anti-Traite. Elle passe par l’interconnaissance de la comptable de l’ONG avec un cadre de l’entreprise. Le dialogue, toutefois, n’obéit pas seulement à une logique de réseau : il traduit également une conjonction d’intérêts de la part des deux structures. La multinationale japonaise a établi une base de production dans la zone économique spéciale en avril 2014, distribuant ses productions de sièges automobiles à l’usine thaïlandaise. Dotée d’une capacité de production de 200 000 housses de sièges par an, l’usine manque cependant de main-d’oeuvre, peinant à recruter autant qu’à conserver les ouvrières qu’elle est parvenue à former. Pour sa part, l’ONG cherche à faire embaucher ses anciennes résidentes.

Si l’air conditionné et la présence d’une infirmière dans l’usine sont appréciés, ils s’accompagnent de salaires légèrement inférieurs à celui annoncé par les travailleuses sociales et d’une obligation à travailler debout toute la journée qui s’avère particulièrement fatigante. Lorsque je visite l’atelier de production en avril 2015, la cadre de Toyota qui me guide m’explique que les rendements sont meilleurs lorsque les ouvrières travaillent à la verticale et que les casquettes renforcées fournies par l’entreprise à toutes les ouvrières leur permettent d’éviter de s’abîmer le visage, notamment en cas de perte de conscience. Cette explication est à mettre en relation avec les pertes de connaissance de deux résidentes du refuge anti-traite dans l’atelier aux mois de janvier et février 2015. Âgées de 15 ans, elles ont été recrutées par l’usine Toyota pour travailler à temps plein après leur stage. L’ensemble des Laotiennes placées en stage et recrutées dans l’usine Toyota font état d’une même fatigue causée par la posture debout et par les difficultés d’accès à la nourriture, la ZES étant isolée des marchés et les commerçantes ambulantes n’ayant pas le droit d’y entrer.

Les membres de l’ONG, pour leur part, indiquent que c’est pour voir « réussir [leurs] filles » qu’elles proposent de les orienter vers les usines. Le fait que l’atelier de l’usine Toyota soit climatisé, qu’il compte une infirmerie et l’annonce d’une rémunération de 1 200 000 kips par mois atteste, aux yeux des employées de l’ONG, d’une certaine qualité de vie des ouvrières au sein de cette usine. Le travail ouvrier, aussi difficile soit-il, offre une voie citadine conforme au projet d’édification nationale de l’ONG. Elles ont ici la possibilité d’être de « bonnes citoyennes », comme celles qui travaillent en salon de beauté, dans une boutique de couture ou un restaurant non loin du refuge. La réintégration en usine est ainsi exprimée comme une aide bénéfique aux résidentes par plusieurs membres de l’ONG, lesquelles apparaissent comme des intermédiaires rappelant celles et ceux qui ont structuré le parcours migratoire des résidentes. En février 2015, je découvre par exemple que trois des résidentes réintégrées à l’usine Toyota ont 16 ans, et deux autres, 14 et 15 ans, alors que la compagnie japonaise est censée recruter des ouvrières âgées de plus de 18 ans. Les employées de l’ONG m’expliquent avoir modifié la date de naissance figurant sur leurs carnets de famille pour garantir leur recrutement. Il s’agit, développe la directrice du refuge, d’une façon de rendre service aux résidentes, de leur permettre de faire un stage et de gagner de l’argent.

En falsifiant les documents d’identité de résidentes mineures pour qu’elles intègrent les ateliers de production de l’usine Toyota, l’équipe salariée de l’ONG contrevient à la fois à la réglementation de la compagnie et aux législations internationales de référence en matière de protection de l’enfance dans le secteur anti-traite. Elle respecte cependant la législation laotienne, qui autorise le travail des personnes mineures à compter de 14 ans — sauf lorsque ces dernières réalisent des heures supplémentaires — et prolonge des pratiques dites d’entraide. Nombre d’enquêtées ayant travaillé en Thaïlande ont vu leur âge officiel modifié en amont de leur migration avec l’aide — monnayée — de représentantes et représentants locaux de l’État. Dans bien des cas, cette opération avait été réalisée et financée par une personne intermédiaire (nai na), considérée comme « trafiquante » par les membres de l’ONG. L’« aide » apportée par l’équipe afin de permettre aux résidentes de gagner de l’argent perpétue ainsi les relations de solidarité enseignées dans le refuge, tout en résonnant fortement avec les pratiques engagées dans des situations considérées comme relevant de la traite d’enfants.

Les récits des bénéficiaires de l’ONG effectivement réintégrées soulignent toutefois la rudesse des conditions de travail et les impacts en matière de santé. Il donne également à voir la perspective de remise au « travail difficile » adoptée par l’ONG Anti-Traite. Le travail à la chaîne dans les ateliers éclairés est à la fois exténuant et fascinant : le cadre de travail peut paraître moderne en comparaison du travail agricole, mais travailler debout toute la journée est particulièrement difficile. La pression des cadences à tenir est d’autant plus élevée que la moindre erreur oblige à recommencer le travail depuis le début.

L’objectif qui sous-tend la réhabilitation de ces jeunes filles est de leur permettre d’exercer un emploi rémunéré non loin du refuge, le temps de l’« empowerment » qu’elles se « renforcent » et soient en âge de s’établir comme épouse et comme mère. En travaillant comme ouvrières non loin du refuge, les résidentes prennent les habits de « petites mains du développement » (Legal et Saymongkone 2003) contribuant à l’économie nationale. Elles permettent à l’ONG de poursuivre l’encadrement de la mobilité, du travail et de la respectabilité des résidentes et de maintenir ses effectifs en refuge lorsque les jeunes ouvrières restent pour y dormir. L’équipe s’avère également active dans la négociation du maintien de résidentes à leur poste d’ouvrières, encadrant étroitement leurs départs. Ainsi, en mars 2015, deux membres du personnel de l’usine Toyota viennent se plaindre au bureau de l’ONG Anti-Traite des intentions de démission de cinq résidentes du refuge employées dans l’usine. Les employées de l’ONG s’engagent à discuter avec « leurs filles » pour comprendre ce qui les pousse à partir et pour régler le problème. Dès le lendemain, la directrice parvient à convaincre trois résidentes-ouvrières sur cinq de rester travailler à l’usine.

Le recrutement « facilité » des résidentes de l’ONG est présenté comme une faveur accordée par Toyota, générant en retour des obligations et des responsabilités. La compagnie textile a tout intérêt à employer de jeunes filles et femmes au terme de formations à la couture dans l’enceinte du centre de l’ONG : ce recrutement diminue la période d’apprentissage et de familiarisation à l’usage des machines. De fait, parmi les cinq ouvrières « envoyées » par l’ONG Anti-Traite, deux vont quand même partir. Les trois autres ouvrières qui « changent d’avis » acceptent de rester après l’intervention d’une travailleuse sociale de l’ONG Anti-Traite. Cette dernière a appris que la raison principale de leur départ était la récurrence des humiliations infligées par la surveillante de leur ligne de production. La comptable de l’ONG engage une médiation visant le maintien des ouvrières dans l’atelier et bientôt, les trois ouvrières résidentes sont affectées à une nouvelle ligne de production. N’ayant plus à subir les remontrances de cette superviseure, elles tiennent leur promesse et restent travailler dans l’atelier de Toyota. Quitter l’usine sans compromettre leur image vis-à-vis des salariées de l’ONG implique d’identifier des motifs de départ conformes à l’idéologie des trois biens.

Conclusion : la réintégration globale d’anciennes victimes de traite en usine

Historiquement, la mise au travail de jeunes femmes pour les empêcher de se prostituer a constitué un point majeur des actions charitables établies à l’échelle internationale. Si les ONG engagées dans la lutte contre la traite au Laos s’inscrivent dans cette continuité idéologique, elles territorialisent également les conceptions étatiques de la vie morale de ses citoyennes. La conception de l’empowerment des femmes de l’ONG Anti-Traite coïncide ainsi avec les objectifs d’un gouvernement qui redoute que sa population mobile défie les frontières territoriales et politiques qu’il tente de faire respecter (Bouté et Pholsena 2017). Cet usage de l’empowerment procède d’une dépolitisation néolibérale de la notion — il n’est plus ici question de transformer des rapports de pouvoir, mais d’insérer de jeunes femmes sur un marché du travail asymétrique — sur fond de convergence avec les intérêts d’un État post-socialiste autoritaire — il s’agit que ces jeunes femmes intègrent le goût du labeur, et des entreprises implantées sur le sol laotien, fussent-elles détenues par des sociétés étrangères.

Toutefois, la question se pose de savoir si la singularité du contexte laotien et l’effort d’édification nationale lao porté par les organisations non gouvernementales suffisent à expliquer le développement de partenariats entre les secteurs anti-traite et industriel. Au Bangladesh, par exemple, une organisation s’est spécialisée dans l’intégration d’enfants à risque de traite et d’exploitation sexuelle dans des projets professionnels utiles à l’industrialisation du pays. Nommée « Integrated Community and Industrial Development Initiative » (INCIDIN Bangladesh), cette organisation a pour but de « soutenir le développement économique et industriel du pays d’une façon qui soit bénéfique à la stabilité de la communauté ». L’organisation (financée par l’OIT et l’UNESCAP) s’est fait connaître en raison du counseling psychosocial de long terme et par les services médicaux et psychosociaux de court terme fournis aux jeunes et aux enfants victimes d’abus et d’exploitation sexuelle. Les objectifs de développement de ces ONG apparaissent compatibles avec la réintégration de bénéficiaires en usines.

Par ailleurs, les partenariats avec les compagnies privées apparaissent comme une alternative à l’aide internationale. La réintégration de résidentes dans le secteur industriel en expansion au Laos semble amenée à se développer, au vu de logiques de réseaux et d’intérêts mutuels entre personnes expatriées travaillant au Laos dans les secteurs humanitaire et industriel. Le développement de tels partenariats constitue une tendance observable dans le secteur de la lutte contre la traite, au-delà du cas singulier de l’ONG Anti-Traite ou du contexte national dans lequel elle s’insère. Certes, les relations « familiales » entre employées de l’ONG et managers d’ateliers de production industrielle et l’éclosion d’usines à compter de 2010 dans la zone économique spéciale de Savannakhet ont favorisé le développement de cette politique de réintégration. Mais ces éléments rejoignent une logique internationale. La mise en place d’un partenariat entre le secteur anti-traite et le secteur du textile industriel observée en RDP lao existe dans quantité de pays à des échelles à la fois plus systématiques, mais aussi plus médiatisées.

La réintégration de Laotiennes considérées « à risque » ou « victimes » de traite dans des usines ne constitue ainsi pas un phénomène isolé, qui s’expliquerait par la spécificité du contexte de l’ONG Anti-Traite. Au Cambodge, les programmes de réhabilitation à destination de jeunes Khmères victimes de traite incluent des « emplois ou placements en apprentissages incluant le travail ouvrier » (The Asia Foundation 2005 : 43, ma traduction), la couture restant une formation professionnelle centrale dans une majorité de centres de réhabilitation du Sud-Est asiatique. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) promeut et coordonne également la réintégration d’anciennes victimes de traite dans des usines. En 2006, l’UNODC, le département philippin des affaires sociales et du développement et une série de grandes entreprises philippines ont mis au point un programme d’apprentissage destiné aux victimes de traite, et ce, afin de prévenir leur « re-victimisation ». Pendant des périodes allant de six mois à un an, un certain nombre de Philippines identifiées comme victimes de traite ont été placées en apprentissage dans des usines[14]. La dynamique de réintégration d’anciennes victimes de traite en usine est plus claire encore dans des programmes qui placent cet objectif au coeur de leur action. C’est notamment le cas de Threads of Freedom (ToF), une entreprise sociale à but non lucratif travaillant à la réhabilitation et à la réintégration de victimes de trafic sexuel en Inde[15].

Nous avons vu, à partir du cas du Laos, que le registre de l’évitement était insuffisant pour penser le rapport entre politiques anti-traites et exploitation du travail. Les programmes de réhabilitation pour victimes de traite préparent la réintégration des femmes sur l’un des segments les moins valorisés du marché du travail mondialisé que sont les usines de précision. Loin de briser la dynamique de rapports sociaux de sexe en jeu dans l’exploitation des femmes, les centres de réhabilitation pour victimes de traite l’alimentent et la renforcent. Ces centres ne sont donc ni des espaces assurant l’émancipation des femmes, ni des espaces purement répressifs, mais des lieux de coproduction d’une catégorie de sexe minoritaire mise au travail sur le marché mondialisé. L’enseignement d’un labeur difficile, minutieux, d’intérieur et peu ou pas rémunéré doit inculquer aux résidentes des centres la discipline, la contention et l’humilité nécessaire au « travail considéré comme féminin » (Falquet 2009), moins valorisé sur le plan social et économique que celui des hommes (Kergoat 2012).