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Directeur du Musée d’archéologie et d’anthropologie et professeur d’anthropologie historique à l’Université de Cambridge, Nicholas Thomas explore depuis une trentaine d’années les histoires coloniales et les rencontres interculturelles qui ont marqué et qui caractérisent encore l’Océanie. Traduction d’un ouvrage paru initialement en anglais en 2010, l’anthropologue originaire d’Australie s’y refuse à considérer les expériences coloniales du Pacifique comme des histoires indépendantes et isolées propres à chaque île et présente plutôt l’histoire d’une Océanie cosmopolite et interconnectée. S’intéressant aux parcours d’insulaires et d’Européens, Thomas dessine la carte d’un espace caractérisé par des flux d’humains et de marchandises. Il dévoile l’histoire d’influences réciproques entre colonisateurs et colonisés au cours de laquelle les Occidentaux se sont intégrés à des réseaux préexistants de relations intra‑insulaires et multilatérales tout en y laissant une marque. Récompensé par le Wolfson History Prize décerné chaque année au Royaume-Uni pour promouvoir et encourager l’excellence de livres d’histoire pour le grand public, cet ouvrage entreprend un travail de vulgarisation d’une histoire globale de l’Océanie en attachant une attention toute particulière aux perspectives et à l’agentivité des Autochtones.
L’ouvrage, qui comprend une préface de l’anthropologue Éric Wittersheim, se divise en deux parties. La première moitié couvre la période des premiers contacts jusqu’à la colonisation de la Polynésie par les Empires britannique, français et allemand ainsi que les premières tentatives d’expéditions en Mélanésie. Le lecteur découvre un espace multiculturel interconnecté où les échanges se font autant entre Européens et Océaniens qu’entre insulaires eux-mêmes. L’auteur y relate les parcours de vies d’insulaires, notamment celui de Kualelo (p. 29), jeune Hawaïen qui résida en Angleterre dans les années 1790, ainsi que les parcours exceptionnels d’Européens comme George Vason (p. 89), jeune maçon de 25 ans originaire de Nottingham devenu missionnaire, qui s’intégra à la société tongienne au point d’y devenir un chef prenant part aux stratégies d’alliances locales. La suite de cette première partie s’attache d’ailleurs aux alliances qui se développèrent entre insulaires et Européens et aux impacts de la présence militaire européenne sur les rapports de pouvoir au sein des sociétés locales. De grands chefs polynésiens comme Kamehameha 1er d’Hawaï et Pomare 1er de Tahiti usèrent de ces alliances dans leurs stratégies d’acquisition de capital symbolique et économique, mais également de renforcement de leur puissance militaire.
La seconde partie de l’ouvrage porte sur la phase d’expansion des sphères d’influence des Empires français et britannique en Polynésie et en Mélanésie. L’ambition d’y établir des colonies de peuplement devint désormais un enjeu géopolitique primordial. À partir de l’exemple de la Nouvelle-Calédonie, l’auteur nous présente les enjeux et réalités à l’échelle locale de la rencontre entre deux sociétés profondément antagonistes et la mise en place d’un rapport de domination de l’une sur l’autre. Ce nouvel ordre permit l’émergence d’un âge de la « piraterie » (p. 307), reposant sur une marchandisation des corps des insulaires, menant graduellement à un système mondialisé de recrutement de travailleurs océaniens. Il fut responsable de la propagation d’épidémies qui bouleversèrent de façon tragique la démographie du Pacifique. L’expérience de ce système dota par ailleurs les insulaires des « connaissances des rouages de l’économie mondiale » (p. 392) et des outils pour s’y faire leur place ou y résister. Dans cette partie, Thomas invite les lecteurs à approfondir la recherche relativement à deux points spécifiques. Premièrement, il suggère de creuser l’étude des impacts du retour dans leurs îles des marins insulaires et des anciens déportés sur le « monde politique local » (p. 458). Deuxièmement, s’appuyant sur plusieurs exemples — comme la diffusion, dès le XIXe siècle, des images figuratives dans les arts kanak et des bambous gravés (p. 305) ainsi que l’émergence de l’écriture et des tablettes Rongorongo à Rapa Nui issues possiblement du contact avec les navigateurs occidentaux (p. 334) —, il propose de s’intéresser aux capacités d’intégration d’éléments allogènes dans les cultures locales.
Citant les travaux de Klaus Neumann, Thomas s’inscrit dans le courant historiographique de l’histoire globale selon laquelle les interactions entre différentes sociétés et cultures ne peuvent et ne doivent pas être perçues comme le résultat d’un processus de transformation verticale, mais comme un processus multifactoriel d’échanges, d’influences et d’adaptations réciproques. À partir d’archives coloniales, de journaux d’expéditions et de récits d’Européens ayant voyagé sur les mers du Sud, l’auteur fait le choix méthodologique de s’intéresser simultanément à des récits de vie d’individus variés et de recourir aux matériaux originaux que sont les objets d’arts océaniens, dont les photos agrémentent l’ouvrage, afin de dévoiler les perspectives locales et individuelles, ainsi que les transformations sociétales. L’auteur nous pousse ainsi à nous intéresser aux divers types de données produites en dehors des cadres institutionnels tout en nous rappelant que l’étude de l’évolution des formes artisanales et artistiques imaginées en contexte colonial participe à l’analyse critique du passé.
Enfin, si l’ouvrage témoigne de l’agentivité des insulaires dans cette histoire globale, en revanche, il s’attarde peu sur l’évolution historique des univers de sens des sociétés océaniennes. Néanmoins, à partir d’un travail d’historicisation des formes culturelles contemporaines, l’auteur développe en fin d’ouvrage une réflexion intéressante sur « l’expression de la modernité polynésienne » (p. 343), stimulée par les rencontres et les échanges interculturels.