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C’est dans les temps tumultueux, animés et indéterminés du mythe que le linguiste et anthropologue académicien Hervé Curat nous immerge, suivant les parcours des pilleurs de nids et des chasseurs de phoques, allant des Guyanes jusqu’à l’Alaska, en passant par la Sierra Nevada de Santa Marta, l’Amérique Centrale, les Rocheuses et les Grandes Plaines nord-américaines. Le livre, une collection diverse de mythes accompagnés d’illustrations d’artistes autochtones canadiens, se livre à une tâche de compilation assez complexe : dévoiler ici et là, dans le riche grenier mythologique des Amériques, les correspondances, les variations et les transmutations de la figure du dénicheur. Alors qu’aux Guyanes celui-ci fait occasionnellement figure de pilleur de nids d’oiseaux, dans d’autres mythes d’autres peuples autochtones, celui-ci apparaît comme un dénicheur de crotales, d’ours, de jaguars, de lézards, de pieuvres, voire d’humains et de plantes.
Ce parcours en marelle géographique avec ses permutations s’engage également dans les suites d’une autre voie déjà tracée, celle que l’anthropologue structuraliste Claude Lévi-Strauss a suivi dans ses Mythologiques. Ainsi, à l’instar de ce dernier et en comparant les mythes se trouvant souvent à des milliers de kilomètres les uns par rapport aux autres, l’auteur dégage des analogies et des structures sous-jacentes, transversales à la majorité des mythes ayant pour figure principale le mythème variable du chasseur-pilleur de nids. Pourtant, en contraste avec Lévi-Strauss, Curat élargit les analogies de ce héros en diversifiant la ménagerie de fauves et en ajoutant des récits provenant d’autres sources (dont les travaux de Franz Boas, John Swanton, Henry Voth, parmi d’autres).
L’emphase est surtout mise sur les histoires de chasseurs de phoques, puisque celles-ci transposent « au monde marin la saga du dénicheur de perroquets ou de harpies » (p. 211). Ainsi, il emprunte à la méthode structuraliste la cristallisation d’une sorte de charpente sémantique commune à plusieurs regroupements d’histoires, à savoir des prototypes ou des archimythes composés d’une grammaire de mythèmes changeants s’agençant les uns avec les autres. Malgré cela, pour l’auteur il ne s’agit pas de viser « aucune vérité générale, d’ordre anthropologique ou littéraire » (p. 3), mais de faire une exploration où la plasticité, l’indétermination et un certain sens du chaos inhérent aux mythes, déjouent toute tentative structuraliste de « faire système » ou d’en dégager des règles précises (p. 281). Paradoxalement, l’auteur se penche sur la construction minutieuse d’archimythes, tâche qui ne demeure à la fin qu’un exercice de correspondances de forme et de sens pour la plupart fortuites.
Si bien que l’on peut dire que l’approche de l’auteur est un structuralisme atténué à la base. S’esquisse ici une critique à un structuralisme savant et dogmatique qui construit à partir d’une sélection convenable de textes non seulement des réseaux complexes de connections et d’analogies, mais aussi des systèmes de sens quasi géométriques. Les mythes, par contre et malgré leurs correspondances, semblent se détacher d’un chaos primordial par une tentative d’expliquer l’instauration d’un ordre naturel, culturel ou cosmique à la base d’un phénomène déterminé. C’est ainsi qu’un récit parintintin explique les couleurs et les formes des oiseaux, un conte zuñí la mortalité des hommes et une histoire des Tinglit de l’Alaska donne la clé mythique de l’origine des épaulards. Les accidents géographiques, le comportement des animaux et la disposition des étoiles dans le ciel s’animent dans cette même logique.
Or la cosmogenèse, ainsi que les brèches, les rapports et les inversions entre nature et culture sont des questions peu traitées en termes théoriques, quoique transversales au passage d’une lecture minutieuse. Ceci offre une double impression : celle d’un certain anachronisme du livre, pouvant être écrit il y a quatre ou cinq décennies, et celle d’être écrit en exergue de l’oeuvre de Lévi-Strauss, ne s’attardant que sur des aspects sémantiques et structuraux. En raison de ce traitement, l’ouvrage s’adresse à un lectorat non seulement attiré par les mythologies américaines, mais aussi intéressé à suivre les réverbérations actuelles d’une école de pensée lévi-straussienne tout en maintenant une focale classique. Ainsi, délibérément ou par défaut, Curat soustrait l’ouvrage à des débats et à des approches plus contemporaines en anthropologie, comme le post-structuralisme ou le tournant ontologique. Le tout reste en dehors de l’esprit du temps, rejoignant en quelque sorte l’atemporalité du mythe.
Quoi qu’il en soit, l’écriture demeure assez simple et directe, les récits ont été réadaptés pour une meilleure compréhension malgré les incohérences apparentes du registre mythique et l’auteur invite à lire l’ouvrage comme un produit littéraire, plutôt que comme un corpus de matériel ethnographique précuit. Dès lors on peut comprendre La voie des mythes revisitée comme une contribution dans ce sens, sans épuiser bien sûr la vaste richesse des temps des métamorphoses dans les Amériques.