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Introduction

Prier, travailler, étudier, partager une vie commune, accueillir des hôtes de passage, le rythme ancestral du monastère semble immuable. Les communautés religieuses contemplatives n’en sont pas moins traversées par des enjeux actuels. Composées de membres âgés pour la plupart, elles peuvent être menacées par le déséquilibre des générations. Sur la base d’une étude ethnographique en cours financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS)[1], portant sur le vieillissement des communautés contemplatives catholiques féminines et masculines en Suisse et en région française de Bourgogne Franche Comté, nous mettrons en perspective la question de la santé tant elle contribue à révéler les transformations du monastère contemporain. Après avoir précisé notre démarche ethnographique, qui met l’accent sur l’observation participante in situ, nous exposerons les spécificités de la vie monastique et ses réalités démographiques. Nous évoquerons les pratiques de santé de ces lieux particuliers, tenant compte des aménagements que ces communautés opèrent pour répondre aux nécessités de leurs membres, tout en restant en phase avec leur temps. Nous conclurons sur le monastère comme écosystème, modèle d’écologie intégrale, faisant jouxter tradition et modernité. Nos données de terrain montrent le subtil équilibre dans lequel se situent les communautés contemplatives : d’une part, elles aimeraient garder sur place leurs membres les plus âgés en restant attractives pour des hôtes ou des postulants et postulantes à la recherche d’une vie régulière, favorable au développement personnel et spirituel ; et d’autre part, elles souhaitent s’ouvrir à des approches de santé holistiques en conservant intact le coeur de la vie monastique.

Franchir la clôture comme ethnologues

Dans le but de saisir au plus près la vie monastique en train de se faire (Piette 1999), nous privilégions la méthode ethnographique. À cette fin, nous avons négocié, lors d’une enquête exploratoire menée en 2017, notre présence dans l’espace clôturé du monastère, un chercheur chez les moines, une chercheuse chez les moniales. Notre demande a été discutée à l’interne, parfois soumise au vote. Sept communautés de femmes et sept d’hommes ont accepté de nous recevoir selon une convention stipulant les contours de l’étude.

Pour circonscrire le terrain, nous suivons une démarche d’enquête de terrain classique. Dans une perspective itérative, deux à trois passages en semaine continue sur chaque terrain sont prévus sur les quatre années que dure l’étude (2018-2022). La participation à des évènements particuliers comme un enterrement dans les murs du monastère, une prise d’habit ou la réception de courriers nous informant de l’état de santé de la communauté en temps de pandémie de COVID-19 sont autant de liens maintenus et filés entre deux périodes de terrain, espacées d’un an et demi à deux ans. Nous avons à ce jour vécu au moins une semaine complète sur chaque terrain (suivant l’avancée de l’étude, parfois deux semaines) en pratiquant une observation participante consignée dans nos carnets de bord. Nous nous impliquons dans la vie communautaire (participation à tous les offices, aux repas, au travail et aux tâches communes qui peuvent nous être confiées comme la vaisselle ou le transport pour un rendez-vous chez le médecin). Nous menons des entretiens semi-directifs et informels avec les membres des communautés et leurs entours comme les médecins traitants ou les bénévoles. À ce jour, 160 entretiens ont ainsi été réalisés, retranscrits, classés et codés[2]. Ces données sont complétées par des photographies, supports à nos prises de notes, des sources écrites (comme les conventions des Ordres respectifs), des comptes rendus de réunion, des textes personnels ou des bulletins annuels des communautés rédigés pour les proches et amis en fin d’année.

La vie au monastère, un modèle de régularité

En dehors des principaux jours de fêtes religieuses, la vie monastique respecte un rythme précis, scandée par les offices plusieurs fois par jour. La journée type est faite de travail (de 5 à 6 heures), de prière collective (de 4 à 8 heures[3]) et personnelle, de lecture et de formation, d’une récréation (30 minutes environ pour les ordres où elle existe), de réunions et de retrait dans un cadre personnel, la cellule ; le tout empreint d’un savant dosage : « l’activisme, qui trouble la vie contemplative, est à éviter soigneusement » (point 106-4 de la Constitution des moniales de l’Ordre des prêcheurs, 1987). Du tout premier office du matin jusqu’au dernier du soir, le silence est généralement observé (y compris durant les repas et le travail), celui de la nuit, qualifié de grand silence, est respecté. Telle la formule reprise du titre de l’ouvrage collectif sous la direction d’Adeline Herrou (2018) « une journée dans une vie, une vie dans une journée », reflet de la vie monastique d’aujourd’hui encore, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, moines et moniales aspirent à cette forme-de-vie (Agamben 2011), « forme-de-vie » en un mot, tant l’une et l’autre sont présentées comme ne faisant qu’une. Et bien que certains aménagements s’opèrent selon les nécessités du moment (réaménagement d’offices pour cause d’épidémie de grippe ou de pandémie, allègement de certaines tâches domestiques par l’engagement de laïques, introduction des jours de désert[4] et de vacances), la régularité nous est décrite comme ce qui structure la vie contemplative des moines et moniales, ceci depuis toujours.

La vie cistercienne elle se déroule d’une manière tellement habituelle, traditionnelle, qu’on vit comme au Moyen-Age presque, sauf qu’on a du confort mais au point de vue horaire, au point de vue style de vie c’est pareil depuis les origines. Finalement, moi, depuis que je suis rentrée c’est la même vie depuis 30 ans que je suis là, c’est pareil.

Moniale, 88 ans, entretien du 17 octobre 2019

Et puis, dans le rythme, et c’est ce que j’ai beaucoup apprécié ici, c’est… la place aussi donnée à la vie contemplative, tu vois ? Quand même, ce temps d’oraison le matin, le soir… on a quand même un rythme… Après, on sait… je ne suis pas toujours disponible mais… mais n’empêche que c’est très structurant, en fait. Et ça, ça m’aide beaucoup.

Franciscain, 53 ans, entretien du 7 février 2019

De l’entrée au monastère aux voeux solennels, la formation est longue et exigeante. Marque de l’adhésion à l’Ordre, moines et moniales portent l’habit religieux leur vie durant, au terme de celle-ci, il servira de linceul. Aux trois voeux communément prononcés dans les communautés catholiques — pauvreté, chasteté et obéissance —, s’adjoint pour les Ordres contemplatifs[5] le voeu de stabilité. Celui ou celle qui le prononce s’engage à vivre dans la communauté qui l’accueille, en un seul lieu — le monastère — délimité par la clôture. Moines et moniales y vivront parfois plus de 50 ans, ils et elles y mourront et y seront enterrés. Selon des rites funéraires traditionnels (dans certains cas, à même la terre) ou frappés du sceau de la modernité, comme la crémation par nécessité plus que par choix[6] (Anchisi et Amiotte-Suchet 2020). Seuil ou rempart (Hervieu-Léger 2017 : 412-419), la clôture et son degré de porosité évoluent avec le temps mais restent contrôlés par les communautés qui doivent se maintenir à distance du monde pour répondre à l’idéal contemplatif.

Une démographie qui met à mal le voeu de stabilité

La vie monastique aujourd’hui revêt des caractéristiques différentes d’il y a quelques décennies, notamment d’un point de vue démographique. Sur la plupart de nos terrains, les classes d’âge élevées sont majoritaires, bien que l’on observe des différences significatives selon les Ordres. Les 65 ans et plus représentent 55% des membres ayant fait leurs voeux solennels chez les femmes et 66% chez les hommes. Certaines communautés font encore des entrées comme les Carmélites ou les Bénédictins, d’autres se pensent comme étant dans un temps peu favorable, mais en référence à l’histoire, susceptible de changer « on a eu été deux ou trois et c’est reparti » (Abbesse, entretien du 1er mai 2017), d’autres encore ont pris des mesures pour transférer leur patrimoine aux autorités compétentes quand la communauté s’éteindra, refusant même l’entrée à des postulantes qui se présenteraient, considérant qu’une communauté de religieuses exclusivement âgées n’offre pas un environnement favorable à la vie contemplative. Statistiquement, les postulants et novices sont en nombre restreint. Sur nos terrains d’enquête, nous n’en avons rencontré que quatre chez les femmes et huit chez les hommes, neuf communautés sur les 14 étudiées n’ayant actuellement aucun novice ni postulant ou postulante dans leurs murs. Plus âgés que par le passé[7], les nouvelles et nouveaux venus ont des parcours professionnels établis et peuvent avoir eu des trajectoires de recherche spirituelle éclectiques. Les communautés qui les reçoivent admettent, pour les intégrer, des aménagements à la Règle comme un allègement du rythme durant les premiers mois, des sorties ou l’usage de courriels avec leurs proches par exemple[8]. Reste la rupture d’avec la vie d’avant qui elle est toujours pensée comme une expérience radicale.

On quitte tout, au fond ; j’ai dit ça une fois aux novices et elles ont ri parce que c’est juste. J’ai dit : « Au fond, c’est une crise provoquée, normalement on a ça, si on a une grande crise dans la vie, une maladie, un décès, un changement de lieu de vie où il faut tout changer et souvent ça provoque des crises ». Et nous, on fait ça librement. On sort d’une vie professionnelle. Beaucoup, ce sont des femmes qui ont étudié avec des professions, des compétences, qui avaient une certaine autorité, certaines mais beaucoup. Et ici, elles coupent la salade, elles font des cafés.

Moniale en charge des novices, 51 ans, entretien du 16 juillet 2019

Si l’équilibre des catégories d’âges est fragile au sein de ces communautés, dans ces lieux sans retraite statutaire, la vieillesse ne se pense pas a priori comme un ensemble de déficits liés à l’âge (Amiotte-Suchet et Anchisi 2020 ; Anchisi et Amiotte-Suchet 2020). L’expérience du vieillissement individuel est à replacer dans une perspective d’interdépendance au profit de la mission collective, soit prier et travailler pour la communauté. D’une certaine manière, c’est l’individu qui se bat et tâche de tenir pour le collectif, à l’instar de cette moniale presque centenaire et encore très active qui n’évoque jamais son âge publiquement, « protégeant son restant à vivre », la peur explique-t-elle d’être freinée dans son travail pour la communauté, dont la confection de certains repas (moniale, entretien du 28 décembre 2019). Cette perspective culturelle du vieillir communautaire s’appuie davantage sur les compétences résiduelles que sur les manques d’un individu, privilégiant une adaptation à la mesure. À ce titre, elle relève d’une perspective de santé communautaire au sens des rapports étroits entre culture et santé[9] (Massé 1995). Par ailleurs, nos observations montrent que le gouvernement du corps par l’ascèse[10] (Albert 2006 ; Knobé 2008 ; Darmon 2010) permet une incorporation des pratiques et des usages qui perdurent malgré les atteintes psychiques liées au grand âge. Il n’est pas rare dans nos observations qu’un moine ou une moniale âgé(e) et atteint(e) de troubles cognitifs soit toujours à l’heure aux offices ayant revêtu seul(e) sa coule (lourd manteau de prière en laine) ou réalise de petits travaux, comme des heures de présence à la porte, à la librairie ou au magasin du monastère. Tant que la vie communautaire n’est pas trop altérée, notamment le respect du grand silence de la nuit, ils et elles resteront sur place. Concernant ces situations de démences liées à l’âge, la ligne de crête est ténue, le maintien au monastère va dépendre des infrastructures, du nombre de moines et de moniales atteints et de celui des membres qui peuvent en avoir la charge.

À long terme, plus qu’une ou deux semaines, on ne peut pas faire les soins la nuit, parce que ben, on doit travailler la journée, donc si ça devient trop lourd on doit placer la soeur.

Membre d’une fraternité, 45 ans, entretien du 16 juillet 2019

Mais c’est impossible ! Quand il faut veiller jour et nuit, on ne peut pas. On avait pensé ici de faire, on avait commencé à faire une baignoire et tout ça, mais non, ça n’allait pas alors on met [le frère] dans une maison spécialisée.

Chanoine, 93 ans, entretien du 29 octobre 2018

En dépit du voeu de stabilité et parfois après plusieurs décennies de vie commune, les troubles du comportement qui vont entraîner une rupture du silence ou du rythme quotidien peuvent se solder par un placement d’un frère ou d’une soeur dans une maison de retraite médicalisée[11], ultime solution entrevue, marginale pour ce qui est de nos terrains.

Justement, on a dû prendre tellement de décisions au sujet d’une autre petite soeur qui avait le Parkinson, là c’était une grande épreuve parce qu’avec le Parkinson le mental ne réagissait plus, plus comme avant, et on ne pouvait plus échanger comme avant, elle n’arrivait plus à me comprendre, disons quand je lui demandais une chose « écoute, s’il-te-plaît, s’il-te-plaît, accepte, accepte ça, tu vois, Jésus, il a dû accepter ça et tout ça », « oui » elle me disait, mais en vérité, son mental avec ses hallucinations et tout ça disait autrement, voilà, ça réagissait toujours autrement, il n’y avait plus la cohérence, même si elle avait l’attitude. Bon, on a dû un peu forcer la main pour qu’elle aille dans une maison.

Supérieure de fraternité, 67 ans, entretien du 10 octobre 2019

On avait un frère qui était vraiment caractère… de la maladie d’Alzheimer, et qu’on avait beaucoup de mal à accompagner dans le monastère et finalement, on a demandé de pouvoir le placer dans une maison spécialisée, donc ça veut dire à 25 kilomètres. Il s’y trouve, il s’y trouve. On va le voir. Chaque semaine, on va le voir, quand même. Mais il ne reconnaît plus très bien. Et là, parce qu’on était incapable, je veux dire, ça demande trop de soins constants, trop de vigilance…

Moine, 80 ans, entretien du 31 juillet 2017

Là, comme dans d’autres domaines, il s’agit de repenser la tradition à l’aune des évolutions sociétales. Si le souci apporté aux malades ou aux personnes âgées est prescrit par les Constitutions diverses — être soutenu et pris en charge jusqu’au bout contre le travail d’une vie — les normes gérontologiques actuelles seront aussi convoquées pour expliquer une éventuelle séparation d’avec l’un ou l’une qui nécessite des soins spécialisés.

Des pratiques de santé qui évoluent avec leur temps

Du « silence des organes »[12] au contrôle des espaces et des comportements sociaux, la santé est une notion qui a évolué dans le temps. Ce qui prévalait pour l’OMS dans les années 1930, soit une absence de maladie, se voit modifié après-guerre en complet état de bien être bio-psycho-social. Au tournant des années 1960, la capacité à s’adapter à son environnement va initier la figure du sujet responsable et acteur de sa propre santé. En un siècle, on retiendra : d’une part, que la santé est moins un fait qu’une valeur sociale ; et d’autre part, qu’elle exerce, via le contrôle de l’État et des professionnels de santé en charge de son organisation, une pression majeure sur les individus et les collectivités, et paramètre les réponses apportées par les dispositifs (Foucault 1963, 1994 ; Aïach et Delanoë 1998 ; Herzlich 1984, 2002 ; Fassin 2004). Sur nos terrains, ces transformations se repèrent également. D’un corps corvéable et silencieux à la recherche d’un équilibre bio-psycho-spirituel, les communautés ont modifié leurs pratiques. La santé se pense aujourd’hui comme une réponse aux besoins singuliers des membres des communautés.

Lorsqu’on interroge les moines et moniales âgés sur les principales évolutions de la vie monastique qu’ils ou elles ont connu, leurs propos évoquent un temps qui n’existe plus, celui de l’absence de confort, des chambres et églises non chauffées, des repas frugaux, d’un travail harassant, d’autant que l’on était frère ou soeur convers(e)[13].

Oui, cette évolution elle est générale, pour les moines et pour la société. Lavabo dans les chambres… on a mis des lavabos dans les chambres en 1992. Voilà, il y avait déjà le chauffage central. Mais il n’y avait… il n’y avait pas de lavabo dans les chambres. On avait… un pot d’eau et puis, un bassin pour se laver [rires]. C’était du sport, vraiment. Et aux étages, on a mis des WC et des douches. Parce qu’à l’époque, jusqu’en 1992, il n’y avait pas de douches. Comme je vous disais, on allait à l’école un jour par semaine. Tandis qu’aujourd’hui, on a des douches à chaque étage. On a quatre douches et quatre WC.

Moine, 81 ans, entretien du 10 mai 2019

Autrefois, moines et moniales étaient soignés à l’intérieur du monastère, sauf situations graves.

Oui, au point de vue clôture, alors c’était assez strict, il y avait même le dentiste qui venait, et puis même les… moi je n’ai pas connu ça, mais il y a eu même des petites opérations. Pour les plus grandes opérations, elles allaient en clinique ou à l’hôpital, mais pour des petites opérations, ça se faisait ici. Les chirurgiens, des fois, ils étaient « furax », ils ne comprenaient pas cette attitude-là […] non, c’était exagéré.

Moniale, 79 ans, entretien du 16 octobre 2018

Aujourd’hui, tous les soins médicaux, comme les traitements oncologiques ou les séances d’hémodialyse, la dentisterie et les campagnes de prévention[14] sont accessibles aux moines et aux moniales, même s’il faut pour cela sortir du monastère. Les pratiques quotidiennes, quant à elles, sont relues à l’aune d’une perspective de santé holistique.

Dans la vie monastique, on est tout à fait dans cet esprit-là, de dire : « Laissons le corps se relever tout doucement ». Et toute la tradition de la vie monastique avec tous les jardins de […] faire des cultures d’herbes, etc. pour justement, ce lien avec le cosmos. Je reviens à ce que tu disais au début. Tu vois, c’est ce lien, cette unité avec la nature où c’est le corps qui est appelé à se guérir tout seul et non des produits chimiques qui, souvent, cachent les symptômes mais ne guérissent pas le corps. Et puis, en plus, qui empêchent le malade de se relever tout seul.

Moine, 49 ans, entretien du 26 mars 2019

Partout, la nourriture est suffisante, variée, encore produite sur place (selon les lieux, les dons de voisins ou d’amis du monastère sont possibles) pour ce qui est des fruits et des légumes. « On a aussi de la chance d’avoir une nourriture saine parce qu’on a le jardin […]. On fait attention à tout ça et puis, on a une nourriture sobre, on marque les fêtes quand même mais on ne fait pas des excès. » (Moniale, 64 ans, entretien du 1er mai 2019).

Dans certains Ordres, moines et moniales ne mangent pas de viande, ou alors peu. Dans ce cas, c’est plutôt de la viande blanche qui sera privilégiée, la viande rouge, plutôt séchée, est réservée aux convalescents. Si aujourd’hui, le végétarisme est apprécié des hôtes notamment, historiquement, sa prohibition serait symboliquement liée au sanguin et à la vigueur, et à ce titre, proscrite. « Ben, je pense…Soeur Sophia connaît mieux l’histoire que moi, je pense que la viande c’était à cause de la chasteté ou de la sexualité, je pense, que la viande c’est quelque chose qui… » (Moniale, 80 ans, entretien du 27 novembre 2018).

Le café, s’il est d’usage le matin pour le déjeuner, ne ponctue pas systématiquement les repas (il est parfois réservé aux repas de fêtes ou aux anniversaires), les tisanes aux vertus médicinales, digestives, calmantes ou dépuratives et faites sur place, sont à disposition durant les repas[15]. Suivant les lieux, le vin est autorisé, chez les femmes comme chez les hommes. Il peut être consommé tel quel, ou coupé d’eau, désaltérant et considéré comme boisson du travail (Lou, 1990). Son usage va cependant se voir limité par les préceptes actuels, tels les propos d’une moniale infirmière.

C’est autorisé, il y avait à une époque, j’ai contribué à enlever ça parce que moi, j’ai appris le contraire. Boire tous les jours un verre de vin parce que ça ouvre l’appétit, non, alors non, en tout cas moi, je suis de la théorie : le vin fait que les personnes mangent mieux parce que c’est bon, mais ce n’est pas ça qui va leur remettre leur anémie.

Moniale, 62 ans, entretien du 18 octobre 2018

La consommation de produits de la terre non manufacturés, la simplicité des repas, l’alimentation équilibrée et locale, la limitation des substances excitantes ou addictives, etc. s’inscrivent dans une conception de la vie monastique où la mesure de toute chose contribue à l’accomplissement d’un corps sain et d’un esprit centré sur l’expérience contemplative. Il s’agit, chaque fois, de maintenir un certain style de vie où le superflu est toujours l’objet d’un questionnement. Les plaisirs doivent être limités, ponctuels, liées aux fêtes. La vie monastique, sans être rude, doit rester simple et saine. À ce titre, les pratiques de mortification ou celles de jeûne, dans leurs modalités extrêmes, n’existent plus, comme l’expérience de douleur intense expiatoire ou rédemptrice.

[Des membres de la communauté] qui refusent en tous les cas un traitement antidouleur, moi je ne l’ai pas connu. […] Oui, et puis alors là, j’y tiens, maintenant évidemment on ne peut pas obliger personne, mais pour l’instant je n’ai pas connu. […] Je n’ai pas l’impression que ce soit dans la spiritualité de la communauté de… souffrir pour souffrir.

Moniale infirmière, 57 ans, entretien du 26 février 2019

Si l’expérience à même le corps reste centrale dans l’acquisition de l’habitus de moine ou moniale (chasteté, mouvements codés et pratique de l’immobilité), la rhétorique empruntée à la psychologie se repère également aujourd’hui dans les entretiens menés avec les maîtres et les maîtresses des novices ou les supérieurs de nos communautés, le « jeûne de l’égo, au service de l’autre » (supérieure, 80 ans, entretien du 27 novembre 2018) est préféré aux modes corporels privatifs individuels. Et comme le montre Isabelle Jonveaux, « au regard du raffinement dans le renoncement et les mortifications […], les communautés monastiques actuelles peuvent apparaître bien peu ascétiques » (2018 : 66).

De la santé physique à la santé psychique

Même si les monastères sont confrontés à une moyenne d’âge en augmentation, les supérieurs des communautés vont sélectionner avec grande prudence les postulants. La santé physique reste une dimension importante pour y être admis. Avant les années 1980, l’état de bonne santé était un critère primordial (Anchisi et al. 2017). L’économie monastique reposait alors sur la rentabilité du travail de ses membres. La collectivité avait donc besoin de corps jeunes, robustes et en bonne santé pour accomplir les tâches nécessaires à la vie du monastère (agriculture, potager, entretien des bâtiments, etc.)[16].

Des ordres religieux moins durs que nous, [il] y en a plein ! Alors, on lui dit d’aller dans un ordre religieux où [il n’]y a pas de vigiles, point de ceci, de cela, où ils mangent de la viande. On doit donc dire à celui-là : « Notre vie est trop dure pour vous ! » [Il] faut avoir le courage de le dire, de le discerner [rire]. [Donc il y a 50 ou 60 ans, dès le noviciat, quelqu’un qui n’avait pas une bonne santé... on l’aurait découragé dès le départ ?] Ah ben, ils le voyaient bien ! Pis, le sujet lui-même voyait bien qu’il [ne] pouvait pas venir... les jeûnes étaient bien plus rigoureux qu’aujourd’hui, le lever de nuit était obligatoire, le travail... c’étaient des travaux manuels... comme à l’époque, on passait toute sa journée avec une pioche, machin... De toute façon y avait une sélection naturelle qui se faisait.

Moine, 72 ans, entretien du 8 mai 2019

Une maladie chronique déclarée durant le noviciat (une situation d’un de nos terrains), parce qu’elle coûtera cher sur la durée à la communauté — en temps, en argent, en non-productivité — peut encore être actuellement un obstacle à la prononciation des voeux solennels. Mais ce qui compte davantage aujourd’hui, c’est prioritairement la robustesse psychique[17] ; un accent particulier est mis sur la nécessité de travailler sur soi pour soigner ses blessures personnelles et familiales avant de s’engager.

Oui, parce que maintenant, on a remarqué aussi que le monde est beaucoup plus fragile. Les jeunes qui viennent sont beaucoup plus fragilisées qu’avant, alors elles ont besoin de plus de temps avant de faire les voeux définitifs et souvent d’un accompagnement. Alors si la soeur maîtresse des novices peut le faire, ou bien Mère Abbesse, ou bien alors, on fait appel à quelqu’un de l’extérieur, ça dépend, chaque cas est différent.

Moniale, 60 ans, entretien du 14 octobre 2019

Elle est entrée ici et il y a plein de choses qui sont remontées du passé et qu’elle a refoulées et que tout d’un coup, elle a vécu de ça et elle a pu parler de ça, et après, elle a fait des liens entre ce qu’elle vit, qu’est-ce qui est difficile avec ce qu’elle a vécu avant. Mais il ne faut juste pas dire que c’est ça la psychologie, et ce n’est pas une psychologie sans Dieu, au fond vraiment on cherche l’unité.

Moniale en charge des novices, 51 ans, entretien du 16 juillet 2019

Traversées par la doxa sur la santé mentale et la souffrance psychique (Ehrenberg 2004 ; Fassin 2004 ; Lamarre et al. 2006), les communautés tentent d’apporter des réponses à ces questionnements existentiels tout en s’appuyant sur leurs fondements.

Moi, je donne aussi ces retraites contemplatives. À l’heure actuelle c’est la pleine conscience qui est très à la mode, c’est toutes ces spiritualités-là, alors au fond, c’est très proche, mais très clairement enraciné dans la foi chrétienne. […] C’est de rester fidèle à ça, mais grandir là-dedans, et pour moi, c’est beaucoup faire le lien entre la vie spirituelle et la vie humaine, psychologique, toutes les dimensions de l’être humain.

Moniale, 79 ans, entretien du 19 juillet 2019

« Monos », ça veut dire habiter avec soi-même. Ça veut dire que ce qu’on cherche, c’est une unité en nous-même et quand on est un, il y a une affinité qui se créé avec Dieu, si tu veux. Unifier le corps, l’esprit, etc. Donc, on est plus proche, d’un côté, d’un... on est de l’Église, mais on est vraiment dans cette tradition de, tu vois, jeûne, prière, unification, pacification. Après, qu’on le vive ou qu’on [ne] le vive pas, mais on est dans cette trame-là, dans ce mouvement-là. […] Moi, je suis plus proche d’un bouddhiste que d’un curé qui va faire tourner sa cure, si tu veux.

Moine, 49 ans, entretien du 26 mars 2019

Les transformations de la vie quotidienne visant à plus de souplesse et de confort dans les rythmes quotidiens doivent beaucoup à certains supérieurs de communautés, particulièrement sensibles aux aspects du care et à des modèles de gouvernance plus démocratiques, et ceci avant Vatican II[18].

Elle [l’Abbesse] a dit : « les gens de l’extérieur qui ont un métier, une profession, ils s’arrêtent de travailler le vendredi soir, ils ont le dimanche, je vais offrir à mes soeurs le samedi, que le samedi après-midi, [qu’] elles puissent laver leurs chaussettes, faire leur courrier, et tout ça, on s’arrête. Et puis, les gens, ils ont des congés payés, la plupart quand même maintenant, donc je vais leur donner la possibilité d’avoir deux semaines de repos par an, on ne peut pas l’appeler vacances parce que le terme est trop mondain, une connotation mondaine, alors on l’appellera repos, brisure de rythme, mais pas vacances à cause de cet aspect mondain qui n’a pas sa place au monastère », voilà. Alors, je dis [qu’] elle a été très critiquée par les autres abbés de l’ordre, mais n’empêche que maintenant ça fait école.

Moniale, 74 ans, entretien du 17 octobre 2019

Là, comme dans d’autres domaines, il s’agit de saisir la tradition pour en présenter la modernité[19]. Le corps, considéré longtemps comme un obstacle, « comme la prison de l’âme, par conséquent comme l’ennemi de l’esprit, et de plus en plus comme le siège par excellence des pulsions du moi et mien. […] Ce corps-chair de péché, il fallait le réduire, le mortifier, le mettre hors d’état de nuire » (Keller 2000 : 2298), est aujourd’hui largement pris en compte dans une perspective de santé plus globale. L’influence des spiritualités orientales, de la mouvance écologique, des thérapies naturelles ou de pleine conscience… ont fait basculer ce corps souillé du péché originel vers un capital à protéger, préserver et purger des pollutions du monde contemporain pour en faire un outil adapté à la performance contemplative[20].

Conclusion, des monastères érigés en écosystème

Pour faire face aux difficultés de recrutement et aux classes d’âge élevées qui menacent la pérennité des communautés, des aménagements à la vie monastique ont été apportés pour préserver les entrants. La réinscription de certaines pratiques et valeurs dans des considérations sociétales plus larges, dont l’écologie et le développement durable est une autre façon de garder la main. À ce titre, sensible aux discours sur la préservation de la planète, la lettre encyclique Laudato si, sur la sauvegarde de la maison commune (2015) du Pape François tombe à point nommé. Le respect de la Création, appliqué à la nature et où chacun, même le ou la plus petit(e), trouve sa place est un ordre du monde dont la vie communautaire pourrait se prévaloir. La tradition monastique se présente comme relevant depuis des siècles des principes de l’écologie intégrale dans les dimensions sociale, économique et environnementale[21] et se donne à voir comme un modèle d’écosystème (De Kaniv et You 2019). Selon nos observations, ces formes de vie, favorablement remises en scène, rejoignent largement les aspirations des hôtes de passage d’aujourd’hui, avides de traditions authentiques et d’alternatives post-modernes.

À l’interne, de nouvelles façons de faire cristallisent parfois des conflits intergénérationnels sur des manières de produire, comme dans le cas du passage de la culture potagère classique à la permaculture. Les choix en matière de techniques agricoles se trouvent réintroduits dans une approche théologique du rapport à la terre, qui se veut aussi une métaphore de la vie monastique (se contenter de peu, prendre ce que la terre nous donne sans accélérer artificiellement son rendement, aller chercher très loin dans le sous-sol les micro aliments nécessaires pour croître, travailler en harmonie avec les saisons, etc.), la permaculture marque également le pas entre les anciens et les modernes, entre les jeunes et les âgés, entre le temps où la production se devait d’être nourricière et celui d’une production davantage esthétisée et intellectualisée.

C’est peut-être un effet de génération, à cette époque-là, le jardin, ça prenait beaucoup de temps et faire la cuisine […]. Oui, c’est un peu un truc des jeunes [la permaculture] mais en même temps, c’est tout le monde qui s’implique. […] L’idée du permaculteur qui nous a aidé, c’est un petit peu de recréer les jardins méditatifs médiévaux, donc moi, j’ai retenu le mot et c’est ça que j’essaye de... de faire quoi. Et pis, tous les frères s’engagent bien. [...] Bon, je crois que ça dépend des sensibilités. Le père abbé, il insiste beaucoup pour que... peut-être parce qu’il est fils de paysan... « Ah, faut que ça produise ! » Et moi, j’aurais presque dit : « Faut que ça fasse du beau ! ». C’est un peu des objectifs différents, mais ce n’est pas contradictoire.

Moine, 42 ans, entretien du 07 mai 2019

Ah, ça ne donne pas beaucoup les premières années, je n’aurais jamais osé mettre les fenouils qu’elle a mis au réfectoire ces deux années, mais c’était sec comme je ne sais pas quoi, dur et sec comme je ne sais pas quoi. J’avais des fenouils comme ça [elle joint le geste à la parole montrant que ses fenouils étaient de belle taille], mais la façon de les faire, de les cultiver, je trouve qu’elle n’arrose pas assez, elle a le jardin mais c’est grand, c’est très grand, et elle est seule, moi je trouve qu’elle n’arrose pas assez […] Ah, elle a un livre bio, elle a un livre bio et puis, elle lit dans son livre, si bien que cette année pour faire le jardin, elle passe là, par exemple, ce carré-là, elle commence là, elle a mis des pois comme ça, ce que je n’aurais jamais fait.

Moniale, 80 ans, entretien du 29 avril 2019

Si le monastère sonne comme un modèle ayant traversé le temps, les âges et les modes, un parangon de régularité propice à l’équilibre et à la santé, il révèle aussi un monde en difficulté. Chantres de l’autonomie et de l’autosuffisance, le prix à payer pour ces communautés est de devoir se passer peu ou prou de l’État[22]. Globalement, de moins en moins nombreuses et de plus en plus âgées, ces communautés tentent de profiter d’un courant propice pour lutter contre le déclin. Ces nouvelles pratiques d’écologie intégrative, revêtues de l’air du temps, seront dès lors réinscrites dans l’épaisseur historique, hors de toutes modes, « de tous temps, on a été sensible à cela ». C’est pour cela qu’on vient dans ces lieux et, peut-être, qu’on y restera. Plus globalement, l’intégration des évolutions gérontologiques et sanitaires dans la tradition monastique montre que ces lieux s’adaptent au milieu historique et social auquel ils appartiennent, et ceci malgré leur retrait du monde. S’ils ont systématiquement recours à la tradition, ils ne cessent de la réinterpréter. Ainsi, bien qu’attachés à vivre séparés du monde, simultanément, ils contribuent à en révéler les transformations.