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Le plus récent ouvrage de Marc Abélès, Carnets d’un anthropologue : de Mai 68 aux Gilets jaunes, dévoile le fil conducteur de l’ensemble de ses expériences en matière d’étude du politique, tant à l’échelle locale que transnationale. Ce livre structuré tel un journal de bord offre par touches impressionnistes des réflexions sur le métier d’anthropologue et sur l’intérêt de cette discipline pour l’analyse des questions relatives aux différentes formes de pouvoir. Abélès défend l’anthropologie du présent « pour appréhender les tensions contemporaines, sans pour autant tomber dans la fascination mortifère de l’événement, ni se mouler dans les cadres interprétatifs dominants » (p. 8). En ce qui a trait à la crise aigüe de la représentation politique observable en plusieurs lieux de la planète, l’auteur souligne l’émergence de mouvements citoyens (Gilets jaunes, Occupy, Indignados, Printemps arabe, etc.) dont le point commun semble être « une extraordinaire appétence à s’assembler » afin de pallier les failles de la démocratie représentative (p. 226). Ces constats ont amené l’anthropologue à s’intéresser à des formes de démocratie plus directe ainsi qu’au potentiel émancipateur de la prise de parole citoyenne dont il vante « la capacité à inventer en actes une alternative politique » (p. 19). Ce livre vise explicitement à « revivifier l’action collective » (p. 22).
Abélès fait la narration chronologiquement : il évoque d’abord son enfance, pendant laquelle il développera son goût de l’observation, de l’écoute et de l’altérité, puis présente « l’irruption de cette violence liée à l’arbitraire du pouvoir » en mai 1968 (p. 21) comme des moments fondateurs de son attirance pour les questions politiques. L’auteur expose les événements du printemps 1968 de manière pragmatique à travers les yeux de l’étudiant engagé qu’il était. Abélès se découvre alors un vif intérêt pour les assemblées, qui constitueront son principal objet de recherche et façonneront son parcours. Au cours de cette période, il deviendra un militant actif du Parti communiste avant de s’en distancier en critiquant particulièrement l’intelligentsia qui cadenasse tous les débats. Cette expérience l’éloignera pour toujours de la politique partisane.
L’auteur relate son premier terrain d’anthropologie politique chez les Ochollo dans le Sud-Ouest éthiopien de 1974 à 1975 ; ce travail fera l’objet d’une thèse dirigée par Claude Lévi-Strauss. La démocratie de ce peuple des hauts plateaux s’incarne dans une autorité non centralisée et dans les assemblées de citoyens où circule la parole, dans le but d’aboutir à une prise de décision par consensus. Qu’une société accorde une importance capitale à la délibération collective, en plus du fait que le vote ne soit pas « l’instrument universel de la démocratie », marquera profondément Abélès (p. 144). L’anthropologue effectuera ensuite un terrain dans le département français de l’Yonne. Outre la présentation des résultats de la recherche sur la politique locale, c’est l’occasion pour Abélès d’expliquer la méthode ethnographique appliquée à la question politique et la manière dont elle se distingue du journalisme ou des sciences politiques.
Tout au long de ces Carnets, l’auteur émet plusieurs critiques à propos d’une certaine anthropologie romantique, notamment liée à une forme d’exotisme héritée de l’histoire coloniale. Toutefois, il démontre beaucoup d’intérêt pour l’ethnographie caractérisée par le temps long de l’enquête, la « confrontation exigeante et quotidienne avec des êtres de chair et d’os » (p. 179) et la méthode inductive où le terrain devient « vecteur de nouvelles hypothèses » (p. 177). À partir des années 1990, Abélès commença à réaliser des ethnographies à une échelle plus globale. Son analyse du Parlement européen le conduira à reconnaître que « l’élargissement de l’espace politique complexifie la délibération et la décision » (p. 215).
Abélès relève le pari de recourir à ses histoires personnelles et professionnelles puis de parsemer le récit de ses rencontres physiques ou intellectuelles avec Althusser, Cohn-Bendit, Bourdieu, Dumont, Lévi-Strauss, Pouillon, etc., pour éclairer ce qui constitue son champ d’études depuis les années 1970. Ce livre écrit dans un langage clair ravira le grand public passionné de questions sociopolitiques comme les étudiants, qui y trouveront des éléments pertinents pour nourrir la réflexivité de leur démarche. Il invite également, de manière indirecte, tout anthropologue confirmé à renouer avec l’essence de sa motivation pour embrasser cette carrière singulière. Bien que l’on sente parfois une certaine nostalgie par rapport à l’horizon politique des années 1960 qui fut, selon l’auteur, « infiniment plus large que dans les décennies suivantes », Abélès ne cède ni à l’amertume ni au catastrophisme en persistant à s’intéresser à l’émergence des possibles, comme en témoigne sa phrase conclusive : « la bataille politique […] c’est aussi une lutte avec soi-même pour éclairer et transformer le réel, tout en gardant le regard rivé sur l’utopie » (p. 230).