L’anthropologie politique nous offre, depuis bientôt un siècle, des outils pour penser le religieux. Les chercheurs qui ont donné à ce champ d’études son prestige colonial d’antan accordaient une attention particulière aux institutions et autorités religieuses. Fonctionnalistes, culturalistes, structuralistes, ils estimaient qu’on ne peut saisir le politique sans s’attarder aux pouvoirs et rituels du sacré. C’était le cas d’Edward E. Evans-Pritchard (1940 : 201), aux yeux duquel la structure politique des sociétés nuer reposait sur les « pouvoirs rituels » du « chef à peau de léopard ». C’était aussi le cas du jeune Max Gluckman (1940) qui n’a pas attendu la mise en place de l’apartheid pour souligner le rôle que les missionnaires protestants ont joué dans l’élaboration du régime raciste d’Afrique du Sud. Les travaux d’Audrey Richards (1940) décrivant les cérémonies « politico-religieuses » de l’ancienne Rhodesia viennent également à l’esprit, sans oublier ceux du pionnier Alfred Kroeber (1907) qui s’est penché, avant même que l’anthropologie politique ne s’organise en champ d’études, sur le pouvoir social très particulier que détiennent les chamans chez les peuples autochtones de la Californie. Cet intérêt pour ce que Georges Balandier (1964 : 35) appelait les « assises religieuses du pouvoir » ne cessera jamais d’animer la discipline. De multiples terrains et grilles d’analyse ont été mis à profit pour saisir l’efficacité politique du religieux, son aptitude à mobiliser, aiguiller ou contraindre l’action humaine. Des représentants de l’École de Manchester comme Elizabeth Colson (1966) et Victor Turner (1966) ont souligné que l’action religieuse confère un supplément de légitimité au pouvoir politique. L’anarchiste Pierre Clastres (1974) a soutenu que le refus de l’État que prônent les peuples guaranis puise sa source dans la parole prophétique. Jean et John Comaroff (1991 : 26) ont nourri la réflexion postcoloniale en examinant les rapports qui se sont noués entre la pensée évangéliste et l’entreprise coloniale en Afrique, notamment à travers ce qu’ils appellent la « colonisation de la conscience » (à ce sujet, voir aussi Roberts 2012). Susan Harding (1991, 2000) s’est également penchée sur l’évangélisme pour saisir les pratiques politiques qu’il autorise aujourd’hui aux États-Unis. Plus récemment, Robert Hefner (2000) et Lara Deeb (2006) ont posé un regard critique sur des mouvements civiques qui puisent une part de leur inspiration dans les écrits islamiques. Ces travaux, tout comme ceux des premiers architectes de l’anthropologie politique, montrent que les autorités, institutions et pratiques religieuses façonnent le devenir politique de nombreuses sociétés. Ce numéro thématique d’Anthropologie et Sociétés puise dans cette longue et riche tradition. Les auteurs qu’il réunit se proposent cependant d’inverser la démarche qui a guidé la grande majorité des études sur le religieux en anthropologie politique jusqu’à présent. Sans nier que les traditions religieuses irriguent, dynamisent et très souvent orientent l’exercice du politique, ils s’efforcent également de comprendre le mouvement inverse : la manière dont le pouvoir politique structure, régule, gouverne le religieux. Ce n’est donc pas uniquement des « assises religieuses du pouvoir » dont il sera question ici, mais également des stratégies et dispositifs déployés par les institutions politiques (étatiques ou non étatiques) pour contenir, infléchir et parfois même réorganiser la pratique de ce qu’on appelle aujourd’hui « la religion ». Ce renversement de perspective n’est pas inédit. Il découle de profonds déplacements théoriques opérés au sein de la discipline ces dernières années. Inspirés par les travaux de Talal Asad (1993, 2003), entre autres, plusieurs anthropologues se refusent désormais à concevoir le religieux comme une catégorie universelle et transhistorique de l’expérience humaine. Asad a en effet montré que la notion de « religion » est une création moderne ; ce n’est qu’au …
Parties annexes
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