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Nomad’s land. Éleveurs, animaux et paysage chez les peuples mongols est tiré de la thèse de doctorat de l’auteure, Charlotte Marchina, maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales, qui a été présentée en 2015 à la même institution. S’intéressant au nomadisme d’élevage des peuples mongols, Marchina propose une étude comparative du pastoralisme des Bouriates d’Aga, en Sibérie du Sud, et des Halh de la province de l’Arhangai, en Mongolie. Se basant sur des terrains ethnographiques réalisés depuis 2008 auprès d’éleveurs des deux régions, l’auteure ajoute également des données cartographiques récoltées au moyen de balises GPS portées par les différents animaux constituant les troupeaux. Marchina propose d’aborder le pastoralisme mongol par la relation triadique entre homme, animal et environnement, qu’elle conçoit comme un système complexe composé par leurs interactions multiples. À ce titre, elle explique se situer dans la lignée des études des systèmes socioécologiques, et donc d’une attention au paradigme de l’adaptation et de la résilience. C’est à la réalité matérielle du pastoralisme mongol que s’intéresse l’auteure ainsi qu’à ses implications sociales et politiques, notamment dans ses interactions avec les différents pouvoirs étatiques.
Même si ces groupes ethniques sont apparentés linguistiquement et culturellement, le pastoralisme des Bouriates et celui des Halh divergent sur plusieurs aspects, notamment en raison de contextes écologiques, économiques et politiques différents. Au fil de l’ouvrage, Marchina s’intéresse à divers thèmes comme les pâturages, la surveillance des troupeaux, les espaces du campement, la place des chiens dans les pratiques pastorales, les races d’animaux d’élevage, etc. Cependant, le point le plus intéressant de Nomad’s land est sans aucun doute l’analyse de la notion de « nutag ». Cette notion renvoie au lieu où l’on vit, que ce soit le pays, la province, le district ou même le campement, mais également au réseau de relations — de parenté, de voisinage, avec les esprits-maîtres, etc. — impliqué par le lieu en question (p. 77-78). Selon Marchina, le nutag exerce une force d’attraction sur les animaux, qui se répercute par une propension — variable d’une espèce à l’autre — à revenir au lieu d’origine. Les différents nutag se dessinent ainsi « comme un réseau de centres d’attraction, mis en relation par les trajets effectués par les humains et les animaux » (p. 88). La capacité des animaux à se déplacer de façon autonome dans ce réseau de points d’attraction est d’ailleurs utilisée par les éleveurs comme critère pour évaluer l’intelligence d’une espèce.
Du point de vue comparatif, les principales conclusions de Marchina sont que le pastoralisme mongol a une orientation domestique tandis que l’élevage bouriate repose sur la marchandisation et le salariat. Le corollaire de cette situation est que les « éleveurs mongols prônent une propriété publique […] de la terre pour maintenir une flexibilité, tandis que les Bouriates se voient contraints de devenir propriétaires de leurs terres » (p. 202). Du côté mongol, le nomadisme est toujours d’actualité, assurant une flexibilité permettant de s’adapter aux distorsions climatiques, et s’inscrit également dans une stratégie d’affirmation nationale. Du côté russe, le nomadisme est de moins en moins actuel en raison de la privatisation des terres et de l’émergence de pratiques agricoles. Si le nomadisme est toujours valorisé moralement et culturellement par les Bouriates, « ils n’aspirent pour autant pas à changer leur mode de vie d’éleveurs pour le rapprocher de celui des Mongols » (p. 203). De façon peut-être un peu prévisible en raison de l’accent mis sur le concept d’« adaptation », l’auteure conclut à la flexibilité des deux systèmes pastoraux, « malgré des forces globales qui pourraient l’ébranler, et qui se font toutefois de plus en plus puissantes » (p. 204).
Nomad’s land se termine de manière abrupte en rappelant le choc des ontologies, dans les termes formulés par Philippe Descola. Marchina explique qu’à l’ère de l’anthropocène, la division occidentale entre nature et culture est de plus en plus remise en question et que l’exemple du pastoralisme mongol donne « l’occasion de réfléchir aux relations que nous-mêmes voulons entretenir aujourd’hui avec notre environnement » (p. 206). Cette fin précipitée — qui s’articule mal avec l’argumentation déployée au long de l’ouvrage — nous amène à soulever l’une des faiblesses du livre, soit son manque d’ancrage théorique. En effet, bien que Nomad’s land représente sans aucun doute une contribution majeure à l’étude du nomadisme mongol, sa portée au sein de la discipline anthropologique semble limitée. D’autre part, si les cartes réalisées à partir des balises GPS agrémentent très bien l’ouvrage et ajoutent à sa facture visuelle — comme les nombreuses photographies qui aident à immerger le lecteur dans les descriptions de l’auteure —, on sent que ces données n’ont pas été exploitées à leur juste valeur.
Nomad’s land est écrit dans une prose claire et accessible. Bien qu’il ait été rédigé dans un contexte universitaire, l’ouvrage est d’intérêt pour toute personne intéressée par la réalité contemporaine des peuples mongols ou, plus largement, par le nomadisme et le pastoralisme. L’accessibilité de l’ouvrage s’inscrit d’ailleurs dans la ligne éditoriale de la maison d’édition Zones sensibles, qui cherche à faire circuler les travaux en sciences humaines en dehors de leur lectorat traditionnel. En somme, si les données récoltées par la chercheure sont détaillées et bien présentées, le lecteur restera sur sa faim quant aux conclusions théoriques de l’ouvrage, qui ne semblent pas être à la hauteur du matériel présenté.